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27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 07:59
Au rivage de soi.

« Endormie sur papier ».

Œuvre : Laure Carré.

Ça bouge, ça respire, ça flotte au loin et nous n’en percevons rien ou seulement une brume qui dérive au-delà des formes visibles. On est lové dans son corps, à l’étroit sur sa couche hauturière et l’on ne sent rien du monde. Sauf cette rumeur sourde, sauf ce grondement venu du socle de la Terre, qui nous traverse et nous laisse démunis, les yeux fixant le vide. Nos mains s’essaient à saisir quelque chose, peut-être un reste de rêve, l’éclisse de l’imaginaire, l’image que nous avions enfouie dans l’alcôve de notre esprit. Mais quel est donc l’acide qui est venu en ronger l’ossature pour ne laisser que d’étiques membranes, des arêtes comme celles des poissons, une résille semblable aux feuilles d’automne que l’ombre gagnerait afin de la faire sienne ? Il y a si peu de significations dont nous puissions faire notre spectacle, amassés comme des poulpes au fond de leur tanière, les yeux gonflés de convoitise sur ce qui, au hasard, voudrait bien se présenter, un reste d’histoire ancienne, l’illustration d’un conte, les mailles rassurantes d’une fable. Le problème : être au fond de sa propre geôle, le savoir, s’y réduire à la taille de l’infime mollusque et replier ses tentacules sur le rien et l’inapparent. Car nulle nervure qui se laisserait deviner, nulle forme qui déplierait ses rémiges, seulement l’espace vacant de l’incompréhension, la pliure infinie du doute. Alors on fait de son corps le lieu d’une souffrance et l’on demeure en soi avec cette seule certitude : exister c’est se résoudre à devenir un point parmi les confluences mondaines et se disposer à ne même plus s’apercevoir, ni dans les yeux de l’autre, ni sur l’envers de quelque miroir qui nous renverrait notre image inversée, cet invisible qui nous cloue sur une planche de liège, que jamais nous n’apercevons, bien qu’en sentant les effluves mortels. Alors nous demeurons dans notre guenille de peau et longeons les coursives dans l’attitude d’une lassitude extrême.

Loin, là-bas, au-delà des flots que le noir reconduit au néant, se laissent deviner les grappes humaines, leur sombre densité, leur longue dérive dans la nuit qui, bientôt basculera, ouvrira l’avenue du jour. Les essaims d’hommes et de femmes feront leur chant monotone. Certains regagneront leurs ruches pour y copuler, poursuivre la longue marche de la génération. D’autres poursuivront la folie de leur ivresse, accrochés, pareils à des résilles de chauve-souris, aux bastingages des bars où vivent des cohortes de paumés aux mains jaunies de nicotine, aux yeux bouffis de sommeil, aux sexes pléthoriques de n’avoir pas aimé depuis le début du monde. Il y aura comme des déflagrations passionnelles, des essais de compréhension, des manières de contacts qui ne seront jamais que l’écho de quelque répulsion qui aura retourné sa calotte et ne s’apercevront plus que les résilles visqueuses des viscères et les filaments d’une misère si évidente que nul ne pourra plus en prendre acte qu’à s’immoler soi-même à sa propre condition mortelle. Longue tragédie suintant par tous les pores du vivant, faisant ses milliers d’étalements, ses irisations lacustres, ses scintillements d’outre-horizon. Car les choses iront dans une telle mutité qu’il en sera de leur réalité comme du sillage des comètes, un feu de Bengale qui s’éteint et disparaît de la conscience des hommes. Pure perdition de ce qui aurait pu faire phénomène mais qui renonce à paraître, tellement l’abîme est profond qui veille toute pensée afin de la manduquer et l’engloutir au plus profond d’un métabolisme aussi mystérieux qu’immémorial.

L’espace est si étrange, le temps tellement focalisé à la lentille de l’instant que plus rien ne se perçoit que cette manière de rêve éveillé, de longue méditation presque absente d’elle-même. Une simple dérive, une navigation hasardeuse parmi les flux et reflux comme si devenir était cela, flotter entre deux eaux et tâcher de rassembler ses membres épars, le massif sombre de sa tête, le sarment de ses bras, les hachures de son dos, les points et les déliés de ses jambes, le triangle ombreux de son sexe, la cambrure révulsée de ses pieds, la perle éclatée de son ombilic. Ce qu’on fait, ceci : sur le radeau de son lit médusé, on assemble les fragments de son territoire de chair et de muscles, on tisse ses tapis d’aponévroses, on brode ses ligaments selon une vraisemblance d’Existant, de possibilité affirmant, en quelque sorte, sa puissance, avant que n’intervienne la fin du jeu, que l’Arbitre ne siffle la fin de la partie. Voici ce que l’on est. Une « Endormie sur papier » qui s’essaie à sa propre synthèse. Un éparpillement qui cherche à fixer sa quadrature, à s’arrimer à ses polarités ontologiques, à réaliser l’unité par laquelle elle sera au monde tout comme le monde la reconnaîtra comme l’une de ses parties. Oui, nous ne sommes que cette minuscule fourmi se débattant dans l’océan des prescriptions universelles sans en avoir une nette conscience. Nous flottons infiniment, nous faseyons au vent dans la nasse de notre peau qui est toujours trop grande et nous y sommes orphelins, sans attaches, ou toujours trop petite et nous sommes entravés dans le caparaçon trop ajusté de notre destin. Ou nous allons trop loin et l’espace nous reconduit à notre propre vacuité. Or nous demeurons en nous et le temps nous réduit à un battement qui n’est même plus perceptible. Car être, tout simplement, est la tâche la plus complexe qui soit puisque nous n’existons qu’au-dedans de nous, sans qu’aucune distance nous soit allouée pour que nous puissions apercevoir notre propre citadelle. Aussi nous errons constamment, allant de Charybde en Scylla, cherchant nos propres limites, essayant de trouver nos amers, d’apercevoir ces sémaphores que nous croyons se situer sur le récif de quelque côte rocheuse alors qu’ils demeurent en nous comme les feux de notre propre certitude. C’est ceci, je crois, que cherche à nous dire, en termes symboliques, en tracés aussi simples que doués d’efficience, en encres vives, en taches et pointillés, en découpures charnelles cette belle œuvre de Laure Carré qui, longtemps hantera nos consciences. On n’échappe pas aussi aisément à ses propres démons, surtout dès qu’ils nous mettent à l’épreuve et nous intiment l’ordre de nous y retrouver avec nos intimes contradictions. Ici est un chaos que nous essaierons de porter à la dignité d’un cosmos. Oui, nous sommes ceci qui oscille entre les deux et ne trouve sa résolution qu’à poser la question. Alors nous nous interrogeons !

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