« Dans les plis de l’atelier 13 ».
Photographie : Adèle Nègre.
Autour de la photographie.
Parfois certaines œuvres nous invitent à l’effleurement, au tutoiement de leur forme, à une approche distanciée seule à même de nous en dévoiler les intentions cachées. « Dans les plis de l’atelier 13 » est une photographie de cette nature qui ne se laissera saisir qu’à l’aune d’un détour. Car l’aborder frontalement conduirait tout simplement à une réduction de son essence, à savoir à prendre l’apparence pour ce que l’image veut dire d’elle, qui ne transparaît pas immédiatement dans la texture de sa surface. Il est nécessaire de sonder la rhétorique qui l’anime du dedans, de deviner la sémantique qui en est le subtil fleurissement. Son sujet, traité dans l’ineffable, dans l’à peine tremblement d’une réalité en train de se dissoudre implique un regard au second degré qui ira chercher ailleurs quelque clé de lecture explicative. Et cet ailleurs, il nous semble qu’il puisse se trouver dans le traitement d’un Magritte tel qu’évoqué dans « La grande famille » dont nous ne ferons nullement une description au plus près, tâchant seulement d’établir un rapport d’homologie formelle entre les deux œuvres, cherchant à dégager les lignes de force communes qui les sous-tendent.
« La grande famille ».
René Magritte.
Source : Pinterest.
Donc la figuration surréaliste. Tout en bas est la mer avec sa densité de mercure, ses vagues ourlées, laborieuses, qui disent la soudure au socle de la terre, la lourde matérialité, l’essai de naissance au monde, l’arrachement au tellurisme, aux énergies fondatrices. Les flots sont impénétrables, les flots sont immanents à leur propre parution et ne s’élèvent guère au-dessus de cette frange d’écume, de ces cicatrices qui labourent le derme aquatique. Comme si les eaux primordiales d’où tout provient, - les choses, les hommes et leurs espoirs vrillés à l’ombilic -, voulaient demeurer dans les limbes, connaître encore une manière de jouissance prénatale, un genre de satisfaction obtuse s’alimentant à sa propre genèse. Il est si doux pour le corps de demeurer dans sa gangue liquide, pour la conscience de se confier à ce bain lénifiant qui n’a encore rien décidé, gros de toutes les virtualités, plein de désirs bourgeonnants, d’essais de figuration qui feront leur bruit de gemme au cœur du domaine illisible. Être encore, l’espace d’un instant qu’on souhaite doué d’éternité, cette pliure au creux du monde, ce curieux hiéroglyphe, ce mystérieux signe abouché à une teinte sourde, immobile, pareille à l’enroulement d’une glaise dans la nuit primitive qui n’en finit pas de fomenter son aube prochaine, cette possibilité d’être ou de ne pas être, cette tentation de demeurer dans la lisière où tout s’abolit, ou rien ne se métamorphose encore.
Tout en haut le ciel , certes, mais un ciel lourd, un ciel d’orage, un azur d’encre qui menace, une barrière qui se dresse en plein espace disant aux hommes le domaine des dieux, l’interdiction pour les mortels de regarder ce qui est immortel, Ceci qui toise depuis la hauteur le peuple des fourmis et émet à leur égard l’injonction d’une presque disparition, tout au moins d’une humilité les reconduisant à l’antre obscur dont ils proviennent. Profil bas pour Ceux qui ne rêvaient que de hauteur, d’altitude, de vol hauturier au-dessus des contingences, de regard de rapace embrassant l’entièreté du domaine terrestre, de dépliement de rémiges disant l’empan de la liberté, la demeure d’une céleste volonté appliquant aux choses le sceau d’une royauté humaine. Seulement il faut consentir à moins d’ambition, il faut réduire la voilure, accepter cette zone intermédiaire entre une aliénation maritime et une aspiration éthérée qui serait à même d’ouvrir tous les horizons, de libérer toutes les énergies, d’octroyer toutes les puissances.
Notre demeure est un moyen terme, une zone de nidification dans laquelle, tel l’oiseau de Magritte, nous sustentons dans l’air, battant faiblement des ailes, à mi-distance de deux impossibles, ne pas naître et naître au-delà de ce que nous sommes et vouloir l’absolu comme perchoir où demeurer l’éternité entière. Notre espace anthropologique est l’espace du milieu, cette subtile décroissance, ce beau dégradé qui, partant du clair horizon s’élève jusqu’à la limite de la vision, là où vibre l’éclair de la transcendance. Le battement d’ailes est la métaphore hautement visible, pour qui s’entraîne à l’apercevoir, de la création s’accomplissant, laquelle emprunte à la matière d’en bas son coefficient de réalité, ses densités réifiées afin que sublimées au contact de l’univers d’en haut (qui se nomme indifféremment esprit, intellect, concept, âme), l’art puisse avoir lieu qui n’est jamais que l’opération de leur quintessence, le résultat de leur tension.
Du sein de la photographie.
Un identique voyage est à accomplir du bas de l’image vers le haut. En bas est le sol, le socle de terre sur lequel nous prenons appui de manière à progresser parmi les ornières mondaines. Sol de terre et de poussière qui vit de sa vie têtue, obstinée à ne rien proférer, à ne rien proposer d’autre que son étendue monotone parcourue du murmure du limon, du glissement des couches souterraines, destin de grotte scellée sur sa propre nuit, avenir simplement morphologique, muette tectonique des plaques, lourdeur amplement géologique. Ecouter son chant monotone, son bruit de râpe immémoriale n’apporte rien de plus qu’une fermeture de l’être sur sa propre déshérence, son occlusion, sa mutité si confondante qu’elle pourrait conduire dans la geôle d’une folie. Rien ne sort de terre qu’on n’y ait semé. Geste inaugural du Semeur qui initie une genèse.
Ce geste (qui est en même temps une geste, le début d’une fable humaine), c’est celui du saut qu’accomplit l’Artiste en direction de sa création. Car s’arracher aux basques du réel, abandonner ce cadre qui gît à terre, se divertir de soi, quitter le pieu de l’ego par lequel nous sommes rivés aux fers de la quotidienneté, c’est déjà se porter plus loin que son exister et entamer le processus de l’art. L’art n’est rien d’autre que cette impulsion ascensionnelle qui nous arrache à la pesanteur et nous livre dans cet espace intermédiaire, lieu de tous les possibles pour qui sait les expérimenter, les faire se lever du moutonnement des habitudes, les libérer des conformismes sociaux, allumer la flamme que toute chose recèle en soi à seulement être convoquée par un regard adéquat. L’art est curiosité, défloration du réel, ouverture d’une corolle dans la vertu même de son dépliement, grâce qui l’habite de toute éternité, qui n’attend que l’instant propice à son surgissement, ce kairos des anciens Grecs qui dit si bien la rencontre affinitaire d’une conscience et de ce qui la provoque à être. A se tenir ainsi hors de soi, à flotter dans cette zone médiatrice, on crée les conditions mêmes d’un déploiement. Car toute chose pour arriver à son essence a besoin de liberté, d’horizon ouvert, de paysage débouchant sinon sur un infini, du moins ne demeurant pas dans l’orbe d’un indépassable fini dont rien n’est à attendre que ce que l’on peut espérer d’une limite, d’une frontière, d’une impasse close entre ses murs étroits.
Belle cette impression d’irréalité, ce subtil flottement, cette irisation de la couleur, ce tremblement du jour qui nous dit la réserve d’invisibilité de toute chose, faille dans laquelle nous n’avons de cesse de nous engouffrer, de nous égailler tels des enfants éblouis par une lanterne magique, qui poussent de leurs doigts impatients le carrousel des images, la farandole de la joie. Oui, de la joie car il y a véritable épanouissement, dilatation de l’esprit, agrandissement de la vision de ce qui paraît et s’adresse à nous comme promesse de savoir et de préhension de ce métabolisme fou qui gire à l’aune de son singulier étonnement. L’art est une ivresse ou bien il n’est pas. Et nul besoin d’un peyotl, d’une mescaline, d’un opium afin que s’ouvrent les arcanes, que se déflorent les mystères, que se déversent dans nos yeux agrandis les millions de phosphènes lumineux tels le pinceau d’un phare dans la suie nocturne. Les jambes sont une chorégraphie venue nous dire la nécessité d’un saut, l’entame d’un voyage qui n’aura de fin qu’à quitter l’image, à renoncer à son incantation. Et l’aurions-nous laissée à sa surface de papier qu’encore son rayonnement nous atteindrait au plein de l’imaginaire, au creux de notre sensibilité aiguillonnée à vif. Car jamais l’on ne renonce à la beauté sinon à produire la thèse de son impossibilité, à en faire un objet, une contingence ordinaire, un phénomène purement passager disparaissant à même son apparition.
Un autre cadre, vertical, à mi-distance de ce qui n’existe pas encore, de ce qui se révélera plus tard dans l’espace d’une création, est là pour nous dire l’attache terrestre dont s’abstraire, cependant à ne pas oublier (nous sommes des êtres de chair), le regard à faire s’élever en direction de ce qu’il faut bien nommer une spiritualité, fût-elle profane, fût-elle soudée au plus près des phénomènes, découvrir enfin cette figuration humaine en surimpression, cette temporalité en acte, opérer cette diversion du regard au travers de laquelle convoquer une diaphanéité, une transparence, une résille dont nous ferons notre mode d’approche de l’œuvre. Jamais le réel n’est mieux appréhendé que dans ce tremblement de la vision qui ne le distrait de nos yeux que pour rendre visible ce qui s’y imprime dans l’ineffable. Car nous sommes aussi de cette nature, d’une invisibilité, c’est en ceci que l’art nous bouleverse et nous reconduit au plus près de notre être, là tout contre le bruissement de la source.
Tout là-haut, à la limite physique de l’œuvre, c’est comme un délitement subtil de l’humain, la perte de la figuration dans un effacement qui dit le domaine de l’irreprésentable, le lieu céleste dont nous parlions précédemment à propos de l’œuvre de Magritte, ce ciel qui se dissout à même son annonce. Car le support a nécessairement une fin que l’esprit prend en charge afin d’en faire son bien, de prolonger ce qui a été initié par le geste créateur, qui poursuit son chemin hors-champ, tout comme sur un écran blanc, vide d’image, s’imprime la voix off qui se retire pour mieux mourir, laisser place au seul travail du ressenti, à la seule empreinte de la sensation après que les stimuli originels l’ont désertée. Car vient toujours l’instant du retrait, du rideau que l’on tire, des projecteurs que l’on éteint, du silence qui s’installe sur les sièges de velours. Alors, à la manière d’un deuil, commence le long travail de recueil en soi, la descente au plus profond de la parole qui vient d’être proférée, qui fait sa houle, son flux et son reflux identiques à cette mer par laquelle nous sommes entrés dans l’œuvre comme si nous devions assister à note propre naissance. La confrontation à la beauté est toujours de cet ordre : naître dans sa propre authenticité qui n’est que l’écho de celle de la proposition plastique. Dans « les plis de l’atelier » naissent les œuvres vraies.