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4 août 2016 4 04 /08 /août /2016 07:52
Ce regard qui nous interroge.

Lucie – Bronze.

Œuvre : François Dupuis.

De la tête, les yeux absents.

On est comme en orbite autour de la Terre et la grosse boule de métal frissonne dans le vide. Elle jette ses éclats, elle allume ses feux, elle réserve ses zones d’ombre. Elle se dissimule au regard dans l’ornière des vallées. Parfois sont des trous où glissent les racines blanches. Parfois des gorges profondes où se devine le Rien, la gueule ouverte du Néant.

On est comme en orbite autour du bronze. Le regard sonde la moindre éminence, devine les monticules, apprécie les failles, rebondit sur les zones de clarté, se perd, parfois, dans le tumulte de la glaise durcie, encore imaginativement vacante, qu’incisent et modèlent les doigts de l’artiste. On en devine encore le mouvement, on en en suppute le geste d’autorité qui décide de la forme et la maintient en équilibre tant le statut de l’œuvre est précaire en ce pétrissage qui semblerait jamais n’avoir de fin. Pourtant l’heure vient qui décide d’un contour et imprime dans la matière la fin d’une aventure. Le visage d’airain est là, figé dans une espèce d’éternité, sculpture qui nous fait face à la manière d’une figure antique toisant le temps depuis son irréfragable présence. Que rien ne saurait atteindre. Essence du métal qui défie le temps et s’installe dans la durée. Nul besoin d’en éprouver tactilement la dureté, ses copeaux de lumière, ses brillances de limaille, la pureté de son modelé disent son destin éternel, bien après que les hommes auront renoncé à voir et à comprendre. Cette tête, nous la regardons à la manière d’une concrétion terrestre, d’un minéral, peut-être d’une gemme inaccessible à notre esprit tellement sa résistance paraît disposée à s’affranchir de toute épreuve, fût-elle celle d’une corrosion à laquelle notre intellect pourrait la soumettre.

Pourtant quelque chose nous dérange, nous perturbe, sous quoi semble percer une fragilité, l’imminence d’une possible destruction. La faille est apparue, soudain, à la façon dont un éclair déchire la toile unie du ciel. Nous voici au bord d’un abîme dont l’ouverture est réalisée par les deux trous des yeux, genres d’orbites mortuaires ou, à tout le moins « d’inquiétantes étrangetés » dont notre conscience fait l’épreuve avec la douleur d’un déchirement. Ce que, il y a un instant encore, nous pensions éternel, se réduit à n’être plus qu’une simple hypothèse existentielle. Entre l’invincibilité métallique et le double percement oculaire se crée une insoutenable tension, s’élève un questionnement d’ordre métaphysique. Et si cette vision n’était que la révélation de notre propre finitude, l’image en creux de notre condition mortelle, le vide par lequel tirer sa révérence et s’absenter définitivement du monde, de soi ?

Mais si, au travers du motif du regard, se laisse aisément apercevoir la nature d’un questionnement philosophique (Voir Sartre et le regard aliénant d’autrui), ceci ne saurait évacuer la dimension également pertinente de cette thématique quant à l’évolution générale de l’esthétique. C’est du moins le contenu de la thèse qui va suivre, laquelle voudrait montrer comment le problème de la vision porte en soi les germes d’un bouleversement des perspectives qui ne sont autre que le passage du classicisme à la modernité et d’un changement radical des manières de représenter.

Histoire d’yeux.

Afin de rendre visible cette trace des yeux dans les œuvres d’art, nous nous référerons à Picasso, cette haute figure par laquelle voir, l’espace d’un destin, la métamorphose des formes à l’œuvre qui, toujours, témoignent non seulement des contenus picturaux qu’elles enferment mais font signe en direction d’une nouvelle manière de poser le monde devant soi. Et de l’amener au concept suivant des configurations préfigurant l’élaboration de paradigmes du savoir refondés. Bien entendu, cette réorientation des visées, si elle ne saurait se distinguer des phénomènes de mode, s’abstraire des diverses inclinations successives des écoles, en diverge cependant par la profondeur d’une tendance de fond s’extrayant du sol même des hasards et des contingences du quotidien. A l’évidence, dans toute figuration humaine, les yeux jouent un rôle si central qu’ils ne peuvent occuper, le plus souvent, que le point focal d’une toile, se situer au lieu de convergence de cela qui y fait sens. Yeux dépositaires de l’âme, braises émergentes de la conscience, lacs éthérés du romantisme, lumière d’une intellection dans un portrait de Baldassare Castiglione chez Raphaël, reflets de la pureté et de l’innocence dans « La jeune fille au turban » de Vermeeer, pupilles de l’inquiétude au travers d’un autoportrait de Van Gogh, agrandissement hiératique du regard du Christ tel que représenté par Rouault, sensualité mystérieuse émanant des yeux de Marylin Monroe traités par Andy Warhol.

Et la saisie de ce regard par le Voyeur est telle, la fascination si puissante que tout autre élément plastique pourrait être retiré de l’œuvre que celle-ci conserverait toute sa charge d’empathie ou de répulsion, de séduction, toute sa force interrogative. C’est cela le regard : la personne, son essence, la clarté par laquelle accéder à cet intérieur qui se dissimule et se dérobe. Jamais on ne peut fixer longtemps les yeux d’autrui sauf à tomber dans l’indécence, à succomber au trouble, à frôler un vertige sans fin. Un principe essentiel jamais ne se tutoie qu’au risque d’une perte : de celui qui en est la cause, de celui qui en est la conséquence. Longtemps l’on peut observer l’arc d’un front, la chute d’une joue, la fuite d’une hanche, le doux modelé des jambes, la discrétion de l’attache des chevilles car tout ceci est d’une autre nature, « périphérique », pourrait-on dire alors que les yeux sont l’origine, la source, le lieu de l’ineffable, l’interdit à ne pas franchir, le territoire secret que nimbe l’eau des larmes, que dissimule le brouillard de la vue. Quelque chose comme l’impossibilité d’une atteinte, un silence à ne pas décrypter, une parole à faire se dissoudre à même des lèvres muettes.

Le traitement par Picasso.

« Les yeux ne connaissent plus l’espace. Ils sont retournés à l’intérieur des orbites, et ils regardent vers le centre de la tête, la couleur de sang, la couleur noire qui ne connaît pas la vie ». Mydriase - JMG Le Clézio.

L’on n’étonnera personne, surtout pas les esthètes, si l’on énonce le truisme suivant : c’est à partir du Cubisme et des premiers essais autour des esquisses préalables aux Demoiselles d’Avignon que tout bascule, comme un regard qui, se retournant, sonderait l’intérieur de la tête pour y trouver de nouvelles façons de voir et de restituer cette vue sur la toile, la sculpture, la céramique, enfin tout support permettant de recevoir le message dont l’art détient le secret. Ce qu’énonce Le Clézio dans cette belle formule énigmatique faisant des orbites le réceptacle de la couleur de sang, la couleur noire qui ne connaît pas la vie, c’est rien de moins qu’une pure intellection dont le Cubisme se fera l’étendard. Oui, car cette esthétique ontologique, cette manière d’être et de se comporter, ne veut plus connaître de la vie que les projections sous l’espèce du concept, de représentations qu’au travers de rares objets agissant comme des icônes des temps modernes ( un crâne, une bougie, une bouteille, un verre, une guitare, une coupure de journal, une tête prismatique, des yeux vides semblant sonder leur propre étrangeté), rhétorique si simple qu’elle semble ramener à un degré zéro de l’énonciation la quête dont l’artiste se fait le héraut à l’aune d’un étonnant lexique comme s’il fallait retourner à une origine et recomposer le monde. (…) la couleur noire qui ne connaît pas la vie : Oui, car on vient d’abandonner la sensation, l’aire rassurante du sentiment, la nature lénifiante du romantisme, le songe impressionniste, le repère clair du symbolisme pour faire face à l’aridité du concept qui décline tout en analyses et synthèses et donne du monde cette image hautement abstraite où se reconnaissent à peine les personnes et les choses qui y figurent. Et cette impression de déréalisation, le traitement spécifique des yeux, cette émanation d’un primitivisme, cette exaltation d’une force brute non encore humanisée en renforce la puissance anxiogène, en accentue la démesure proprement hallucinatoire. Jusqu’ici les yeux servaient de repères, ils étaient les amers auxquels confier son errance. Voici qu’eux aussi s’absentent et reconduisent les hommes à leur tragique condition.

Si, depuis son entrée en peinture, Picasso les avait abordés, les yeux, à la façon somme toute classique de ses illustres prédécesseurs : voir le regard songeur de son Autoportrait mal coiffé de 1896 ; l’académisme dont témoignent les yeux de La Fillette aux pieds nus de la même époque ou bien la manière Velázquez du Portrait de Philippe IV en 1898, toutes les œuvres postérieures à 1906 dont le portrait de Gertrude Stein paraît être le point de départ, témoignent de ce bouleversement formel dont le regard focalise toutes les énergies. Ou bien l’aire visuelle devient sombre, impénétrable (Autoportrait de 1907), ou bien elle émerge à peine d’un masque inquiétant cerné d’ombres (Buste de femme. Etude pour les Demoiselles d’Avignon - 1907), ou bien encore les yeux des Musiciens aux masques de 1921 ne seront que des trous blancs anonymes et vides faisant plutôt signe vers un au-delà de la peinture comme signe prétendument inaccessible, à moins qu’il ne s’agisse de l’existence et de la difficulté à être ? A de rares exceptions près, ce thème du regard demeurera totalement énigmatique tout au long de l’œuvre, aussi bien dans l’étrangeté des yeux figurant sur deux plans différents (Jeune garçon à la langouste de 1941), dans la conflagration des regards comme s’ils venaient de deux modèles opposés alors qu’il s’agit d’un seul et même personnage (Buste de femme - 1943) et cette posture représentative sera itérative, trouvant certainement son point d’acmé dans cet insoutenable regard que l’artiste adresse au monde au travers de cette dernière toile encore retouchée la veille de sa mort, le 7 avril 1973, (Femme nue couchée et tête - Mai 1972) œuvre testamentaire par laquelle dire l’œuvre en même temps que l’impossibilité de l’artiste de s’y accomplir autrement que par sa propre disparition.

Les yeux de Picasso.

Qu’il s’agisse d’Autoportrait à la palette de 1906 ou bien de 1907 où déjà se devine la thématique novatrice des Demoiselles, ou bien encore des diverses déclinaisons photographiques où le Maître se met en scène, nul ne peut demeurer insensible à la qualité du regard. Ce regard noir, impénétrable, à l’aspect parfois presque vitreux, ce double lac d’obsidienne qui attire le monde à lui, ce mystère absolu du génie qui métamorphose chaque chose du réel en une décision esthétique. Ces yeux si ardemment noirs, si profondément passionnés sont les convertisseurs d’un univers qu’il s’agit de remodeler, de disposer vis-à-vis de sa conscience afin que celle-ci imprime son sceau singulier sur tout ce qui vient à l’encontre et ne doit, sous aucun prétexte, échapper au sort que, pour elle, on délibère, qui ne saurait avoir d’autre lieu d’émergence que dans la pensée de l’artiste. Le monde est à soi ou bien n’est pas. Regard-minotaure qui marque de son fer incandescent la peau de cela qui s’offre comme le subjectile sur lequel graver son empreinte à la manière d’une sève jaillissante, d’une efflorescence dont il est urgent de la communiquer à quiconque veut bien s’en emparer. Autre signe de la modernité et non des moindres, le règne de la toute puissante subjectivité est arrivé, l’auto-centration, la majesté de l’ego cartésien s’affirmant dans le célèbre « Je pense, donc je suis ». Et, si la pensée dévoile l’être, cette certitude de ne confier qu’à soi le soin de se penser et de penser le monde, cette affirmation est redoublée de la présence d’un JE souverain qui joue comme en miroir, qui se reflète en sa propre citadelle comme le ferait un écho sur la paroi d’une falaise. Les autres, les choses, le monde deviennent de simples planètes gravissant autour d’un moi dont le rayonnement paraît infini, doué de pouvoirs essentiels. Si la conscience antique était auprès du monde, confrontée à un cosmos universel, celle de l’homme moderne pointe en direction d’un cosmos personnel, individuel, en quête de lui-même. Le monde est en orbite autour de lui. Il en constitue la lointaine banlieue, le territoire presque inaperçu tellement la notion de Sujet éloigne dans l’ombre toute autre prétention à exister.

Abstraction faite des yeux.

Nombre d’œuvres modernes font l’économie de la représentation des yeux ou bien les traitent d’une manière si singulière qu’ils finissent par ne plus avoir, des attributs humains, que de lointaines résonances. Les représentations des figures féminines chez Willem de Kooning ne nous livrent que des personnages aux orbites vides, démesurées, dont on pourrait penser qu’elles constituent l’une des images inquiétantes de l’abîme. Dans son tableau Anxiété, Edvard Munch nous livre trois personnages au regard si absent qu’on croirait avoir affaire à des spectres venant d’outre-tombe, à des représentations fantastiques émergeant d’un étrange cauchemar. Dans son Autoportrait de 1912 Egon Schiele ne livre guère des yeux que ce violent contraste entre une sclérotique à la lumière de porcelaine et des pupilles si sombres qu’elles disparaissent dans le massif du front à la couleur de glaise. Autant dire que nous sommes éloignés d’une disposition ouverte sur l’extérieur, d’un déploiement du regard tel que proposé par la posture renaissante, ces yeux si limpides, hautement lisibles que nous propose du cardinal de Médicis un Andréa Mantegna, ou encore cette innocence, ce consentement à se dévoiler dont l’Autoportrait au manteau de fourrure d’un Albrecht Dürer nous fait l’offrande. Ici, bien plus que de choix esthétiques, il s’agit d’œuvres emblématiques qui engagent l’homme dans des catégories existentielles qui paraissent irréconciliables comme si le Cubisme, par le renversement des valeurs et des perspectives avait doté l’homme de moyens radicalement nouveaux de se connaître et de se représenter.

Ainsi, diffracter le regard comme dans le cubisme analytique, l’assombrir dans l’optique d’une vision expressionniste, le diluer dans une visée munchienne ou bien en décider l’absence dans le bronze de François Dupuis, toutes ces tentatives paraissent strictement équivalentes. Elles signent, tout simplement, l’abolition de règles classiques dont l’artiste s’affranchit de manière à disposer d’une nouvelle liberté, celle qui, au prétexte de la modernité, entraîne le sujet dans l’enceinte même de sa propre conscience, dans le bastion de son corps, cette construction si semblable à la monade leibnizienne dont il est convenu de dire qu’elle est dépourvue de portes et de fenêtres. Ces quelques considérations sur le regard dans la sphère artistique ne sauraient faire l’économie de cette visée si juste, si pertinente de Le Clézio dans Mydriase : « Voir c’est n’avoir plus d’yeux. On a brisé les écrans où s’allume et s’éteint l’univers. Puisqu’il n’y a pas de soleil, pas de lune, pas de nuit, il ne peut plus y avoir d’yeux ».

Abolissant le regard, la conscience contemporaine met le monde à distance comme s’il y avait deux univers séparés, celui du Sujet d’un côté, celui de l’Objet en un autre lieu. Etrange cécité tenant lieu de lucidité. On a volontairement supprimé de l’horizon de notre conscience tout ce qui n’était pas nous, tout ce qui ne figurait qu’à titre de probable anecdote, aussi bien les candélabres célestes auxquels nous dénions le droit d’influencer en quelque manière que ce soit notre destin unique. Être homme aujourd’hui devient synonyme d’une schizophrénie à endosser. Tout est séparé qui ne nous fait plus signe que d’un cosmos si étrange qu’il pourrait bien, un jour prochain, perdre sa raison, son ordonnancement donc et retourner au chaos originel. Peut-être ne sommes-nous que cela, une pure subjectivité se regardant à la mesure de sa propre intériorité ? Peut-être sommes-nous SEUL au monde, hallucinant tout ce qui n’est pas nous et nous visite à la manière d’un rêve éveillé ? Il y a si peu de certitude dans le simple fait de vivre ! Alors nous nous croyons en mesure de déserter ces yeux fertiles grâce auxquels le poète Eluard prétendait qu’on pouvait se connaître tout en connaissant l’autre. Mais, alors, qu’entend-on dans sa tête d’airain si ce n’est le bruit du monde dont nous percevons l’écho amplifié comme si, le posant à distance, il revenait vers nous avec la force des sources qui jamais ne tarissent. Est-ce au moins le murmure d’une parole que nous entendons ? Le début d’un langage ? Ce don essentiellement humain. Est-ce ceci ? Qui donc d’autre que nous peut nous en assurer ? Alors nous regardons cette énigmatique Lucie comme l’ancêtre qui nous a fait le don d’exister et nous fermons les yeux et nous demeurons en silence.

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