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15 septembre 2016 4 15 /09 /septembre /2016 08:10
Requiem pour une rose.

Requiem.

Œuvre : André Maynet.

Partout la sourde rumeur solaire.

Cela faisait des mois que ça durait. Hébétés, chauffés à blanc, membres dilatés, yeux hagards, les hommes ne percevaient nullement comment tout ceci pouvait s’arrêter. C’est ainsi, dès qu’un phénomène naturel dépasse les bornes, on ne sait plus très bien la dimension de sa posture humaine, on ne connaît plus guère ses limites, où l’on commence, où l’on finit. La chaleur dégringolait du ciel en nappes luxuriantes, rebondissait sur le sol de poussière, soulevait des nuées grises semées de feuilles, parcourues des stridulations des criquets, hersée de plaintes anonymes. Afin d’enrayer le mal, de mettre la suffocation à distance on se fût risqué à émettre un cri exorbitant dans le genre de celui de la toile d’Edvard Munch. Avec le visage cireux, les mains soudées aux tympans, la bouche excavée, les orbites vides. Avec des passants sidérés tout au fond de la passerelle de bois. Avec un tumulte rouge dans le ciel, des éclatements de lave, des geysers de bruits. On se fût risqué mais rien ne sortait des poitrines qu’un étrange glougloutis, une résille de sons indistincts, des borborygmes pareils aux éructations des nourrissons que flagellent les poitrines opulentes de leurs généreuses nourrices. Les sons faisaient des bulles multicolores qui montaient dans l’air à la manière de pathétiques nacelles puis explosaient dans un chuintement et retombaient sur la terre comme une pluie de résine. On ne sortait plus guère dans les gorges des villes que la canicule avait transformées en continents arides. On se fût imaginé dans quelque contrée de Bolivie, en route vers le lac Titicaca. Chemins tortueux de castine blanche, talus arides où s’accrochaient des résilles d’herbes brûlées, maisons en torchis coiffées d’un chaume clairsemé. En surimpression sur cette effroyable nudité, des escadrons de mouches, des troupeaux de chiens faméliques, des chats filiformes collés aux gouttières de zinc. Et les hommes ?, me direz-vous. Eh bien la belle frise anthropologique s’était amenuisée au fil du temps, avait rétrocédé en direction d’un état quasiment larvaire et il n’en demeurait plus que quelques haillons semblables à des drapeaux de prière. Sauf qu’il n’y avait pas de vent. Sauf qu’ils ne flottaient pas. Sauf qu’ils ne vivaient plus. La chaleur les avait broyés comme si un diable les avait précipités, tête la première, dans la gueule d’un flamboyant convertisseur. C’était une sorte de fin du monde à laquelle avaient succombé même les meutes hystériques des millénaristes et les troupeaux des sectes hallucinées. Il n’y avait plus un pouce carré sur Terre qui avait échappé au désastre, sauf …

Requiem pour une rose.

…sauf une nasse d’eau miraculeuse, une lentille liquide gonflée de l’intérieur qui regardait le ciel depuis l’espace secret de lèvres de rochers qui l’enserraient. Et, me croirez-vous, vous les incrédules, vous les demi-dieux qui toisez le firmament de la braise de vos yeux, au centre de cette oasis en plein désert, là dans la gorge liquidienne, parmi les confluences turquoises des flots apaisés, me croirez-vous si je vous fais le don d’une réalité quasi-incroyable ? La présence d’une fée aquatique portant le doux nom d’Eglantine. Mais affûtez donc vos yeux incrédules et plongez avec moi dans le plus grand des mystères qui se puisse imaginer. Voyez : cette eau bleu de nuit trouée de bulles irisées, ces flottements blancs pareils à une écume, à une comptine que chanteraient des nuées d’enfants invisibles, peut-être des angelots joufflus décochant en direction du monde les flèches innocentes de l’amour. Voyez : sur la dalle de calcaire blanc qui tapisse le fond, de subtils reflets, d’heureuses mouvances, de souples incantations, de curieux et naïfs linéaments disant le bonheur de vivre, ici, à l’abri de la rumeur des villes, au plein de la généreuse donation de l’onde. Un bonheur infini, la certitude d’être au monde avec la joie qui allume des étincelles dans les yeux des amants et donne aux artistes cette patine si semblable aux clairs-obscurs du génie de Leyde. C’est étonnant de passer si rapidement, sans transition, de la croûte de pain brûlée à cette lénifiante impression, à l’enveloppement d’un baume qui cautérise les plaies du corps, répare celles de l’âme. L’Aérienne est là qui flotte au centre d’un air gonflé d’harmonies, au milieu des caravanes des nuages et l’on croirait entendre le son léger d’une brise océane. Ses cheveux sont des lianes, des pliures arbustives qu’effleurent les grappes d’eau. Sa mince anatomie est l’image même de la fluidité, de la souplesse, fantaisie de la loutre qu’épouse l’élément comme l’une de ses possibles et flatteuses déclinaisons. Sur le fond, gisant à la manière d’une épave, une inutile chaise pliante dont Sirène n’aurait rien à faire sinon de la laisser sombrer dans la contingence et se morfondre dans un cruel abattement, tristesse infinie de qui a été délaissée.

Mais la rose…

…est là, comme un prolongement des mains, une exhalaison de Celle qui lui donne vie et lui prodigue ses soins. D’Eglantine à Rose le lien se fait si discret, si naturel qu’on ne sait vraiment qui est qui, l’origine et la fin, le signifiant et le signifié. Mais approchez vous, mais écoutez donc. C’est une manière d’incantation, de fable marine venue du plus loin d’une amphore antique où souffle le chant de l’aède, où l’on se rassemble pour écouter la fable merveilleuse qui s’en échappe. Oui, c’est bien cela, le murmure vient de très loin, il a franchi l’immense contrée des terres mythologiques, il s’est lissé, poli au contact des bouches qui, successivement, l’ont enfanté. On ne sait plus très bien où cela a pris source. De quoi cela s’inspire. De la légende, d’une religion, d’un rituel, d’une commémoration. Ici, sous la feuille de l’eau, le monde est si chimérique, la réalité si impalpable, brume se dissolvant à même sa levée, sa disparition blanche, son poudroiement à peine perceptible. Mais oui, c’est bien un Requiem qui se laisse entendre, un repos qui est demandé, un recueillement qui se fait jour.

Cependant, étrange Requiem que celui de la Rose, si discret en même temps que nécessaire, commis à évoquer des vies passées, à cerner des ombres de quelques clartés afin qu’en la mémoire brille une étincelle, s’allume la gerbe d’un feu de Bengale. La Rose est un emblème, la Rose est le signe par lequel se relier à ces Vivants qui furent l’espace d’une existence, qu’une effervescente brume solaire éparpilla dans les plis mystérieux d’une incompréhension définitive. Ils ne sont plus là qu’à titre de souvenirs et de les évoquer ressemble au tremblement des rémiges contre la lame du vent. Juste un tressaillement, juste une irisation au coin des yeux. Juste une goutte s’échappant de la porcelaine des sclérotiques. Une perle sur le duvet d’une joue. Une incision dans la pulpe des secondes. Cependant toute larme est proche d’un sourire, d’une émotion heureuse, du flamboiement d’un sentiment. La Rose a cette qualité qu’elle métamorphose le chagrin en joie, la tristesse en plénitude. De la commémoration la Rose fait un événement heureux tout comme chez les peuples simples qui tirent leur bonheur du contact avec la nature, près de la lourdeur de la roche, de la pureté du ruisseau, de la souplesse du rameau dans la fraîcheur de l’aube. Le Requiem de la Rose n’a de requiem que le nom. Ou bien alors c’est une pièce musicale digne de la sonate de Diabelli, de son moderato cantabile, des trilles d’allégresse, des cascades d’impertinence, des notes si enlevées qu’elles évoquent cela qui fut vivant, aima, se passionna, enfanta, créa des œuvres d’art, festoya et emplit ses souvenirs du souffle prodigieux d’être au monde.

Pour un requiem festif.

Ce que veut Eglantine depuis la faille d’eau où elle demeure : une musique de cristal, de cristal qui songe, le souffle limpide de la flûte, le timbre plein de rondeur et de chaleur du hautbois, le son délicat ou éclatant du clavecin, ses trilles, ses diapreries, ses modulations si harmonieuses, ce prélude à la beauté du bien tempéré (le bien nommé) du prodigieux Jean- Sébastien Bach. Qui l’a écouté un jour en demeure marqué pour la vie. Ce qu’Eglantine veut, depuis son refuge maritime, une manière d’hymne à la joie qui renverse l’ordre du monde, qui fasse de tout requiem le lieu d’une pure félicité. Qui, au lieu de constituer cette lourde et pompeuse cérémonie du souvenir fêtant certes les défunts, ce kaddish des endeuillés pour les Juifs, cette messe aux odeurs d’encens et de cierges blancs pour les croyants de toutes religions, inverse le sens des choses et ramène à l’existence ceux qui l’ont quittée. Symboliquement s’entend, sinon ce serait retourner aux croyances ancestrales, faire droit au mystère de la résurrection, succomber au dogme, renier cette liberté de penser par laquelle l’homme est grand, foulant toutes les terres à la fois, parcourant tous les temps y compris celui d’avant le temps. Le Requiem de la Rose, c’est ceci : chanter à mi-voix, être Sirène, être femme aussi, réelle et mystérieuse, habiller ses yeux de verres, de verres qui grossissent afin que du prodige rien n’échappe. Au-dessus de la vitre d’eau le paysage est encore une dalle de bitume noir, un enchevêtrement de souches brûlées, de maisons pareilles à des monticules de boue séchée coiffées d’un chaume court, décimé par la fournaise. Être Eglantine, ceci : détacher lentement chaque pétale, le regarder faire sa lente ascension en direction de la lumière. Puis en détacher un nouveau et ainsi de suite jusqu’à épuisement des minces pellicules écarlates. Bientôt les doigts n’étreindront plus qu’une tige courte, semée d’épines.

Un air d’éternité.

Au-dessus de l’eau, ceci : les montagnes allument leurs crêtes violettes à contre-jour du ciel ; le rideau des arbres s’agite doucement le long de la fuite oblique de la rivière ; les nuages dessinent leur empreinte d’écume que pousse un vent léger ; les oiseaux au plumage blanc décrivent de grands cercles sur l’azur étonné ; des bulles grises se lèvent au sommet des vagues ; la mer est une laque polie qui renvoie la clarté ; des femmes sont allongées sur le sable, lunettes sur les yeux ; des hommes s’amusent à franchir la barre du jusant ; des enfants rieurs bâtissent des citadelles avec des tours et des pont-levis ; au loin la ville et sa rumeur, la ville et ses oscillations, la ville et ses battements sourds si semblables à ceux d’un cœur immense dont on ne sait ni la taille, ni le lieu ni la destination car le terme est toujours une inconnue. Requiem de la Rose : Requiem de la Joie. Hymne à peine perceptible, demande discrète, supplication quasi muette mais ô combien fondée dans l’âme, qui veut insuffler à ses disparus le sourire de l’éternité. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui-ci : se savoir mortel, infiniment et jouer à ne l’être pas au moins le temps du jeu ! Le temps d’un jeu. Nous sommes des pétales qu’une rose assemble l’instant d’une parution. D’une parution. Puis…

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