Visage.
Œuvre : François Dupuis.
D’abord il n’y a rien.
D’abord il n’y a rien. Il y a la nuit seulement et nulle autre présence. C’est de cette illisibilité native dont il faut partir et progresser sommation après sommation afin de faire émerger ce qui, de la peinture, doit devenir visible. Comme on le ferait des eaux d’une sombre lagune dont se hisserait, petit à petit, l’éternelle Cité flottant sur le dôme liquide. C’est toujours de leur propre fond que les choses apparaissent. Un socle est présent sur lequel le sens dépose ses ineffables nervures. Jamais de lecture simple, immédiate du réel. Ce dernier est seulement une levée s’actualisant au feu de notre imaginaire, une invitation aux subtiles associations des sèmes symboliques qui nous traversent sous la ligne de flottaison de la conscience. Ce qui nous fait face se soustrait toujours au surgissement d’une donation directe qui, dans sa promptitude même, annulerait son mystère et nous reconduirait à la vision d’un objet privé de ses fondements. Chaque touche appliquée par l’Artiste est un peu de sa propre chair qui se fait jour à même la trame du subjectile. Elle est son lexique existentiel, sa forme singulière selon laquelle sa rhétorique se sépare de lui pour nous rejoindre, nous les Voyeurs, qui n’avons nullement à faire effraction dans l’œuvre, à la brusquer, mais à en prendre acte comme d’une chose essentielle, vivante, un souffle, une palpitation, un frisson courant sur la toile de la peau. Celle, externe toujours préhensible, visible, mais aussi, mais surtout celle interne, impalpable, cette âme qui brûle en secret de connaître, de se faire connaître. Or qu’y a-t-il de plus précieux que l’œuvre d’art pour nous inviter à cette subtile liaison ? La peinture comme médiation entre une conscience unique et la pluralité d’autres qui s’appliqueront à regarder. Oui, à un REGARDER Majuscule, qui s’efforce, au travers de la texture opaque du réel, de repérer quelques fils de trame qui en révéleront le sublime ordonnancement.
Glisser sous la lame d’un glacis.
Nous disions partir du fond. Partir du noir, de l’ombre et remonter vers la lumière, donc vers la compréhension. Rideau infiniment nocturne duquel émerge une forme. Un ovale d’abord, pareil au dessin de l’ellipse d’une comète. Cheveux fondus dans le substrat qui les a fait naître. Subtile indistinction qui ourle de secret cet indicible de l’essence humaine. Se révélerait-il, cet indicible, et l’on aurait, devant soi, l’exister et l’immanence dont il est affecté, lesté à la manière d’une irréversible destinée. Et l’on aurait n’importe quelle manifestation d’une contingence déroulant ses confondants anneaux. Peut-être une simple broussaille à l’orée d’un champ, la découpe d’un nuage sur un ciel d’orage, un bouquet d’algues flottant entre deux eaux dans la confusion. Nous n’aurions nullement cette coiffe abritant les traits d’une présence humaine. Alors il faut noyer les choses dans la matière qui les fait être, les situer aux limites, aux franges, aux lisières, estomper, glisser sous la lame illisible d’un glacis, lisser la pâte jusqu’à l’extrême pointe de sa diffusion, de son inapparence. Visage se disant à même sa fuite, son retrait, son voilement. Le visage est toujours empreinte de l’âme se montrant sous la pellicule de peau. Pour cette raison il lui faut cette réserve, cette presque dissimilation, ce voile qui l’amène au jour dans une manière d’aube ou bien de crépuscule. Les lumières zénithales sont trop tranchantes, scalpels entaillant le territoire d’un secret toujours préférable au discours disert, à la faconde volubile qui ne s’accorde qu’à la comédie, à son burlesque, à ses facéties.
Esthétique de l’effacement.
Ici, en mode discret, se dit la constante tragédie dont le visage est le plus visible sémaphore. Succession de joies et de peines qui ne sont que les harmoniques d’une finitude annoncée puisqu’il en est ainsi de la condition humaine, mortelle en priorité. D’un bonheur l’on n’est jamais sûr. D’un malheur l’on craint toujours la lame damoclétienne. De la mort nous connaissons la cruelle vérité qui toujours affleure tel l’incompréhensible qu’elle est. Pour cette raison l’épiphanie d’un visage, dans sa profondeur, est porteuse de cette lourde et angoissante sémantique. De cette ombre qui étend ses ramures sur la plaine des joues et cerne le front d’étranges lueurs. Tracer un portrait qui envisage (au sens strict de mettre en visage) la réalité de notre devenir ne saurait s’actualiser qu’au regard d’une esthétique de la disparition, de l’effacement, de la plongée dans des eaux abyssales. Figuration humaine dans la plus exacte densité qui soit : esquisse d’une palme refermant ses rémiges à la façon d’un envol amorçant son point de chute. Nulle négativité dans une telle représentation. Nul pessimisme qui tutoierait quelque désir de faire apparaître les noirceurs de l’existence. Simplement la venue au jour d’une image qui fait sens à concevoir un espace métaphysique et non seulement le confort rassurant de la quotidienneté. Peindre le visage n’est pas seulement en livrer ses qualités formelles, fussent-elles remarquables. C’est franchir le pas en direction du Rubicon, c’est dépouiller les certitudes de vivre et les ramener à de plus justes proportions. C’est oser fouiller le sol à la recherche de vestiges archéologiques. Souvent sont des tessons épars, plus rarement la belle poterie avec ses formes généreuses, la plénitude de ses couleurs, le chiffre de la joie dont elle est supposée être le contenant.
Visage insulaire.
Donc un ovale émergeant d’un fond. Donc une chevelure absente. Les sourcils sont deux arcs charbonneux qui, avec l’arête du nez, la joue droite ombrée, le cou en partie dissimulé jouent en mode de réserve la partition d’une possible fuite. A moins qu’il ne s’agisse d’une présence non encore venue à sa totale profération. Tout est dans le blanc cerné de cendres, tout est crépusculaire qui annonce la nuit proche, sans doute le chant des étoiles, les songes gris, le marécage de l’inconscient où grouille l’indistinct pareil à une lourde menace. La bouche, ce monticule d’un rubescent désir, cette porte où brillent les mots du langage, voici qu’elle ne se livre que dans sa forme atténuée, ce rouge éteint qui semble annoncer la survenue d’un éternel silence. Visage éminemment insulaire flottant sur les eaux noires de l’incertitude.
Visage étonnamment lumineux, éclairé de l’intérieur, pareil à un photophore, ce porte-lumière qui voudrait dire le luxe intérieur, la richesse confrontée au dénuement du dehors, à son agitation perpétuelle, à son inévitable légèreté. Et les yeux sans éclat, sans la moindre lunule, sans la plus petite faille ouverte vers le dedans, sans le crépitement de l’étincelle qui dirait la proximité de l’âme dont ces yeux, précisément, sont censés ouvrir la fenêtre. Non, tout est en réserve, tout est lexique retourné vers le massif de chair, tout est reflux en direction des plis de la conscience, des circonvolutions de l’esprit. Echappée soudaine d’une lueur vers le bas du corps comme pour dire son luxe, son incroyable présence, le lieu de la pure joie dont il peut être le centre d’irradiation. Mais, aussitôt découvert, voici la chemise sombre qui en referme la scène, sorte de praticable où le jeu du monde ne peut avoir lieu que dans l’occlusion, l’esquive, la mutité. Un spectacle prend fin qui nous arrache à nous-mêmes car, l’intervalle d’une vision, ni l’espace, ni le temps n’auront fait leur incessant bourdonnement, leur tumulte d’enfants agités dans quelque cour de récréation. Ceci signant, à l’évidence, la qualité d’une œuvre belle.
D’énigmatiques visages.
Cette peinture, si elle mérite amplement notre attention, nous qui la regardons avec fascination, ne saurait trouver son complet achèvement qu’à être envisagée dans l’absolu d’une chambre noire, sans clarté aucune, à la manière d’un processus uniquement symbolique. Bien évidemment nul ne la verrait, ni le dormeur occupé à rêver, ni les possibles Voyeurs que nous sommes. Cependant nul doute que son rayonnement discret ferait sa tache subtile quelque part sur l’anonymat d’un mur. Peut-être même son Modèle nous apercevrait-il, nous les Curieux, penchés sur un mystère qui nous interroge ? Ne s’est-on jamais posé la question de savoir ce que deviennent ces étranges personnages de pigments lumineux et d’ombres denses dans le calme d’un Musée lorsque celui-ci, vidé de ses Visiteurs, sommeille pour la nuit ? Peut-être alors y a-t-il d’étranges présences qui flottent entre ses murs blancs, d’énigmatiques visages qui consentent à livrer quelques unes de leurs esquisses ? Peut-être ! Ceci, cette vision hallucinée d’un monde absent comme un signe avant-coureur d’un univers sans forme, sans contenu. Mais aussi le rêve illimité qu’il est permis de poursuivre lorsque, confrontés à l’art questionnant, nous ne pouvons nous soustraire à son pouvoir étrange de séduction, d’illumination. Il suffit, une fois, une seule, d’avoir croisé l’un de ces regards aux pouvoirs illimités, en avoir éprouvé l’ivresse, rencontré le visage au détour d’une salle blanche emplie de la douce coulée du jour pour porter au-dedans de soi les stigmates de la beauté. Jamais douloureux. Epreuve seulement d’être dans le monde aux magiques confluences. Nous sommes prêts à recevoir. Oui, à recevoir avec la piété nécessaire. Car toute œuvre en son destin est d’essence religieuse. A savoir elle nous relie à ce qui est notre manque, l’altérité, sans laquelle nous ne serions même pas présents à nous-mêmes. Regardons jusqu’à l’épuisement de l’être de l’oeuvre. Là seulement est l’accomplissement d’un chemin.