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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 08:39
Surgis du néant.

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

L’angoissante opacité.

 

   Ce qu’il faut imaginer, ceci : c’est hors du temps, hors de l’espace, donc privé de réalité. Du moins pour nous humains qui, placés face à cette image, n’avons d’autre ressource que d’essayer d’en comprendre l’énigme, d’en traverser l’angoissante opacité. Certes angoissante, certes opacité puisque tout ce qui s’élève et résiste au saisissement que nous voulons en réaliser nous annule, d’une certaine manière, et nous rend illisibles à nous-mêmes. Ne pas comprendre l’altérité, c’est ne pas surgir soi-même dans sa propre histoire, c’est demeurer au seuil d’une rhétorique qui balbutie et fait du surplace. C’est notre point fixe, la marche dans nos propres traces, la réitération d’une question qui gire sans qu’aucune orbite ne puisse en écrire le destin. L’image est prise dans sa résine muette. Non seulement elle ne profère rien mais elle nous provoque, nous met en demeure de traverser notre gangue de peau, de nous disposer à être touchés, sinon par ses significations profondes, au moins par l’effleurement de sa surface. Seulement se laisser approcher par l’ordre esthétique et y trouver cette singulière beauté qui tient à son originalité, à son caractère exact, à son intrinsèque vérité. Nous sentons bien qu’une vérité est là qui bourgeonne et fait sa juste vibration. Nous en éprouvons la douloureuse joie tout contre la lame aiguisée de notre conscience.

 

Faire naître l’image.

 

   L’une des façons de s’approcher des intimes valeurs de l’image, c’est de ramener cette dernière, l’image à quelque chose comme son origine, savoir l’abstraire des catégories habituelles de l’entendement qui se déclinent sous les formes d’un lieu et d’un temps d’apparition. Donc biffer toute localité. Donc exclure toute présence. Donc faire naître la vision devant nos yeux, pareille à une pierre philosophale qui sortirait des cornues de quelque alchimiste. Tout est noir à l’horizon du monde. Humains en attente d’être, mais déjà préconscients, déjà préoccupés de cela qui va se passer et les entraîner à sa suite dans le grand jeu de l’exister. On est seuls, quelque part dans les limbes et les yeux sont seulement deux minces fentes au travers desquelles les pupilles s’exercent à voir. VOIR, cet inestimable don qui donne forme et contenu aux choses et nous les attribue comme les propres prolongements avec lesquels nous aurons affaire afin de ne nullement retomber dans l’abîme. Car l’on ne se sentira réellement concernés par le spectacle visuel, la grande parade, que si nous en devenons les protagonistes, si nous nous vêtons d’habits chamarrés et participons à la longue procession du vivant, du bariolé, si nous nous accordons aux hoquets des clignotements, aux brèves gesticulations des sémaphores qui, en tous sens, diffusent leurs signaux codés. Car, même depuis le retrait dans lequel on est, au fond des coulisses, la scène apparaît avec ses bruits et ses mouvements, ses changements de décors, ses projecteurs flamboyants qui laissent dans l’ombre tous ceux qui, encore dans le rêve et la torpeur, ne sont pas venus à la signification de l’être.

 

Ombre et lumière.

 

   Soudain ciel noir, terre blanche qui jouent la partition alternée de l’ombre et de la lumière. Tout là-haut est un goudron épais (on en sentirait presque l’entêtante odeur), tout là haut est le domaine de la nuit obscure, primitive, inatteignable, sauf avec les pouvoirs dissolvants de l’imaginaire. Meute dense d’incompréhension qui semblerait venir du plus lointain du cosmos où les étoiles, prises dans le givre de l’obscur, ne brillent même plus, leurs rayons poncés par l’intense froid sidéral. Rien n’existe vraiment, pas même les pensées et l’univers semble cette errance infinie aux confins de l’absurde. Imaginez donc cette nuit sans limites, cette occlusion, cet esseulement que rien ne viendrait distraire sauf, peut-être, l’éclatement d’une géante rouge au plein de l’étrange magma qui, soudain, rougeoierait en son centre, si près d’une déflagration, donc d’un possible non-sens. Puis plus rien ne ferait signe qu’un assourdissant silence.

 

Arbres, formes de passage.

 

   En bas, pareil à un champ de neige, une manière de généreuse savane qui ondule dans le flou, atteinte d’une telle plénitude qu’elle semblerait s’élever, envahir la totalité de l’espace disponible, régner sur le paysage avec une évidente majesté. Il y a alors tension de la photographie, affrontement de ses énergies, collisions de ses puissances. Or elle ne gagne son point d’équilibre qu’à instaurer sur la ligne de jonction de ses deux valeurs fortement antagonistes les immenses corolles des arbres. Elles sont une médiation, une forme de passage, un échange entre cette immense solitude noire privée de parole et cette présence blanche dont le langage déferle sur les choses afin qu’elles aient lieu et temps. Donc ces arbres situés au parfait ajointement d’un silence et d’une parole sont en réserve du dire en sa multiple splendeur. Ils sont une méditation. Ils sont une attente. Leur faîte dans le mutisme qui tutoie encore la probable origine, cette ombre d’où tout peut surgir avant que la clarté ne dissipe le doute, n’installe les premières prémices du sens. Car, au-delà de cette hypothétique réalité, tout est dans la nullité essentielle de ce qui se réserve et ne se dévoile jamais. Qu’en est-il du fond de l’univers, des limites du cosmos où ne règne que le vide initié à son propre mystère ? Qu’en est-il de ces immenses inerties de matière obscure qui maintiennent en leur sein quantité de sèmes prolixes qui, un jour, au hasard de quelque déflagration, essaimeront dans l’espace infini la galaxie des certitudes. C’est peut-être parce que nous ne savons pas regarder adéquatement ces profonds mystères qu’ils entretiennent à notre égard cette admirable suffisance de l’infiniment grand, de l’infiniment distant. La nuit est une géante qui nous toise de ses yeux d’encre afin, qu’en nous, s’inscrive comme sur la feuille de parchemin les secrets irrévélés qui ne sont jamais que nos propres incapacités à connaître, à interpréter, à débusquer ici, dans cette image, les signes latents qui n’attendent que de se lever et paraître.

 

Des dieux qui touchent le firmament.

 

   Et comme notre impéritie à percer la manifestation, celle-ci fût-elle cryptée, chiffrée, demeure notre principal talon d’Achille, alors nous inventons les arbres, ces génies tutélaires, (à moins qu’ils ne procèdent à leur propre invention) et nous les dotons de pouvoirs prestigieux. D’être des dieux qui touchent au firmament et dialoguent avec l’empyrée. D’être des hommes, des femmes, leurs troncs sont des formes si aisément compréhensibles, des silhouettes rassurantes, accessibles, avec leur peau de précieux reptiles, leurs branches aux bras protecteurs, leurs feuillages pareils à des voies lactées d’yeux veillant à notre bien, assurant notre protection. Avec leurs si nobles racines fouillant le sol d’argile tout comme le ferait notre esprit en quête de cet inconscient souterrain dont nous voudrions qu’il nous témoignât quelque réconfort, nous confiât quelque district de nous-mêmes resté jusqu’alors inaperçu. Oui, les arbres sont précieux. D’abord pour eux-mêmes, pour leur généreuse présence. Mais aussi en tant que symboles ascensionnels (toujours nous nous identifions à leur noble et hiératique mission), symboles qui transmuent la lourdeur terrestre en grâce céleste, qui métabolisent la matière pour la métamorphoser en esprit subtil. Oui, lorsque par la pensée et l’imagination, nous avons rejoint leur immense sagesse, alors nous n’avons de cesse de les imiter. Nous devenons ces larges parasols teintés de nuit qui projettent leur ombre bénéfique (car il ne saurait, maintenant, y avoir de peur) sur l’aire blanche qui bruisse de cette rumeur mondaine lointaine, mais peuplée, mais entourant l’âme du baume dont elle est toujours en attente : la beauté des hommes, la beauté des paysages, la beauté de l’univers, suite inépuisable de significations gigognes qui font leur cercle de lumière tout autour des choses.

 

Cet infini qui nous questionne.

 

   Oui, cette photographie est belle, d’abord dans sa déclinaison plastique, dans son jeu alterné de contrastes, dans sa facture formelle qui résulte d’un juste équilibre dont une harmonie se dégage avec un exact bonheur. Oui, cette photographie est belle parce que, en arrière-plan, dans sa profondeur, se révèlent des latitudes de sens insoupçonnées. Elles ont à voir avec cet infini qui nous questionne de sa nébuleuse empreinte, avec le langage qui est le médiateur entre l’invisible et le visible, avec ces valeurs fondatrices que sont le NOIR et le BLANC qui entraînent avec elles l’immense polysémie des oppositions signifiantes (matière/esprit ; corps/âme ; sensible/intelligible ; fini/infini ; relatif/absolu ; immanent/transcendant ; réel/idéal ; singulier/universel ; raison/sentiment…) car ces principes originaires de l’entendement nous les portons en nous, ils irriguent notre façon d’être et de comprendre à bas bruit, n’attendant que l’occasion de résurgences pour faire phénomène. Surgis du néant est précisément cette manière de résurgence par laquelle accéder à ce que nous sommes, que souvent nous cherchons loin de nous alors que les signes en sont apparents, ici sous l’espèce de l’arbre, là sous la forme de la beauté d’un individu, là encore dans l’irisation d’une feuille sous la vitre du ciel, enfin dans toute œuvre qui porte en elle les germes de l’art. Plus jamais nous ne regarderons la nuit avec des yeux vides, ne pendrons acte de la clarté dans l’égarement des sens, n’apercevrons l’arbre dans l’aimable distraction, ne contemplerons la savane blanche comme ce qu’elle n’est pas, à savoir l’ondulation d’une simple contingence mais la nécessité de faire signe en direction de ce qui EST ! Oui, car la vérité du réel est toujours ce signe que nous portons en nous, qui n’est que l’exacte réverbération du monde en son inestimable présence. L’arbre en constitue l’une de ses plus prestigieuses apparitions.

 

 

 

 

 

 

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