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7 février 2017 2 07 /02 /février /2017 10:08
Terre d’exil.

                                                   Photographie : Ela Suzan.

 

 

« L’ombre bascule

Les yeux

dérapent

s'aversent

regardent

derrière les rires

l’effet des vitres ».

 

E.S.

 

 

 

 

   Noir entre deux blancs.

 

   On est là en arrière de soi, attendant que les choses se défroissent, nous disent en mode de clarté le sujet de leur souci. De leur souci. Toujours les choses sont en souci d’elles-mêmes, occupées du problème de leur parution. Car, dans la Nature, dans l’arbre, la fleur, la lentille d’eau il y a conscience. Certes minimale, certes illisible pour nous les hommes qui les frôlons à défaut de les apercevoir. Tout ce qui est là, devant nous, que nous croyons soudé à une infinie immobilité, ne cesse de s’animer depuis l’ombilic de son microcosme. Telle feuille si inapparente, modeste, est en réalité traversée de diasporas et de confluences, de vents alizés et de songes de brume. Son contour est son poème, cette forme à nulle autre pareille. Son limbe est sa respiration, la scansion de sa vie brève. Ses nervures se déclinent comme son essence, le graphisme irréductible qu’elle offrira au monde au terme de son aérien flottement.

 

   Un blanc, un noir, un autre blanc.

 

   Mais revenons à l’image, à son étrange présence selon un rythme alterné de tons élémentaires, un blanc, un noir, un autre blanc. C’est ceci d’abord qui est apparent, cette haute dialectique, ce combat entre deux mondes, cette entaille de l’ombre qui sépare en deux le lac de clarté. Alors notre vue ne s’arrête plus aux détails. Elle n’analyse plus ce qui paraît, cette eau, cette berge supposée, cette ligne d’arbres qui dentelle l’horizon, ce ciel pareil à un marbre poli. Non. Notre regard synthétise et reconduit à l’essentiel, à l’unité, ce qui aurait pu ne figurer que dans un éparpillement, une approximation, un poudroiement dont notre intellect se serait soudain détourné. Oui, car la tâche de la pensée est de tirer du divers et du confus un bel ordonnancement par lequel connaître le monde et se saisir soi-même comme l’une des formes possibles dans l’immense lexique des signes. Tant que la note fondamentale de l’image n’aura nullement proféré le son grâce auquel nous en comprendrons le sens, nous demeurerons au seuil d’une compréhension, nous stationnerons en-deçà de nous- mêmes dans une incertitude foncière. Et nous ne regarderons que notre propre égarement faire sa gigue quelque part au-dessous de la ligne de flottaison de l’esprit. Un genre de prurit pareil à un désir sur le bord de se réaliser mais inaccessible en soi puisque jamais nous ne le rejoignons vraiment. L’altérité qu’il pose comme but à atteindre est ce qui se manifeste si loin, allume son fanal et l’éteint dès que nous surgissons à même son illisible territoire.

 

   Exil, toujours.

 

   Toujours nous sommes en exil. De nous-mêmes. De l’autre. Du monde. Trois figures, trois constellations qui partagent le même firmament, jamais ne confondent les lieux de leur être. Toujours une différence. Toujours un écart. Toujours des confrontations de langues qui, en leur fond, demeurent étrangères les unes aux autres. Comme une bruissante Babel où se percutent sabirs et idiolectes pareils à des arcs-en-ciel. Alors nous ne vivons que de médiations, de formes de passages, de transitions qui jouent à la manière des séparations entre les mots, les blancs de la page, les césures du poème, les réserves dans l’œuvre picturale. Tous ces artifices s’essaient à assembler les notes éparses du réel afin d’en faire une possible symphonie. Un blanc, un noir, un autre blanc.

 

 

   Métaphore temporelle.

 

   Un blanc, un noir, un autre blanc. Oui, plutôt que d’y voir le simple jeu d’un lexique plastique faisant alterner ses valeurs opposées, luminescence conjuguée d’un ciel, d’une eau entre lesquels s’immisce la lame d’ombre de terre et d’arbres, cherchons à y repérer ce qui en constitue le socle fondateur, à savoir cette temporalité dont ils ne sont que les témoins passagers et hautement mortels. C’est donc du Temps que la Photographe a posé devant nous et ses sublimes alternances qui disent tantôt le jour et la lumière, tantôt la nuit et les ombres. Observant le paysage sémantique en mode contemplatif nous percevons vite que s’y installe cette manière de subtile métaphysique qui se dissimule sous l’écrin des choses visibles et nous interroge d’autant plus que, supputant son étrange présence, nous brûlons d’en connaître la réalité, d’en découvrir les racines. C’est inévitablement le dissimulé, le voilé, le partiellement révélé qui nous tiennent en haleine. Tout comme l’Amant en attente de l’Aimée dont l’éloignement est le gage le plus sûr du flamboiement des sentiments. Confondante condition humaine qui ne se réalise qu’à mettre à distance l’objet de ses désirs, de ses envies, de ses projets. Toujours il faut l’abîme, le néant, le rien pour que l’existence acculée à son être fasse le saut qui la conduira à la prochaine heure, au jour suivant, au futur qui fait briller sa gemme, loin, là-bas, au bout du long tunnel, boyau à la configuration tellement opaque, mystérieuse, qu’il semble ne paraître qu’à l’aune d’un inaccessible infini. Vivre, en définitive, n’est-ce pas seulement ceci : se situer en lisière du monde, sur cette ligne de crête entre deux versants saisis d’un identique vertige, deux failles d’ombre desquelles surgit la lame du jour dont nous ne sommes que les hésitants funambules ? Deux ubacs cernés d’angoisse dont émerge la ligne claire de l’adret. L’adret, cette mince efflorescence entre deux fermetures, deux négativités.

 

   Terre d’exil.

 

   Ce que cette photographie nous donne à voir est l’image inversée de ce qui vient d’être dit à l’instant. L’étroit devient largeur. La ligne de lumière est aux deux extrémités, pareille à deux fleuves enserrant entre leurs rives un isthme de terre sombre, frangé, impénétrable. Deux larges zones de clarté donc, entre lesquelles coule une vaste plaine d’ombre, un ubac infiniment présent dont la position médiane semble en faire le lieu premier de cette rhétorique. En effet c’est bien ceci que nous visons de prime abord, cette aire obscure qui barre la lumière de sa large empreinte couleur de suie. C’est en sa direction que se focalise le regard des Voyeurs. Le reste de l’image ne semble jouer qu’au titre de cadre qui ne nous rendrait plus visible que cette lisière nocturne prise entre deux bandes argentées. Mais peu importe la prégnance relative, la mesure quantitative plus ou moins affirmée de l’ombre ou de la lumière. Ce qui importe c’est le jeu dans lequel elles investissent leur force respective, la densité de leur affrontement, la puissance ontologique au gré de laquelle être au monde n’est que ceci, un clignotement des jours, une succession de nuits, l’ombre mortelle succédant à la lumière existentielle. Car l’erreur consisterait à ramener les sèmes de la représentation à la simple évidence des phénomènes dont nous ferions notre seul mode de lecture.

 

   Le début d’une fable.

 

   Par exemple nous pourrions amorcer le début d’une fable. Raconter la décroissance du jour, son abandon aux forces et puissances bientôt nocturnes. Nous pourrions dire l’exception du ciel, la meute noire des taillis et la transcendance des arbres, le pli de la rive qu’habitent la faune des lacs, les tapis de boue où glissent les loutres au ventre de soie. Nous pourrions dire tout ceci et encore plein d’autres choses qui tissent l’exister des fils du réel. Nous pourrions dire l’inclination romantique, la bulle irisée de la mélancolie, la scie de la tristesse faisant ses allers et retours quelque part dans un territoire inconnu du corps. Nous pourrions dire la nuit et ses étreintes, la nuit et ses chausse-trappes, ses coups bas, ses meurtres dans le goulet des rues, les Filles de joie aux lèvres rubescentes, aux hautes bottes de cuir, aux croupes tendues par la flamme vénale et l’envie de se soustraire aux serres des prédateurs. Nous pourrions dire les Exilés sur leurs trottoirs d’effroi. Et encore nous n’aurions proféré qu’une partie infinitésimale des allées et venues des éternels Nomades sur les larges allées du monde.

 

   Contingence s’appelant elle-même.

 

   Mais raconter le réel ne suffit pas. Il faut l’entailler au scalpel et retourner sa constante énigme telle la calotte du poulpe. L’exister en sa profondeur est l’exact contraire d’une fable, d’un événementiel qui ne trouveraient leur chute et leur explication uniquement dans le cadre d’une narration, fût-elle satisfaisante pour l’esprit et le corps. Certes des relations existent entre les faits, une histoire en émerge comme sa posture la plus immédiate. L’arbre raconte la présence de la terre, la terre celle de l’eau, l’eau la réverbération immense du ciel. Emboîtements à l’infini de la théorie du réel qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser. Mais tout ceci est contingent, livré au hasard de parutions temporelles successives sans ordre déterminé.

 

   « L’ombre bascule… »

 

   Bientôt le sens s’inversera. Le ciel s’étendra au crépuscule livrant sa lumière aux envahissements de l’obscur. L’eau sera noire, densité d’obsidienne sur laquelle ricochera toute tentative d’effraction. Peut-être le paysage sera-t-il alors la seule chose perceptible, fin liseré accroché à la cime des arbres sous la douce insistance des étoiles. Tout aura chuté dans l’ombre, les yeux s’y perdront comme au fond d’un sombre cachot. « L’ombre bascule/les yeux dérapent… ». Oui, les yeux dérapent, l’esprit s’affole, l’âme rougeoie à la seule idée de ne plus pouvoir être. La nuit s’ouvre, se dilate, écarte les parois de son gouffre dans lequel nos songes se précipitent comme au fond d’un espoir cerné de folles lueurs.

 

Noir entre deux Blancs.

Mensonge entre deux Vérités.

Mort entre deux pulsations de Vie.

 

   Et si, au terme de la nuit profonde et veloutée, rassurante et maternelle, pulpeuse et charnelle nous ne recouvrions le jour, cette lumière de l’instant qui nous confie à l’éternité avec sa promesse bourdonnante comme mille essaims ? Si nous ne percevions plus que cette densité immobile, léthargique, qui est le revers du Temps ? Si ceci se produisait, alors serions-nous encore des hommes à la recherche d’eux-mêmes ? Où, déjà, un clignotement qui aurait cessé ? Une parole qui se serait éteinte ? Que serions-nous ?

 

 

 

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