« Mariage (en) blanc ».
Œuvre : André Maynet.
« Je voudrais quelque chose qui n’eût pas besoin
d’expression ni de forme, quelque chose de pur comme un parfum,
de fort comme la pierre, d’insaisissable comme un chant,
que ce fût à la fois tout cela et rien d’aucune de ces choses ».
Gustave Flaubert - Mémoires d’un fou.
Avant que le monde n’existe.
Pouvez-vous au moins imaginer une vaste surface plane, sans début ni fin, un genre de taie immense, vierge, dépourvue de la moindre trace, libre de toute empreinte, semblable à la toile d’un peintre qui n’aurait pas encore subi les assauts du pinceau ou du crayon ? Son essentiel caractère, bien qu’elle ne soit nullement encore affectée d’un prédicat, le silence avec ses boucles, ses ellipses, ses rotations infinies autour de son propre mystère. Mais à quoi donc peut bien penser cette lisse plaine immobile sinon au vertige de sa propre vacuité ? Silence contre silence. Donc absolu se tutoyant lui-même. Mais, en réalité, est-il si confortable d’être dans l’inapparent, l’ineffable, l’indicible, la pure virtualité s’abreuvant au vide qui en tisse l’être ? Bien évidemment, méditant en tant qu’hommes, nous ne pouvons que projeter nos propres inclinations, ourler de notre coruscant désir ce Rien qui n’existe qu’à l’aune de sa propre vacance. Mais, parfois, il suffit de tendre l’oreille de son intellection pour saisir l’insaisissable en son étonnante énigme. Oui, approchez donc, décillez votre âme, faites-en le réceptacle d’une souveraine confidence. Voici que les mailles du silence se distendent. Voici qu’elles se mettent à proférer à voix basse comme des enfants aussi naïfs qu’innocents, sans doute inconscients de la nature de ce qui les habite et les portera bientôt au seuil d’un déploiement. Mince injonction qui s’immisce entre les lèvres blanches pareilles à une fragile porcelaine. Ce qui s’est annoncé, ceci : la blancheur veut connaître la couleur, veut éprouver la vibration de l’arc-en-ciel, faire tourner la roue polychrome de l’exister. Si douloureux de demeurer au centre de ce point fixe et de n’en jamais percevoir le cercle lumineux qui se teinte de bleu le matin, de blanc à midi, de rouge le soir dans la chute du crépuscule. Si éprouvant !
Zeus.
Zeus, tout en haut de l’Olympe, parmi les hauteurs grises des brumes, les déflagrations convulsives des éclairs, les hoquets des nuages, les sourdes rumeurs du tonnerre, les cataractes de pluie, les congères de neige, le vent des bourrasques, la précipitation des trombes, Zeus perçoit tout, y compris les suppliques des humains, les mots cotonneux du silence. Hésiode n’a-t-il pas dit : « L'œil de Zeus voit tout et perçoit tout » ? C’est, en effet, la moindre des vertus que l’on peut accorder à un dieu, surtout lorsque ce dernier est le premier d’entre eux. Donc, le Maître des lieux confia la difficile tâche d’animer le Rien à deux de ses comparses et non des moindres. Nous avons nommé, par ordre d’entrée en scène, le turbulent Dionysos et le sage Apollon.
Dionysos.
Conforme à son caractère aussi rustique qu’impétueux, le dieu des fêtes bacchanales, des excès, de l’ivresse, le dieu de la vigne et des débordements du corps ne pouvait guère faire mieux que d’offusquer le silence, que de métamorphoser la blancheur en ce qu’elle n’était pas, à savoir une débauche de couleurs et de formes sans pareilles. L’on ne sait si le pétulant Vinicole se servit de grappes mûres à souhait, de sève, de sang ou bien d’urine, tous fluides dont il était l’ordonnateur habituel, mais ce dont on s’aperçut sans délai c’est que la toile vierge était bientôt maculée jusque dans ses moindres recoins. S’y illustraient des arborescences complexes, des végétations exubérantes, des nymphes enlacées à des satyres, des boucs aux fragrances musquées, des taureaux à l’énergie noire, des femmes aux croupes rebondies, des hommes aux sexes virils, des êtres hybrides que l’extase emportait dans de bien étranges chorégraphies. Zeus, alerté par tant de démesure, par tant de puissance formelle, par tant de complexités labyrinthiques, par cette fièvre intensément colorée à laquelle Dionysos avait donné sa sève intime, ordonna sur-le-champ qu’on revînt à l’esprit, sinon originel, du moins à une plus juste mesure des choses. Apollon fut donc commis à la restauration de l’œuvre entreprise par son coreligionnaire. Il y avait fort à faire !
Apollon.
Il va sans dire que le divin Apollon commença par annuler tout ce qu’avait fait le tumultueux Dionysos. De son arc d’argent il décocha une flèche qui porta tout au blanc, cette couleur qui n’en était pas une et les contenait toutes du fond de sa réserve. La seconde flèche dessina un objet rituel, sans doute celui qui préside aux cérémonies du mariage, un bénitier accompagné de son goupillon. Sa couleur en était si atténuée qu’on l’aurait dite d’un vieil or inclinant vers le platine. La troisième flèche traça sur le lisse du sol la silhouette du goéland, cette belle harmonie, ce subtil équilibre entre l’écume éblouissante et le galet qui borde le rivage de sa lumière de cendre. Enfin, la quatrième flèche fit se dresser la belle effigie de Blanche, cette manière de déesse qui semblait flotter dans l’ombre d’un regard, dans la fragilité d’une brume, dans l’auréole de clarté, dans l’aura que possède naturellement, avec grâce, la belle âme qui en est l’émettrice. A la contempler, tout ceci paraissait tenir du prodige. La boule des cheveux était une buée en sustentation au dessus du visage si blanc qu’on l’aurait dit de porcelaine, identique à ces poupées qui trônaient sur une antique crédence dans la clarté en demi-teinte d’un corridor élisabéthain. Les épaules étaient une étole si pâle, sans doute destinée à l’accomplissement d’une liturgie intime. Tout ceci fleurait tellement le recueillement, l’exception de vivre, le sacré et l’on demeurait interdit à l’entrée de la citadelle inconnue. Etait-elle au moins réelle cette jeune Eclosion ? Elle était à peine née. Avançant dans la vie sur la pointe des pieds, telle une ballerine. D’ailleurs n’était-ce pas une blanche chorégraphie ourlée de solitude que cette persistance à être dans le dénuement, l’à-peine diction d’un songe, la fuite dans la fente du temps, la nuance grise, illisible de l’espace ?
On était captivés. On était cette double pointe brune des seins, ces sémaphores discrets demandant en silence. On était cette fosse minuscule du nombril et l’on entendait son propre glougloutis de source, cette lointaine effervescence pareille à une voix pliée dans l’ombre d’une crypte. On était la douce faille du sexe cernée de rosée, cette double éminence qui fuyait à même le haut des jambes comme pour chercher refuge dans la virginité, cette assurance de demeurer en soi, dans le réconfort de son bastion, de s’abriter des regards, de la curiosité, des fictions qui pouvaient s’y inscrire à la manière d’une douloureuse effraction. On était les deux globes des genoux, ces impénétrables planisphères qui ne voyageaient qu’à l’aune de leur fermeture. On était, enfin, ces fines chevilles qui disparaissaient dans l’imperceptible matière fluide d’un étang comme si la question de l’être se refermait dans cette évanescence même.
Blanche en sa blancheur.
Apollon avait rempli sa mission au-delà de toute mesure. N’était-il pas ce dieu de l’harmonie universelle, céleste et terrestre à la fois, ce dieu investi du sens du rythme ? Il avait célébré la blancheur, tel le symbole inégalable qui se révélait au regard des Attentifs. Oui, le BLANC comme tremplin des significations. Le blanc comme langage en son attente. Le blanc comme signe premier avant que ne paraissent les autres signes, la beauté, l’amour, l’art en ses infinies déclinaisons. « Quelque chose qui n’eût pas besoin d’expression ni de forme », nous suggérait Gustave Flaubert. Sans doute visait-il la même finalité. Le sans-parole, le sans-forme, tels que donnés dans l’amplitude de la blancheur, c’est l’ouverture même à l’être selon sa polyphonie, sa polychromie, son inépuisable chatoiement. Il n’y a que les Inquiets et les Pressés qui réclament l’éventail des teintes, la corne d’abondance des odeurs, la multitude des saveurs, le fourmillement des choses en leur don prodigieux. Alors ils se précipitent. Alors ils choisissent la première forme venue, le premier désir, la première certitude d’être rassasiés : telle fleur, telle amante, telle couleur dont ils font leur emblème pour la vie, comme s’il y avait péril à ne pas posséder dans l’immédiateté de la décision. Ils sont haletants sur le bord du vide. Ils sont assoiffés sur la margelle de la fontaine. Ils sont dans l’urgence d’être.
Oui, Apollon, ce dieu sublime, sans doute le plus précieux de tous avait œuvré depuis le centre de son génie en direction de ce qu’il avait à saisir d’essentiel. Il avait posé le BLANC comme le fondement premier à partir duquel tout trouvait sens et pouvait rayonner tel l’arc d’argent qui était l’un de ses attributs les plus remarquables. Voici que le blanc délivrait toute sa merveilleuse teneur, se montrait en tant que la manifestation la plus subtile dont le réel pouvait témoigner. Apollon n’était-il pas brillant comme la Lune dont la livide blancheur signe l’irremplaçable présence dans la nuit tachée d’encre ? Dieu solaire, ne diffuse-t-il point cette éclatante couronne pareille à la neige ? La grande étoile qui règne au milieu du ciel possède toujours cette lactescence inaltérable. « Couleur » céleste par excellence. Le rouge, le jaune qui, dans le cours de la journée en modifient l’aspect, ne sont nullement des propriétés immanentes à leur objet, seulement des variations terrestres en altérant la pure manifestation. Unique vibration du blanc. Parmi les animaux consacrés à Apollon, que dire du majestueux dauphin, que convoquer pour décrire les cygnes sacrés qui firent sept fois , en chantant, le tour de l’île flottante, sinon porter à la vision le reflet irisé, opalin dont le dieu diffuse à l’envi l’énergie inépuisable ? Ne vient-il pas du pays des Hyperboréens, là où brille l’astre du jour, où s’élèvent les cathédrales d’ivoire des glaciers, ces géants qui redoublent l’esprit de la blancheur en raison même de leur transparence ?
Tant d’immaculée présence.
Mais combien nos arguments sont faibles au regard de la riche symbolique apollinienne. Combien notre vue est prise de cécité à seulement essayer de scruter tant d’immaculée présence, tant d’irradiation immédiate. Le registre divin est si éloigné du nôtre qui balbutie et cherche laborieusement, dans les mots parfois épuisés d’avoir trop servi, le lexique fabuleux qui permettrait d’en approcher la quintessence. Nous sommes parfois aussi grossiers et rustauds que Dionysos chevauchant son bouc ou son âne à la recherche de quelque outre emplie de vin afin de connaître les promesses magiques de la « dive bouteille». Ce détour par la mythologie n’avait pour but que de porter à la lumière (dont Apollon est le parfait blason), d’abord la beauté simple d’une œuvre, ensuite de faire du BLANC la source d’une brève réflexion. Disant ceci, la nécessité de partir de la simplicité de ce qui se soustrait en s’offrant (peu sont sensibles à la valeur du blanc), nous naviguions de concert avec ce grand réaliste au regard si lucide, magnifique prosateur de « L’éducation sentimentale ». Nous ne faisions que souligner la chose informelle, qu’évoquer la pureté d’un parfum, porter au regard la certitude de la pierre, distiller un chant sans doute inaudible, invisible. C’est de tout cela que le blanc est porteur, souvent à notre insu. Nous naissons tout juste à en deviner la singulière faveur. Toujours nous attendons l’aube (étymologiquement « blanc ; « clair »), cette première levée d’une écume dans la joie de l’heure. Mais, parfois, ne le savons-nous pas !