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30 septembre 2020 3 30 /09 /septembre /2020 08:47
Un amer pour la conscience.

"Sémaphore alangui".

avec Emilie June.

Œuvre : André Maynet.

On avançait dans le froid glacial, mains nues, tête prise de vent, visage fouetté par les embruns de la solitude. Car ici, il n’y avait plus rien pour nous rattacher à quelque signification repérable, chrome d’une voiture, ourlet flottant d’une jupe, milliers de signes noirs sur la page d’un livre. Ici l’on était vraiment seul, comme si l’on était arrivé au bout de soi, à la pointe extrême de son finistère de chair, dans les derniers plis de son maroquin de peau. On n’était même plus cet incunable sur lequel, en des temps anciens, les scribes inscrivaient à la plume, sur de remarquables parchemins, les traces du sacré, la vie d’un saint ou bien l’admirable gravure entourée de signes gothiques de « La chronique de Nuremberg », par exemple. Cet ouvrage qui prétendait, à partir de la Genèse, conter l’histoire du monde, donc la nôtre puisque c’est bien de nous dont il s’agit, de la pointe de notre conscience qui enfonce sa braise dans tout ce qui peut briller et faire sens. C’est à notre propre chronique que nous travaillons continûment, le sachant ou à notre insu, assemblant patiemment les fragments du divers afin que, synthétisés, ils puissent dresser l’histoire qui est la nôtre et l’inscrire dans une durée, la seule entité par laquelle nous paraissons et lançons, un instant, notre éclat de luciole dans la savane des jours.

On avançait dans le froid glacial car il n’y avait pas d’autre alternative pour dévoiler quelque pan de vérité. La tiédeur est toujours mauvaise conseillère qui dispose à l’indolence et laisse les idées dans leur cocon de brume. Les pensées ne surgissent jamais que dans la rigueur et l’austérité. Il fallait donc avancer à la limite de soi, comme si le bout de la Terre était le seul exil possible, qu’il n’y avait aucun moyen de faire retour, de rétrocéder en direction d’un euphémisme existentiel. Ceci, cette exigence à la limite d’une éthique, chacun en avait conscience mais nul n’osait l’affronter de peur que la vie ne se métamorphose en un cruel théâtre de marionnettes où Guignol succomberait sous les coups de butoir de la destinée et alors le castelet se refermerait et il n’y aurait plus de jeu mais un simple drame dont les dieux eux-mêmes seraient absents. Cela, on l’avait inscrit dans le buisson de la tête, au milieu de la doline des épaules, cette urgence à se manifester dans l’exactitude, et l’on en faisait un savoir indigent à défaut de le quintessencier, de le porter à la dignité d’un miel, d’une lumière fondatrice de l’être-au-monde. En réalité on avançait en traînant les pieds, comme un condamné va à l’échafaud, connaissant son heure dernière.

On avançait dans le froid glacial. Sans bien y voir. Un peu comme une taupe lance son museau chafouin dans la meute de glaise sans bien savoir où elle ressortira à l’air libre, à quoi ressemblera le paysage qui la recevra et la fécondera du sceau d’une si belle Nature, fût-elle inaperçue, effleurée seulement, hallucinée parfois. On avançait et l’air, tout autour était dense, minéral, au grain serré de granit. On avançait et c’est comme si l’on était allé au bout du monde, quelque part dans un endroit perdu de la belle Irlande, du côté de cette mystérieuse île d’Inishvickillane, cette réalité archipélagique si disséminée dans la vastitude océanique, si confrontée à la puissance de l’eau qu’elle eût pu s’y dissoudre sans que nul ne s’en inquiétât. Identiquement à notre propre perdition humaine, lorsque, confrontés à l’inconnu de quelque désert ou bien d’une vaste savane, nous ne savons même plus qui nous sommes, quelles sont nos polarités, si nous disposons encore d’une mince cosmologie personnelle qui nous dirait la ressource du lieu et la réassurance à trouver réconfort dans un nid, sous le toit d’une chaumière ou bien dans la demeure du berger en forme de cairn dressé contre les vents.

On avançait dans le froid glacial. On se croyait si loin de toute civilisation, comme souvent dans les moments de désarroi, et l’on était pourtant si près des hommes, des villes où brûlait le feu dans l’âtre, si près des bars où buvaient les Existants pour se réconforter à la flamme de l’amitié. On était peut-être, tout simplement, à la pointe nord de l’île d’Oléron, là où les rochers disposés en platier glissent sous la meute des vagues dans des gerbes d’écume. Loin, là-bas, au-delà du gonflement de l’horizon les déserts du Nouveau-Monde que Chateaubriand évoquait dans sa langue lyrique, gonflée comme une baudruche, scintillante de beauté, dans « Le génie du christianisme ». Juste en arrière de soi, dans le diaphane d’une brume irréelle, le fût noir et blanc du phare de Chassiron, tel une hallucination, une image sortie d’un rêve, une élévation surréaliste à l’orée de l’inconscient, un poème de Mallarmé faisant sa percée symboliste sur l’écran têtu de l’univers fermé des hommes. Car les hommes sont aveugles qui, souvent, s’absentent de la beauté, lui préférant l’impéritie d’une satisfaction immédiate, le repas plantureux dans le luxe d’un hôtel, l’écran de cinéma sur lequel brille l’illusion de la gloire et la figure trompeuse du succès. Mais il faut, maintenant, mieux percevoir ce phare, mieux sentir sa force symbolique, l’amer qu’il constitue pour les marins s’aventurant dans le pertuis d’Antioche semé de quantité de récifs tranchants comme la lame. Voir Chassiron, sa jambe gainée de noir et de blanc, pour le matelot, c’est comme de voir l’Ange bleu, cette envoûtante Lola-Lola qui charme le professeur Rath, cette Marlène Dietrich qui fut ce mythe indépassable, cette entité si belle qu’on ne savait plus si l’on avait affaire à Femme ou Démon, tellement sa présence donnait sens à la vie, la transfigurait en un lieu de joie, sinon de plaisir sans limite.

Apercevoir Chassiron, c’est d’un même empan du regard être l’Ange bleu soi-même, être aussi cette inimitable icône dont André Maynet nous fait le don dans sa manière si singulière. Cette turgescence des choses qui glisse sous la lame simple d’une esthétique heureuse. Un pépiement d’oiseau, un gazouillis au creux du corps, la cymbalisation d’une cigale alors qu’à regarder l’image nous musardons comme Alexandre le bienheureux couché dans son hamac sous le soleil de Provence et que, dans l’eau claire des glaçons, flotte la haute note jaune de la divine absinthe. Il s’en faudrait de peu que, sous l’effet du charme, nous ne devenions Baudelaire lui-même embrassant les vénéneuses et adorables Fleurs du mal. Mais revenons à Sémaphore, cette manière de perdition dans les eaux hauturières lors des pleines eaux lorsque le pertuis devient l’antre même du chaos et que, Marins devenus, nous attachons notre regard de naufragés à l’écueil du rocher, à la poutre de bois qui flotte, à l’étrave qui nous indique la possibilité d’un chemin vers lequel cingler, à savoir exister dans les flots complexes et contrariés de la destinée humaine. Nous sommes là, sur la vitre de l’eau, et nous adressons une supplique muette afin que le regard de Sémaphore sollicité nous gagnions le droit de devenir ses superbes et inconscients rejetons. Alors nous escaladons la jambe gainée de coton, nous jouissons de ses harmoniques en noir et blanc (noir nocturne d’où naît le poème, d’où s’élance la beauté de l’œuvre ; blanc aérien, tache d’aube par laquelle connaître le jour et faire se dilater la membrane de sa conscience), nous frôlons la fente du sexe, la superbe grenade emplie d’une ambroisie à laquelle nous nous abreuvons comme à l’eau de la source (nous en sommes les héritiers), nous escaladons la colline du mont de Vénus (nous entendons le chant des angelots bandant leurs arcs), nous contournons la bonde de l’ombilic (dans laquelle nous voudrions tant nous abîmer !), nous glissons le long des nervures des côtes (que ne sommes-nous ces alvéoles qui vivent au rythme des courants intérieurs, qui aspirent et rejettent les alizés du songe ?), nous hallucinons la double éminence de la poitrine, les pierres dures des mamelons nous en savourons le grain serré, nous en sentons les effluves de café alors que, plus haut, sont les traces des bretelles, ces geôles qui emprisonnent et dissimulent la naturelle splendeur (mais il n’en reste que l’empreinte légère, la mince mémoire comme pour témoigner du geste exact de la libération), nous sommes là, tout en haut, dans la lunule de clarté de Chassiron, dans la cloche de verre où brille l’œil du Cyclope, mais d’un Cyclope amoureux qui indique aux navigateurs le lieu de leur havre et la dimension de la joie. Longtemps nous girons dans les millions de phosphènes de la lanterne magique (ici siège l’intelligence, ici flamboie l’imaginaire, ici étincellent les gerbes de la spiritualité), nous sommes si près de l’essence de l’être, de cet être dans son immense singularité et c’est alors une manière d’ivresse, d’extase, de flamboiement qui s’empare de nous et nous sommes incandescents tout comme les filaments de la lampe qui s’exonèrent de leur prison de verre, dessinent de subtiles arborescences (les ramures du sens gagnant leur aventure célestielle), déroulent un étendard de pure lumière, cette longue flamme pareille à un coton, à un drapeau de prière virginal flottant dans l’air pur du Népal comme pour dire la magnificence de l’instant dans la courbure infinie du monde. Alors nous ne savons plus qui nous sommes, humain ou bien oiseau aveuglé par la puissance de l’azur, parole se déployant dans l’espace, nappe d’air gonflée de signification, fragment de gemme détaché de sa gangue brune témoignant de la nécessaire liaison de la Terre et du Ciel, de la matière et de l’esprit. En réalité, nous ne sommes que cela, une forme de passage, l’étincelle entre deux électrodes, la vibration à peine irisée qui extrait l’aube de la nuit proche, l’espace entre les secondes, le clignotement dialectique naissant de la rencontre du noir et du blanc, l’intime pulsation, l’essor qui pousse notre conscience à gravir les degrés de Sémaphore, cette Déesse dont nous implorons la grâce, un simple regard à l’ombre duquel, enfin reconnus, la pliure de notre être gagnera la voûte sans limite des espaces infinis. Nous sommes sémaphores. Nous voulons demeurer sémaphores. Fût-ce à l’aune d’une minuscule parution, d’un clin d’œil, d’un simple battement de cil. L’extinction de la lampe viendra toujours trop tôt. Nous voulons la brûlure, oui, la merveilleuse brûlure !

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