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3 mai 2017 3 03 /05 /mai /2017 10:27
« La vie est un songe ».

Songe diaphane.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Attestation de sa propre présence.

 

   Décontenancés, sans doute le sommes-nous à contempler cette existence fragile qui semble si démunie, si exposée aux yeux scrutateurs alors qu’elle-même ne saurait voir qui la regarde. C’est une telle privation de liberté que d’être livrée au monde sans que ce dernier se manifeste en retour. Toute vision suppose une réflexivité, un dialogue, une mise à distance qui soit, en même temps, relation, échange, colloque. Faute de ceci les choses tournent à vide et le silence qui entoure le corps est pareil à la vitre d’un labyrinthe qui réfléchit à l’infini l’écho d’une solitude. Être, c’est recevoir une attestation de sa propre présence. Or, ici, qui pourrait la fournir à cette figuration humaine qui semble en quête de son identité, mais aussi de celle de l’autre afin qu’une voix s’élève qui vienne rompre l’esseulement ? Tout énonce la perte de repères. Le fond rouge est comme un absolu sur lequel l’être ricoche, trouve son ultime empreinte, un dernier refuge mais qui n’est aucunement salvateur, néantisant seulement. Nul accueil dans ce dais de sang éteint, dans cette braise presque consumée qui attend de ne plus paraître, de devenir un passé, un langage privé de mots. Couleur de terre incendiée que ne pourrait coloniser ni une maigre savane, ni la végétation étique d’une garrigue. Terre sans espoir, terre de clôture ayant abdiqué sa promesse d’accueil de la graine, renoncé à la belle mission de la germination.

 

   Ici, en ce lieu, en ce temps.

 

   Certes le tableau ici dressé est bien sombre. Correspond-il seulement à une possible réalité ou bien est-il la projection du sentiment d’un drame à venir ? Comment pourrait-on donner une réponse objective à ce qui, par nature, n’en a pas ? L’œuvre d’art est toujours le lieu de réception d’une subjectivité, l’aire d’une singularité de la pensée, d’une particularité du ressenti. Il ne s’agit pas de s’enquérir d’une vérité infaillible mais d’éprouver seulement et d’enfouir en soi le résultat de cette attente. Car nous attendons. C’est le moins que l’on puisse faire face à une peinture. Nous attendons, en réalité, qu’elle nous révèle notre propre condition. Oui, regarder l’autre, l’interroger, est toujours faire de la question un début de réponse, tracer la prémisse qui nous dira qui nous sommes, ici en ce lieu, en ce temps. Guère d’autre alternative que de se situer au centre du jeu. D’en devenir l’un des protagonistes. D’en recevoir l’immense don. Vivants, nous sommes conviés à endosser un jeu de rôles, à être ce Fou, cette Reine, peut-être ce Pion dont l’humilité nous fera nous confondre avec la grande marée anonyme des déplacements sur le grand et souvent illisible échiquier du monde.

 

   Colin-maillard.

 

   Le jeu du Chasseur et du Chassé a toujours déjà commencé. Le prédateur guette la proie et la proie se dissimule aux yeux de celui qui la condamne depuis que le temps fait tourner ses horloges. Obsession de tous les instants de celui qui veut assouvir sa faim. Angoisse permanente de celui, celle qui se sentent en danger. Jamais le lérot ne dort en sécurité qui guette dans le ciel les cercles erratiques mais terriblement orientés du faucon. Tuer est une loi, mourir une fatalité. C’est ainsi la grand livre de la Nature est une suite d’illustrations de meurtres et de crimes, un cruel bestiaire avec ses rivières de sang pourpre et les feulements des assassins dans la bourrasque de neige. La mort arrive en catimini et plonge d’un seul coup ses dents aiguës dans le cou fragile qui se métamorphose en une mappemonde teintée de deuil. Puis tout retourne dans un ordre apparent alors que l’aube est rouge du sang que la nuit a abrité en son sein. La nuit prochaine relancera le cycle éternel du possesseur et du possédé, inscrivant dans le marbre l’inévitable dramaturgie existentielle.

 

   Transparente blancheur.

 

   Alors, pouvons-nous attribuer un destin si funeste à celle que l’Artiste a nommée « Songe diaphane » ? En effet, il semblerait qu’il y ait un évident hiatus entre la proposition figurative et l’interprétation sceptique, pour le moins, sinon tragique que nous en donnons. Un songe qualifié de « diaphane » ferait plutôt signe en direction d’une transparente blancheur qui serait alors synonyme de beauté, de délicatesse, sans doute associée à une joie tout intérieure qui se rendrait visible au dehors à même cette subtile retenue, ce murmure discret. Cette ambiance de sérénité, de calme, de pureté nous est offerte dans une belle phrase de Prosper Mérimée :

« Elle a l'air d'être en porcelaine, tant son teint est beau, transparent, diaphane ».

   Parlant avec tant de délicatesse du teint d’une personne qui demeure anonyme, comment en effet, pourrait-on en déduire que sa destinataire éprouve quelque douleur ou bien se trouve sous l’empire d’une souffrance ? Ici, tout rayonne et gravite autour de cette blancheur qui est, à l’évidence, le signe d’une pureté, l’appartenance au site d’une origine dont l’innocence naturelle ne peut qu’ouvrir les portes d’un bonheur à portée de l’âme. Et, à peine avons-nous évoqué ce beau mot de « diaphane » qu’il nous faut nous enquérir d’un autre qui n’a pas moins de séduction, sans doute de charme et d’ouverture à ce qu’un rêve évoque de liberté illimitée, de promesse, de don. Bien évidemment, c’est de « songe » dont il est question. De « songe diaphane » qui plus est. Ce dernier qualificatif réalisant l’amplitude déjà patente du signifiant qui en est la cible. Tous, sans doute, portons-nous en nos plus vifs désirs d’être visités par quelque chose qui serait sinon de l’ordre de la grâce, du moins d’une volupté, du dépliement de soi dans une sorte de connaissance extatique. De dépassement en tout cas du lest mondain qui fait en général injure à notre volonté d’atteindre ce cœur de la fleur où brille le nectar pareil à une sublime ambroisie. Partage du domaine des dieux, serait-ce dans l’éclair de l’instant.

 

   Poliphile ou Calderón ?

 

   Mais alors de quel songe nous parle donc l’Artiste ? Du songe de Poliphile ou bien de celui de Calderón ? Ou bien des deux à la fois ?

   Commençons par celui, très remarquable, de Poliphile dont le patronyme signifie « qui a de multiples objets d’amour ». Dès la nomination apparaît ce qui pourrait se donner comme une perversion morale mais qui ne témoigne que d’une volonté d’embrasser la beauté en ses multiples aspects. Une manière d’idéalité que contrecarrera, bien évidemment, la densité obtuse du réel. Poliphile, amoureux de Polia, voyage en songe dans un monde merveilleux que rythment des ruines antiques bordées de jardins édéniques et de buissons aux allures de sculptures ouvragées. Parvenu à l’île de Cythère, sous les auspices de Cupidon, dieu de l’amour, Poliphile au comble de la félicité, s’empresse de serrer sa maîtresse dans ses bras, mais ne demeure que le vide et les tresses d’air qui sont les attributs d’un rêve. Le songe de Poliphile avait la consistance de la chimère, non l’autorité du réel. Le voici orphelin de celle qui meublait ses pensées.

   Est-il tissé de cette illisible matière, le rêve de la Divine au regard oblitéré ? Une idée poursuivie dont on ne peut saisir la fuite ? Une offrande de soi que ne reçoit nul destinataire ? Un espoir qui se dilue dans les brumes d’un illusoire désir ?

 

   « Et les songes rien que des songes ».

 

   Après les déconvenues de Poliphile, voyons la lumière très particulière de la pièce de Calderón : « La vie est un songe ». Dans cette comédie baroque du XVII° siècle espagnol, Basile, roi de Pologne, vient de perdre son épouse en couches. Celle-ci venait de donner naissance à Sigismond. Parvenu à l’âge adulte, ce dernier que son père avait endormi à l’aide d’un narcotique, attendant un possible miracle de l’occultisme, Sigismond donc sort de son sommeil au terme d’une âpre lutte qui le conduira à une consternante prise de conscience : la réalité est-elle simplement une fiction ou bien est-ce le sommeil et le songe qui l’habite qui est une réalité ? On voit combien cette posture métaphysique demeure sans réponse à la seule puissance de son invocation et au trouble qu’elle entraîne à sa suite.

   Le prisonnier racontant son « rêve » finira par ces mots :

 

« Qu’est-ce que la vie ? Un délire.

Qu’est donc la vie ? Une illusion,

Une ombre, une fiction ;

Le plus grand bien est peu de chose,

Car toute la vie n’est qu’un songe,

Et les songes rien que des songes. »

 

   Est-elle ourdie de cette toile sombrement entrecroisée des fils funestes du destin cette Innocence en voie d’accomplissement ? A peine sortie de l’enfance, comme Sigismond confronté à l’incertaine lisière qui sépare le rêve de la réalité, elle erre en terre étrangère, séparée de soi puisque, encore, aucune complétude ne l’a atteinte pour en réaliser l’aventure humaine.

   

   Les épines du mal.

 

   Convenons-en, ces deux hypothèses tirées de chefs-d’œuvre de la littérature, portent les cruels stigmates d’une condition humaine régie par les ombres ténébreuses de l’illusion. Du monde, rien ne serait vrai que cette comédie, cette parodie qui nous ferait prendre la vie pour argent comptant alors qu’elle ne serait que roupie de sansonnet et bluette fredonnée dans un air printanier qui l’effacerait à mesure de son chant incertain. C’est bien souvent le rôle dévolu à la comédie que de comporter, en son envers, dans le retournement de ses basques chatoyantes les épines du mal, les inflexions de la désolation. Mais tout ceci, cette dramaturgie en sourdine est-elle au moins contenue dans l’œuvre ou bien toutes ces allégations ne seraient-elles que l’effet d’un « rêve éveillé » qui comporterait nécessairement sa marge d’erreur, sa part de doute ? Quelques symboles rapidement évoqués nous inclineront à penser qu’une métaphysique est opérante sous les aspects d’une peinture que l’on pourrait qualifier « d’austère » sans qu’aucune connotation péjorative ne vienne en ternir la beauté. Seulement une rigueur de l’analyse.

 

   Géographie du dénuement.

 

   Bien évidemment, l’obturation de la vue est déjà une perte irrémédiable. Ou bien involontaire et la liberté est atteinte. Ou bien acceptée et cette même liberté est entachée d’une sombre et incompréhensible complicité. Et ces épaules fuyantes qui semblent témoigner d’une lassitude à tout le moins, ou bien d’un renoncement à figurer parmi le monde avec la belle assurance de celle qui veut surmonter son destin et connaître la force d’exister. Quant aux deux bras pendant de chaque côté du corps, disent-ils l’abdication à agir, à imprimer dans le réel l’énergie de celle qui veut dominer la matière à la façon d’un démiurge, façonner un univers selon ses propres lois ? Et ces genoux dont l’étonnante sagesse en ferait presque oublier la présence ? Et ces pieds qui échappent au regard tant ils se confondent avec le sol qui les porte. Les aires visibles du corps paraissent en proie au plus vertical des dénuements. Quant au reste de l’anatomie, dissimulé dans cette ample robe blanche qui se déploie à la manière d’un blanc suaire, de quoi témoigne-t-il sinon d’une présence sur la pointe des pieds, d’une modestie si affirmée qu’elle menacerait d’être corrosive tel un bain d’acide rongeant la plaque de zinc ? Une ultime épreuve avant une disparition. Et s’il s’agit d’un jeu de Colin-maillard, où sont donc les Autres, où sont-ils donc ?

 

   Tragique beauté.

 

   Cette interprétation, marquée au sceau d’une négativité, ne manquera de surprendre de nombreux Voyeurs de cette belle œuvre. Oui, Belle, car beauté ne rime pas nécessairement avec piété comme si regarder une oeuvre revenait à énoncer un acte de foi en sa faveur. Parfois l’art convoque le tragique pour la simple raison que toute beauté accomplie est insoutenable. Elle nous fait faire l’épreuve du réel en sachant que ce dernier aura le dernier mot, effaçant même la cathartique figure du songe. Comment mieux dire la parenté de la beauté et du tragique qu’en évoquant la mort du Philosophe présocratique Empédocle ? Ce dernier, selon la légende, se serait précipité dans le fleuve de feu de l’Etna pour la simple raison que la vision du Beau est indissociable du sacrifice. Hölderlin, le Poète des Poètes avait trouvé l’étonnante formule de « drame-tragédie » pour qualifier le geste du Philosophe. Sans doute voulait-il signifier par-là l’acte sublime qui faisait d’Empédocle un humain rejoignant les dieux, l’essence du drame étant associée à la figure de l’homme, celle de la tragédie à celle d’une déité. Etonnante rencontre qui n’existe qu’au titre d’un renoncement à soi qui se présente en tant que le comble de l’amour. Là tout se fond dans l’Être sans distinction aucune. Être beau, pour l’homme, c’est toujours se confondre avec l’icône d’un dieu. Destin terrestre se fondant dans celui, céleste de la Beauté. Il reste à méditer longuement sur la beauté, sur les icônes qui en portent l’éclat, le regard de ceux qui contemplent qui en métamorphose inévitablement le sens. Bien évidemment l’épilogue ne signe jamais sa clôture tellement sont ouvertes toutes les hypothèses, tellement sont plurielles les perspectives selon lesquelles on considère ce qui nous interroge. Nombreux seront peut-être ceux qui projetteront sur cette belle image la lumière de la joie, comme si cette Jeune Vie en attente de son déploiement portait en elle toute la grâce qui nimbe ordinairement les fronts lisses et unis des jouvenceaux ? Il y a, en effet, une évidente fraîcheur, une innocence qui émane de ce subtil retrait du monde. Peut-être ne témoigne-t-il, en réalité, que de la nécessaire réserve qui précède toute sortie de soi parmi la multitude ? Nous demeurons disponibles à toutes les paroles de l’art dont l’essentielle valeur plonge dans l’authenticité. Assurément, ici, s’énonce une vérité. A chacun de la saisir selon ses propres affinités. Il faut, pour un instant, retrouver l’ingénuité de notre âge d’enfant et passer de l’autre côté de la toile. Devenir une attente. Peut-être pas de plus belle révélation que ce suspens. Il nous dit l’illisibilité de l’être en même temps que sa nécessité de le penser. Alors nous questionnons !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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