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6 mai 2017 6 06 /05 /mai /2017 08:54
« Sous la lune pleine »

« Sous la lune pleine… »

 

« Sous la lune pleine

Dans la tendre intimité

D’un chalet de Calais…

Caresses du vent

Cris des goélands

Murmures des vagues

Porte bien fermée

Toi et moi, enlacés… »

 

Plage de Calais.

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

   Il était de la lumière.

 

   Il était du matin. Il était du soir. Il était des lisières. Il était de la lumière lorsqu’elle naissait pareille à la bulle de savon dans l’air de cristal. Il était de la lumière lorsqu’elle baissait et n’était plus qu’une traînée de cendre rouge à l’horizon. Il était de tout ce qui apparaissait ou bien fuyait et amenait avec soi un peu de certitude d’être. Il était si conscient de la chute du temps, du remous des jours, de la perte de l’heure dans celle qui la précédait, dans celle qui la suivait. Il avait beau tendre les bras, plier les poings, il ne happait jamais que le silence et le ruissellement infini d’une longue tristesse. Non qu’il fût incliné à la mélancolie ou bien envahi par quelque désespoir romantique, par quelque nostalgie qui l’eût porté dans un ineffable souvenir. Mais, peut-on être nostalgique quand l’on n’a pas de lieu où habiter ? Car Chemineau n’avait pas de chez soi, sauf l’aire souple des nuages, le rivage où battaient les vagues, la lande où bruissaient les herbes sous la lame du vent. Nul ne savait d’où il venait, à quoi il passait ses journées, quel était le contenu de ses pensées, s’il avait des projets hormis de vagabonder tout le jour en quelque endroit improbable, à la limite d’un faubourg, sur le cercle d’une clairière, peut-être près des ruines ouvertes sur le vide. En réalité, les Rares qui l’avaient aperçu ici où là ne s’inquiétaient nullement de son sort pour la simple raison que ce jeune garçon - certains disaient ce Rôdeur -, possédait le bien le plus appréciable qui, un jour, fut remis aux hommes, la LIBERTE. Oui, Chemineau était libre, totalement libre d’errer où bon lui semblait, de dormir à la belle étoile sous l’œil bienveillant de Vénus, de déjeuner d’une patelle cueillie dans le creux d’un rocher, de rêver longuement en regardant le vol d’une mouette, la crinière flottante d’un alezan ou encore une rangée de cabanes qu’éclairait de sa laiteuse clarté la Lune figée en plein ciel comme s’il s’agissait d’un étonnant photophore voguant au gré des eaux marines.

 

   Au songe, il faut la liberté

 

   Le soir est venu sur ses sandales de velours. C’est l’heure bénie où, les hommes rentrés au foyer, les bêtes sortent pour leur maraude crépusculaire. C’est l’heure suspendue où le jour le dispute à la nuit et de cette hésitation naissent les songes les plus beaux. Au songe, il faut un temps de ressourcement, un espace flottant pareil à la queue du cerf-volant, une limpidité de l’air sur laquelle les choses de l’imaginaire pourront déposer leur belle empreinte, faire leurs mille feux-follets. Au songe, il faut la liberté. La plage est déserte, le sable un bouillonnement apaisé. Rien ne bouge qui ferait effraction, distrairait de soi, écarterait du recueil des sensations présentes. Le ciel est une laque profonde. La Lune un simple mot dans le texte ouvert du monde. Le rythme blanc des cabines de bain allume sa douce phosphorescence, sa perspective fuyante jusqu’à la limite d’une disparition. Identique à une phrase murmurée qui s’éteindrait dans le silence des lèvres. Là, tout se rejoint dans l’unité d’un sens singulier. Plénitude de l’être qui regarde contre la plénitude de ce qui est regardé. Comme si le paysage attendait d’être vu à la mesure d’une contemplation, à la hauteur infime d’un illisible secret. Seule l’approche discrète de la nuit autorise cela, cette effusion, cette sublime rencontre des consciences. Conscience du Songeur jouant avec la conscience de la Nature. Oui, la Nature parle, soupire, rêve à la longue marche des étoiles, s’ouvre à la beauté et alors elle devient lumineuse. Lumière contre lumière.

 

   Dans la pliure bleue de l’air.

 

   Sur la plaine de sable que rien ne vient troubler, Chemineau est assis dans la position de celui qui médite. On dirait une congère d’ombre à contre-jour du temps. C’est tout juste si un filet de vapeur sort de sa bouche, si les cils battent à intervalles réguliers, si la sclérotique fait sa lueur grise dans la perte des yeux. Il y a si peu à faire pour exister, ici, dans la pliure bleue de l’air. Tout ceci pourrait durer une éternité si ne s’allumaient, dans l’antre de la tête, quantité de légendes, myriade de fables, pléthore de souvenirs dont nul ne pourrait savoir d’où ils viennent, comment ils peuvent peupler les rêves du petit Sauvageon. Est-il saisi d’une connaissance immédiate ? Est-il omniscient, possédant en un seul empan de la conscience la pluralité des choses présentes, passées et futures ? D’où tient-il ces étranges images qui déferlent à la vitesse des marées dans le corridor de sa pensée ? Possède-t-il un savoir pareil aux résurgences d’eau dans les dunes du désert ? On croirait à une pure désolation et l’on a devant soi, soudain, des floraisons, des arabesques, des grappes végétales qui colonisent l’air, font leurs étonnantes symphonies. Une agitation intérieure plaquée sur du silence, de l’immobilité, peut-être du doute. Est-il VRAIMENT réel ce réel qui vient à l’encontre avec, dans ses basques, plein de fantaisies, de murmures, de revers chatoyants et de surprises à foison ?

   

   Tellement la vie est sauvage.

 

   Cet enfant sans feu ni lieu est comme fasciné par cette meute de cabanes qui sont les endroits où s’abritent les hommes. Des regards, du froid, des morsures du soleil aussi. Des autres hommes parfois, tellement la vie est sauvage qui entame les chairs, plonge sa langue venimeuse dans les plaies ouvertes. Souvent une lutte sans merci où une existence terrasse l’autre. Plusieurs fois, dans les zones à peine éclairées des villes, il a vu des combats, l’éclair d’une lame, un destin s’enfuir par la gueule ouverte d’un caniveau. Chemineau le sait de l’intérieur même de sa citadelle de peau, avancer sur Terre est une décision semée d’embûches, un itinéraire qui, parfois, se perd comme les eaux dans les fentes assoiffées de l’argile. C’est pour cette raison et pour plein d’autres qu’il vient ici penser à ce qui est, mais aussi à ce qui serait si l’amour unissait, alors que, souvent, la haine divise. Chemineau fixe son regard sur cette ligne de refuges dont il imagine peut-être que ce sont les maisons où il aurait pu vivre si le hasard avait ménagé un toit au-dessus de sa tête. Mais c’est ainsi. Animé d’un doux fatalisme, d’une réflexion jamais empreinte d’amertume ni de jalousie, il se crée un monde à la mesure de ses ambitions, il taille un rêve dans le réel et l’habite tout d’un trait, sans arrière-pensée, avec la même facilité qu’ont les navires à frayer leur sillage blanc au milieu de l’onde qui s’écarte et bouillonne.

 

   Mince anthologie à l’usage du rêve.

 

   D’où lui viennent les images qui vont suivre ? D’où surgissent les phrases qui envahissent sa tête avec une urgence à être saisies ? Comment connaît-il tous ces Auteurs, lui l’enfant sauvage qui n’a vu que des cours d’école, leurs tilleuls chenus, entendu les jeux de marelle et de Chat perché, lui qui n’a jamais appris à lire, qui ne connaît nul poème, qui ignore l’Histoire et la Géographie ? D’où vient cette manne céleste qui fait ses yeux brillants, rend sa bouche pourpre telle celle du gourmand, incendie ses cheveux dans le vermeil du couchant ? Parfois il faut laisser la place au merveilleux, admettre le prodige et se laisser aller à ceci qui vient avec naturel. Alors, avec Chemineau nous écoutons et nous habitons le monde. Avec lui nous sommes au cœur de ces cabanes de planches, nous en faisons le lieu d’une pure joie. Nous sommes les hôtes de ces si belles maisons inventées par des écrivains, ces espaces familiers qui hantent notre imaginaire depuis les bancs de l’école primaire.

 

   * Maison d’André Theuriet : « Aux solives du plafond blanchies à la chaux, des claies chargées de noix, des poupées de chanvre, de jaunes épis de maïs, des chapelets de reinettes grises attachées par un lien de paille pendaient dans la pénombre et ajoutaient une note de plus au tableau d’abondance et de bien-être que présentait l’ensemble de la salle. »

   * Maison de Jean-Jacques Rousseau : « Sur le penchant de quelque agréable colline, bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts ; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préfèrerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que la chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons de mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. ».

   * Maison de Guy de Maupassant : « C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin. »

 

   Le réel, là, devant.

 

   Pourquoi Chemineau, cet enfant livré d’abord à lui-même, remis ensuite au bon vouloir et aux caprices de la Nature, se laisse-t-il bercer par ces textes qui, somme toute, pourraient aussi bien le laisser indifférent ? Ecoutant venir à lui ces anciennes demeures tissées de mots et ourdies d’imaginaire, se transporte-t-il aussitôt dans une Arcadie antique, est-il proche d’une « Lacédémone aux profondes vallées », d’une mythologie, d’un exutoire qui l’exilerait de son propre monde pour le reconduire dans un ailleurs qu’il ne connaît pas mais qui l’attirerait comme une chose secrète ? Est-il sensible à la simplicité des claies chargées de noix, à la rusticité d’un chaume tel que chanté par Rousseau, aux touches bucoliques des iris bleus que Maupassant tend à ses lecteurs comme si les douces fragrances des fleurs s’exhalaient des mots eux-mêmes ? Pourquoi ce penchant en direction du conte alors que le réel est là, devant, avec les mains ouvertes, l’œil rond de la Lune blanche et la voûte du ciel où, bientôt, s’allumeront les gardiennes de la nuit ?

 

   La chute oblique de la pluie.

 

   Se confier aux paroles des poètes c’est, pour Chemineau, comme s’envelopper d’un songe et flotter au rythme de ses flux et de ses reflux. Une manière de musique qui parcourt son corps, y fait lever des frissons, allume dans ses yeux le bonheur d’être. Mais ce que Chemineau aime par-dessus tout, c’est se laisser aller au bruit des étoiles, dériver dans le long scintillement de la parole nocturne. Regarder ces silhouettes blanches dans laquelle les hommes et les femmes se dénudent avant d’aller au bain n’est qu’un prétexte à éprouver ce que la liberté a de saveur, de félicité immédiate. Partout sont les peuples soumis, les enchaînés, les aliénés devant les puissants, les humiliés qui s’agenouillent et prient en silence. Nul besoin de logis pour notre Aventurier. Un coin de terre, le lisse d’une plage, le creux d’un rocher, la courbe assourdie d’une dune, une anse de la mer, le tronc évidé d’un arbre. Nature contre nature. Car Chemineau est encore dans l’âge d’homme où il n’y a nulle servitude. Vivre n’est pas un effort, une dette à payer, un écot à verser dans la sébile de quelque mendiant, une offrande en direction des dieux. Vivre c’est cueillir la blanche corolle et en goûter le nectar sucré. Vivre, c’est s’allonger dans la vague et laisser son corps flotter dans l’écume. Vivre, c’est apercevoir le goéland cendré qui fauche l’air et fait un trou dans l’eau dans un éblouissement de gouttes. Il n’y a guère d’autre vérité pour lui que de confier sa jeune existence à la courbe du soleil, au grésillement de l’aube, à la chute oblique de la pluie, au sourire aperçu, au loin, sur un visage buriné par la gouge du temps. Pour Chemineau, l’espace est ouvert, infiniment ouvert, à la manière d’un éventail multicolore dont chaque feuillet porterait en lui le lumineux message du monde. Exister n’est pas un devoir, seulement une possibilité d’être selon soi dans l’avancée du jour. Rien d’autre à éprouver que cette griserie qui s’éploie à partir de l’humble présent de la Nature, de la présence discrète de celui qui s’attache à vos pas, de celle qui vous porte affection et réconfort. Coïncider à son être, sans doute la plus belle faveur qui échoie aux attentifs et aux silencieux.

 

   Un bref moment d’éternité.

 

   Nous ne savons jamais si nous avons traduit en mots exacts ce que l’autre ressent ? Avons-nous parlé de Chemineau, cet enfant de légende, avec suffisamment d’exactitude ? Ou bien n’avons-nous fait que projeter nos propres sentiments, délivrer quelques unes de nos affinités ? Toujours le problème insoluble de la distance de soi à l’autre. Mais peu importe. Peut-être cette histoire n’est-elle que pur imaginaire. Peut-être ne sommes-nous, dans le fond, seulement une histoire qui se développe, grandit puis meurt afin de céder la place à une autre fiction ? Ne sommes-nous que littérature, c'est-à-dire jeu de langage, et alors tout cesse dès l’instant où nous cessons de parler ? Avant de quitter cette jeune vie si proche de la Nature, mais aussi des mots, offrons-lui un bref moment d’éternité afin que, ressourcé à l’aune d’une parole, il puisse poursuivre son errance infinie.

 

   « Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit… Ainsi l’avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :

 

FAIS CE QUE VOUDRAS,

 

car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur. »

 

   Sans doute le seul habitat que Chemineau aurait été capable d’adopter était-elle cette Abbaye de Thélème immortalisée par l’immense Rabelais. Habiter s’inscrit toujours dans un projet humaniste. Seul l’homme habite. L’animal s’abrite. La plante végète. Chemineau poursuit son voyage. Et nous, le nôtre, dans l’invisibilité du temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

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