" By night ".
« Qu'allais tu faire là bas
En plein milieu de nuit
Que cherchais-tu ?
De la lumière ?
Le sommeil ?
L 'oubli ?
Des rêves de nouveaux départs ?
Les âmes errantes des êtres chers et disparus ?
Ou tout simplement…un peu de fraîcheur ? »
A.B.
Jetée de Calais.
Photographie : Alain Beauvois.
Lumière pariétale.
Hommes de l’origine, ils se sont levés au-dessus de la savane, ils ont redressé leurs corps massif, ils ont porté leurs mains en visière sur leurs fronts bombés, ils ont dilaté l’humeur vitreuse de leurs yeux, ils ont découvert l’entaille blanche de la lumière, ils ont vu l’ébauche d’une vérité. Dès lors leur âme, leur esprit, fussent-il primitifs, seront marqués au fer rouge de la révélation. Ils n’auront plus de repos que leur regard n’ait embrassé la totalité du réel et aperçu les prismes réfractés des choses, la pluralité des sensations vibrant à la manière d’une brume solaire. Nul ne peut demeurer dans l’ombre et exister dans la plénitude de l’être. Il y a trop de courants qui sillonnent le monde, trop d’irisations à la face des marais, trop de beauté dans la pellicule d’eau, de joie dans la flamme qui éblouit en même temps qu’elle ravit. Et elle ravit à soi, condition première afin d’oublier sa cathédrale de chair et de découvrir ce qui la fait tenir debout, le sourire d’un visage, la lueur à la pointe de l’aube, la première ébauche de l’art dans la noire touffeur des grottes.
Les signes de sa présence.
Ça y est, l’homme a compris, ça y est l’homme a vibré sous les meutes de son infaillible instinct. Il s’est baissé, a saisi un fragment de charbon, un peu de terre sanguine, un brin de poussière de couleur ocre. Il a posé sur sa demeure pariétale les signes et les événements de sa présence. Il a gravé dans la pierre la figure de son humanité. Surgissent dans la matière ombreuse du devenir bisons et bouquetins, chevaux et aurochs, félins et mammouths, ramures paléolithiques et arbres-chamans, pointes de flèches et triangles vulvaires. Et, ici, il ne s’agit pas seulement de représentations qui mettent en scène le réel mais de témoignages qui en tracent l’émergence à même la paroi. Chaque signe est langage, chaque signe est lumière qui fait reculer la sourde nuit préhistorique.
Lumière solsticiale.
Mais la lumière ne naît pas seulement dans les boyaux de suie de la terre, elle rayonne également au centre des pierres bleues et des grès verts de Stonehenge alors que le soleil pénètre jusqu’au cœur du dédale de pierres lors du solstice d’été. Sans doute ne connaîtra-t-on jamais la destination de ce mystérieux édifice. Observatoire astronomique, culte solaire, temple dédié à des dieux lointains ? Notamment à la vénération d’Apollon dont Diodore de Sicile nous précise que « tous les dix-neuf, ans, quand le Soleil et la Lune retrouvent leur position l’un par rapport à l’autre, Apollon fait son entrée dans l’île ». Mais peu importe la vraisemblance de la mythologie, la valeur des légendes. Déjà élever ces mégalithes est une prouesse sans égale, un témoignage d’un accès à la transcendance dont on s’accordera à reconnaître qu’elle a quelque chose à voir avec la lumière, avec le cours infini des significations.
Lumière zénithale.
Cette belle lumière qui coule du zénith en larges bandes claires, en écharpes pareilles aux draperies boréales, combien elle a été vénérée par les Incas du haut du Machu Picchu, cette « vieille montagne » tutoyant les couches célestes de ses sommets érigés à six mille mètres d’altitude. Inti, le Soleil, y est vénéré en tant que divinité, mais aussi à titre d’ancêtre totémique. Ce Soleil adoré par l’ensemble de la tribu se reflète dans l’Inca lui-même qui en est comme le signe apparent sur Terre. Que font donc les prêtres chargés des rituels et des sacrifices sinon donner à la lumière l’aliment qu’elle réclame comme l’offrande la plus haute que lui font les habitants de la cité ? Leur âme en échange de la flamme céleste.
La venue de l’homme à soi.
Du pariétal au zénithal en passant par le solsticial, une seule ligne continue, une seule disposition des hommes au sacré et à ce qui les dépasse, qui les porte au-devant d’eux comme le ferait une parole surgie d’on ne sait où, annonce d’un Prophète qui dirait la venue de l’homme à soi, Zarathoustra retiré dans sa montagne, qui n’en sort que pour indiquer aux mortels la voie des vertus, du Surhomme, de l’éternel retour, des faibles et des forts, du bien et du mal, de l’exister en son étonnante pluralité. Toutes ces idées, toutes ces notions qui sont les points brillant dans la nuit sur lesquels l’homme devra méditer afin de devenir ce qu’il est, un être de savoir, de compréhension, un chercheur de sens parmi les enlacements du monde, ses nœuds de Moebius, ses arcanes multiples, ses cryptes muettes, ses chemins qui, parfois « ne mènent nulle part ».
Lumière du fanal.
Eté aves ses hallebardes blanches qui tombent du ciel. Eté et l’air se tisse de filasse, le corps exsude ses liquides, l’esprit se dilue dans la trame complexe de l’heure. Les idées sont lentes à se mouvoir, elles font leurs flaques dolentes, leurs minuscules marigots où même les sauriens sont ivres de peine et de sommeil. En ville les terrasses des cafés sont désertes, la poix qui tombe d’en haut est trop brûlante, pareille à une malédiction qui voudrait consigner les hommes à seulement dormir, à s’enliser dans les rets d’un songe aux ventouses adipeuses, aux buccinateurs suceurs d’énergie, aux trompes qui flagellent et assomment.
On a de la peine à parler tant le massif de la langue est immobile, endolori.
On a de la peine à entrouvrir les yeux que les éclairs de chaleur obturent et consignent à la cécité.
On a de la peine à aimer tellement les rencontres sont impossibles qui assignent à résidence et les pales des ventilateurs ronronnent à la manière d’un félin épuisé par tant d’hostilité lourde, vacante, armée et l’arc est bandé qui n’attend que l’ordre de décocher la flèche inique qui décrira dans l’air épais la trajectoire, peut-être, d’un non-retour. Dans les cubes des chambres on invoque la fraîcheur, tout comme les Incas demandaient le bain salvateur de l’astre solaire. Le plâtre gonfle par endroits, les châssis des fenêtres se dilatent et gémissent, les gonds se vrillent sous la poussée du feu démentiel.
Un drôle de chant.
Soir. Soir d’été avec ses remugles de chaleur accrochés aux basques, ses aiguilles lancinantes forant le cuir des talons, ses mèches d’étoupe qui cirent le vestibule des oreilles, ses cordes de chanvre qui ligotent les mollets et alourdissent la marche. Cependant quelle libération déjà dans l’air qui crisse et vibre avec son bruit d’insecte. Se déplie en poussant devant soi les dernières volutes de tiédeur. Impression de mousson avec le claquement des premières gouttes d’eau sur la peau écarlate des trottoirs, les bubons noirs du bitume, les poussées d’acné des mottes de terre. Ce qui était dilaté se contracte et cela fait un drôle de chant pareil à une litanie qui se perdrait dans la touffeur des herbes.
Scintille de sa pure présence.
Là-bas, tout au bout du quai, pareil à un cierge planté dans la nuit, la hampe droite du phare qui scintille de sa pure présence. A simplement regarder son architecture de jouet d’enfant et déjà les alvéoles se déplissent et déjà le feu d’une joie couve sous la cendre du corps. Un mince lumignon, une braise discrète, un clapotis de source dans le silence cotonneux des grottes de calcaire. Dans sa cage de verre vit une lumière bleue si douce, si apaisante.
Serait-ce une âme échappée de quelque vivant qui aurait trouvé sa nouvelle demeure ?
Serait-ce la lumière de l’esprit qui perce la nuit de l’inconnaissance de son dard curieux, de sa flèche douée de savoir, de sa sagaie ornée d’une belle sapience ?
Serait-ce simplement un geste d’amour qu’un Marin péri en mer enverrait à son ancienne compagne qui toujours l’attend sous le toit de tuiles brunes usées par le temps ?
Serait-ce le début d’un poème qui déplierait ses subtils alexandrins, son majestueux symbolisme en direction des hommes, ces Terriens qui ne rêvent que de vastes océans, d’exil et qui demeurent rivés sur l’île originelle quelque part au centre du rocher de leur corps ?
Serait-ce le témoignage de civilisations anciennes, la résurgence des populations paléolithiques occupées à sortir du cerne épais de l’obscurité ?
Serait-ce la prière d’un Inca suspendue en plein ciel ? La complainte des adorateurs de l’astre solaire s’échappant des pierres levées de Stonehenge ?
Serait-ce une parole levée au-dessus de l’horizon pour nous dire simplement la géographie de notre être toujours à la recherche d’un fanal pour la navigation, en quête des yeux des étoiles, des dessins exacts des constellations ?
Tout ceci est di difficile à démêler dans l’écheveau embrouillé des perceptions, dans le tissage serré des sensations, dans la confluence des émotions. Si difficile et si exaltant à la fois. Nous n’existons qu’en raison de cela même : ouvrir les yeux et déchiffrer le monde. Oui, le déchiffrer ! Jusqu’à la dernière goutte de lumière.