Source : PAJU – RTS
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Ici, dans ce pays de vent et de roches brunes, dans ce pays que nul ne semble habiter, dans ce pays de légendes et de brumes grises, vit une petite fille du nom de Gaëlle. En réalité, on ne sait si c’est son nom réel, si du reste elle en a un, si elle est pure invention, chimère flottant au large de l’imaginaire. Certains disent qu’elle est née de la brume, d’autres qu’elle est née du granit et de la lave, d’autres encore prétendent qu’elle est fille de Poésie et qu’il ne sert donc à rien d’en vouloir saisir l’image. Elle est parce qu’elle est, comme « la rose est sans pourquoi » et parfois convient-il de laisser aux choses et aux personnes leur aura de mystère, ainsi peut naître le rêve qui, seul, peut nous aider à vivre et à oublier les corridors étroits de nos soucis.
Disons que nul ne l’a aperçue mais qu’elle existe tout comme existe le menhir planté dans le ciel, la caravane de nuages au loin, le demi-cercle de l’arc-en-ciel qui pose sa ligne de couleur sur le bord du monde. Gaëlle, donc, doit devenir une simple évidence, un genre de concrétion du paysage, un bourgeonnement au-dessus des flots, peut-être une musique aérienne au plus haut de l’espace. Ce que fait Gaëlle, tout au long de ses journées qui, jamais, ne semblent commencer ni finir, c’est tout simplement de vivre au gré du temps qui passe, au rythme du vent, dans le grésillement des abeilles, dans les flocons de lumière qui essaiment l’azur de si belles taches blanches.
Gaëlle-du-matin, la voici qui se confond avec tout ce bleu sombre, ce bleu-marine qui envahit le ciel, se lève de la mer, peint tout dans une seule et unique teinte pareille à une mélancolie heureuse, à une tristesse gaie, à un lumineux désespoir. Car il en est ainsi de toute vie qu’elle se pare, parfois, de l’étrange clair-obscur de l’oxymore : une vive et éclatante lumière que recouvre le dais d’un vague à l’âme, que ternit le gris d’une lointaine réminiscence. Mais c’est précisément parce qu’il y a de l’ennui qu’il y a aussi de la gaieté. Tout ceci joue en duo la belle mélodie de l’exister.
Gaëlle s’assoit sur ses pieds, le dos légèrement cambré, ses yeux sont deux minces fentes par où le monde se donne à elle dans une manière d’étrange beauté. Gaëlle voit les amas de gros rochers, on dirait des animaux antédiluviens, elle voit la longue clôture de pierres sèches, un plateau d’herbe couché sous le vent, une maison de granit au toit qui descend au ras du sol, quelques bâtiments épars moutonnent tout autour. Puis le bord déchiqueté du rivage, une île au loin émergeant de la brume, d’énormes vagues blanches qui se lancent à l’assaut d’un cap, puis explosent en milliers de fines gouttelettes.
Gaëlle-de-midi semble se dissoudre à même la lumière de l’heure méridienne. Elle est fascinée par les mouvements qui ont lieu ici, qui vivent de leur belle énergie, jamais ne se renouvelleront et c’est en ça qu’ils sont précieux, et c’est pour ceci que Gaëlle vit avec eux, tout contre eux. Parfois elle sent cette meute d’agitations vriller l’intérieur de son corps et elle rayonne de beauté longtemps contenue, et elle sent les pliures de la joie l’envahir, faire gonfler des larmes tout au bord de ses paupières. Elle regarde le lent ballet des goélands. Dans leurs fortins de plumes ils paraissent hors de tout danger, maîtres de l’eau comme ils sont maîtres de l’air. Parfois ils la frôlent et alors elle voit leur grand bec orangé, leurs yeux clairs dilatés percés en leur centre d’une lueur d’obsidienne.
Elle aime ces oiseaux, seigneurs de l’espace. Des fois il lui arrive de les chevaucher, de monter très haut dans l’air qui claque et fouette son visage. Alors son regard porte au loin, plus loin que la terre, plus loin que l’ennui des hommes et elle voit l’envers des choses, la fulgurance de quelque vérité, le long fanal de l’amour qui scintille en d’inatteignables contrées. D’autres fois elle suit de ses mains les joyeuses figures des fulmars, leurs cercles au-dessus de l’eau, leurs cris de gorge pareils à des claquements, à des voix rauques qui déchirent l’air, l’entaillent, en font des lambeaux qui, toujours, tardent à retomber.
Gaëlle-du-soir aime à sa camper dans une posture toute méditative, tout en haut du plateau noir qui surplombe le vide. Là, le vent tourbillonne en longues rafales, il claque dans le genre d’une fronde lançant son projectile, il hurle parfois et ce sont ces longues plaintes qui lui plaisent le plus, qui scindent son corps, en font une sorte de presqu’île à la dérive. C’est bien de se sentir en partage avec le monde, d’en être une parcelle qui vibre à l’unisson, alors on n’est plus séparée, alors on communie dans un sentiment de plénitude. La lumière baisse maintenant, elle murmure au-dessus du gonflement de la mer, elle devient noire dans les grandes fosses marines. Elle est l’âme des choses, elle palpite tout contre l’étrave de la conscience, elle parle son langage de rapidité ou bien de lenteur.
Gaëlle est entièrement à son être et rien ne pourrait la distraire d’elle-même. Quelques nuages bleu-gris, effilochés, traversent la plaine du ciel. L’eau s’est soudain assagie, comme pour gagner la nuit qui l’attend. L’immense rocher qu’elle nomme « Géant à la bouche ouverte » semble bien près de s’assoupir, seule maintenant, dans le jour qui décline, la fente qui le traverse, on dirait qu’il profère un secret avant même de sombrer dans un lourd sommeil. Le crépuscule bascule, encore quelques traînées couleur de lilas sur l’immense plaque d’eau. Les rochers se fondent dans la toile du ciel, ils s’évanouissent et seuls les yeux de Gaëlle brillent dans l’ombre à la manière de deux billes d’étain. Quelques étoiles s’allument au firmament qui viennent dire aux hommes l’heure de leur retraite, de leur parenthèse. Le temps d’une nuit ils n’existeront plus vraiment. Gaëlle s’enveloppe dans une houppelande de laine qui sent encore le suint des moutons. Elle se met en chien de fusil. Les étoiles allument sur son front quelques douces braises. Elle va dormir là, tout contre le vent, sous la bannière du ciel, face aux rochers ses amis, sous la veille des grands oiseaux blancs qui partagent l’écume céleste et lui ouvrent grand les portes du rêve. Oui, du rêve !