Œuvre : François Dupuis.
L’océan du doute.
Y a-t-il une seule vue du vaste monde qui soit nette, sans ambiguïté, dépourvue de fuyantes perspectives, assurant notre étrange parcours de sa validité, nous disposant à la confiance et nous remettant, en définitive, à la certitude que nous sommes réellement et non une fiction dérivant sur l’océan du doute ? Cela existe-t-il vraiment en quelque endroit de la Terre, fût-il secret ? Ou bien n’est-ce qu’une sorte de brumeuse utopie qui nous entoure de ses bras floconneux, de ses écharpes de songe tout comme sur les rives impressionnistes du Lac Majeur ? Alors nous n’apercevrions que le semis des Îles Borromées, leur étrange persistance rétinienne entre l’irréelle plaque d’eau bleue et le fin duvet des nuages, loin là-bas dans la perte du ciel. Oui, nous rêvons de découvrir un paysage-miroir, peut-être l’écrin d’une eau pure dans le cercle d’une doline avec, à l’intérieur de l’œil mystérieux, l’exactitude de notre visage, cet immédiat surgissement de l’être qui nous saisit, nous confère épaisseur et sentiment d’exister.
L’espace du Rien.
Notre visage auquel nous nous destinons sans délai comme si, de toute éternité, nous en étions l’infrangible possesseur. Mais qui donc d’autre que nous pourrait en revendiquer l’irremplaçable lieu ? Il domine notre effigie depuis notre naissance, il est l’emblème qui porte en avant de nous la juste mesure de notre destinée, se donne comme empreinte de notre caractère, brille de l’éclat des souveraines certitudes. De l’image d’une personne, par l’imaginaire, on peut s’amuser à tout biffer, les bras, les jambes, le tronc aussi et néanmoins la personne survivra à ce cruel démembrement. Elle aura encore un nom, une identité, peut-être un sourire, une mimique, un air de s’entendre avec notre triste facétie. Mais ne lui ôtez jamais le visage car, alors, vous n’auriez plus face à vous qu’un tragique culbuto aux syncopes mortelles. Autrement dit l’espace du Rien.
La sublime éminence.
Nous disions l’évidente appartenance du visage, son attachement au roc biologique, la sublime éminence, le bourgeon terminal, face éminemment visible tout en haut de Celui qu’on est, que les autres reconnaissent comme un des leurs, mais dans son unicité, mais dans son imprenable singularité. Et pourtant est-on si sûrs de ce portrait que l’on donne aux Existants comme étant le nôtre, sans partage ? N’éprouve-t-on une hésitation à en revendiquer le fief, à l’enclore de barrières, à le situer dans la joie suprême de l’inatteignable ?
Le reflet d’un miroir.
Or, justement, le problème c’est qu’il est toujours atteint et atteint en premier lieu par le simple jeu de l’altérité. Le Face-à-nous nous « dé-visage » - cruelle sémantique -, donc il nous prive de notre bien le plus précieux, il en jouit, lui seul en a la contemplation sans délai, sans médiation d’aucune sorte. Epiphanie adverse se faisant la seule capable de l’appréhension de ce qui me détermine en ma qualité d’individu un parmi la multitude. Le drame de l’humain est ceci : ce qui lui appartient en propre il n’en peut saisir que l’évanescente trace, la fuyante ébauche sur le reflet d’un miroir. Autrement dit une vérité seulement approchée, une réalité soumise au traitement déformant d’un artefact, une illusion en dernière analyse. Une fuite dans les corridors inépuisables et souvent illisibles du monde.
Renaître à soi.
Certes combien ces prémisses semblent diluer la présence de l’Artiste-en-portrait. Sans doute mais elles sont le fondement anthropologique sur lequel chaque signe fait son apparition à partir d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, univers des archétypes qui traverse tout acte de création avant même qu’il n’ait lieu, dans le simple frémissement du projet pictural. Puisque, aussi bien, cette toile qui bientôt sera maculée a toujours déjà existé dans les strates oniriques de Celui qui en réalise l’actualisation. Pratiquer l’art de l’autoportrait c’est, en quelque sorte, renaître à soi dans l’épaisseur réalisatrice des pigments, dans l’onctuosité de la pâte, dans la matière colorée que triture la brosse dans l’événement du paraître. C’est étonnant, tout de même. D’abord il n’y a que le néant du fond, la blancheur continue du silence, le domaine qui s’étend et attend la profération.
Elle parle le langage de l’être.
D’abord il n’y a que le doute de soi, l’imprécision sur laquelle le Sujet, bientôt, guettera cela qui va surgir de l’ombre blanche. Des taches d’abord, comme si toute confusion se traduisait en première instance par un camaïeu coloré, une ambiance, une tonalité dominante posant les valeurs de la physionomie. Une brume, une cendre, des attouchements, parfois des caresses, la volupté se disant en notes d’essence, de fluidité, de dilution, d’atmosphère presque aquatique, cette matière de l’âme qui donne essor et assure l’envol de l’œuvre dans son vocabulaire premier. Un vert de chrome que viennent jouxter des nuances de terre de Sienne et d’ombre, quelques touches de gris, un rehaut de teinte chair et se précise déjà l’imprescriptible silhouette en attente de figuration. Ce n’est plus une ébauche, ce n’est pas encore un visage avec son modelé définitif, son luxe de détails, son réseau de signifiants identitaires. Et pourtant l’œuvre est arrivée à son terme, elle vit de sa vie autonome, elle parle le langage de l’être.
Cette forme arrêtée en plein ciel.
Peut-être les Voyeurs s’étonneront-ils de cette facture qui semblait en voie de devenir, que la conscience intentionnelle de l’Artiste a fixée pour l’éternité. Oui, car il n’y aura ni ajouts, ni retraits, seulement cette forme métamorphique arrêtée en plein ciel. Et nul ne doute que la décision semble fondée en raison ou bien en émotion. Autoportrait est là, figé tel qu’en lui-même, comme sur le seuil d’une parole qui tarde à venir, qui n’advient que dans l’espace d’un suspens. Assurément ici se dit l’intériorité, la méditation, peut-être la contemplation. Mais que peut donc contempler celui dont les yeux paraissent obturés ou, à tout le moins, ne sont nullement visibles ? Eh bien ils regardent l’être sous-jacent à la forme, le principe subtil et hautement insaisissable au travers duquel toute chose délivre son étantité à défaut de nous dévoiler le secret de sa venue au jour, la formule de son étrange alchimie, la nature de son chiffre. Ce dont il faut être conscient, c’est de l’urgence à faire figure, à donner visage à ce qui, sans cette ouverture, demeurerait menace, possibilité de destruction, fragmentation du réel en un illisible éparpillement.
« Assomption jubilatoire ».
Mais parler de fragmentation c’est aussi faire signe en direction de cette expérience unique du tout jeune enfant découvrant son image dans un miroir. Geste immémorial, geste insigne de l’accès à soi. A la stupeur première éprouvée, succède cette merveilleuse « assomption jubilatoire » si habilement décrite par Jacques Lacan. Le petit enfant qui, jusqu’alors, se vivait dans un corps morcelé, voici que son regard surprenant son image reflétée l’amène à la juste conscience de soi, valeur hautement symbolique et synthétisante du geste de la vision qui reprend en son sein les sèmes épars et les assemble en cette incroyable présence.
Filigrane au-dedans de soi.
Tout créateur attelé à la tâche de l’autoportrait - ne se voit-il dans l’image du miroir ? -, réactualise cette séquence formatrice, unifiante des premiers pas dans la vie. Cette dernière, la vie, se transforme alors instantanément en exister, à savoir en ce projet, ce tremplin qui portera vers l’avenir les virtualités présentes au moment de la « révélation ». Dès lors les conditions seront réunies d’une entrée dans une temporalité concrète douée de sens. Adéquatement interprété, cet épisode fondateur se laissera deviner au travers des premiers dessins de l’enfant qui ne sont que la projection de son corps total sur l’espace de la feuille. Pourquoi en serait-il autrement de l’Artiste parvenu à l’âge adulte qui recherche assidûment dans ses créations les empreintes de ce qu’il fut jadis, une esquisse qui n’attendait que le temps de sa venue ? Oui, de sa venue. Sans doute n’y a-t-il guère de moment plus heureux que celui de la trace retrouvée qui gisait en filigrane au-dedans de soi. Ainsi se dit l’œuvre qui est aussi le dit de l’être. Rien au-delà qui vaille la peine d’être interrogé. Tout est là qui dévoile sa grâce ! L’épiphanie de l’humain est de cette nature. C’est pourquoi, toujours, inlassablement, nous la cherchons en-dedans de nous, en-dehors de nous. Partout où elle peut avoir lieu.