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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 08:09
Force est à l’ombre.

                                (Encre de Chine 56x76).

                             Œuvre : Sophie Rousseau.

 

          "...La substance de l'ombre rejoint celle de l'encre.

                       L'ombre fait disparaître les détails.

                          Pourtant elle reste inépuisable.

                                    On ne peut l'achever.

                           On ne peut aller au bout de l'ombre.

        C'est sans doute pourquoi elle m' attire avec une telle force."

 

                                      Gao Xingjian.

 

                                               ***

 

 

 

 

   Ce massif de lumière noire.

 

   D’abord tout part du corps, ce massif de lumière noire, de formes enténébrées. Son mystère est cette densité, cette opacité qui ne sauraient se laisser pénétrer, se découvrir elles-mêmes tellement la complexité labyrinthique de sa structure est muette, sourde à toute profération venue de l’intérieur. Mais aussi bien de l’extérieur. Tout y est empli de nuit, de lourde incompréhension de cela qui s’y manifeste à la manière d’une étrange mécanique. Nul n’en perçoit le rythme intérieur, les flux et reflux de marée qui le traverse et le dispose toujours à être ce procès métamorphique sans devenir apparent. Seulement la bogue étroite d’un silence.

 

   Prisons de Piranèse.

  

  Comment l’imaginer autrement que sous les traits approximatifs, hachurés, charbonneux  des gravures des « Prisons imaginaires » de Piranèse ? Des voûtes sombres, des passerelles énigmatiques, des cordes hébétées auxquelles s’attachent les cercles des poulies, des murs tachés de suie, des silhouettes fuligineuses en fuite d’elles-mêmes. Voici comment, métaphoriquement, pourrait se donner à voir notre intérieur qui ne sera jamais que la mise en image d’un songe, que le rapide tracé d’une hallucination. Dans les si belles illustrations du graveur italien rien ne fait signe en direction d’un déploiement de la lumière. Les blancs y sont gris, les gris y sont noirs. Comme si, en abîme, chaque proposition lexicale s’éteignait dans l’instant de sa propre profération.

 

    Goutte noire de l’encre.

 

    Donc tout part du corps. Dans le silence de la création qui efface toute référence aux catégories du temps et de l’espace, tout est en suspens qui attend le signe premier qui dira la présence de l’art. Trois protagonistes dans le clair-obscur de l’atelier : l’Artiste, le papier, le pinceau. Trois notes fondamentales au gré desquelles l’œuvre viendra au jour. Simple partition en trois mouvements. Le bras, la main sont issus de la masse lourde, indifférenciée du corps, de la nuit d’ébène qui s’y inscrit comme sa réalité la plus propre. Cette nuit diffuse jusqu’à l’extrémité du pinceau où étincelle la goutte noire de l’encre. Pareille à une larme issue du tissu corporel, qui voudrait en dire la fermeture en même temps que la demande d’ouverture. Autrement dit la blancheur, le brasillement, le surgissement.

  

   Les oiseaux traversent l’éther.

 

   La main s’est déjà exonérée du massif de chair, déjà elle s’éclaire de la pure joie de la rencontre. Tout comme la voix qui blanchit au sortir de la bouche, le pinceau tient en sa pointe une parole qui va s’essaimer en une multitude de mots faisant se lever les signes de la parution. La pâleur du papier est l’espace du Rien, la vacuité immobile du Néant. Jamais on ne peut regarder longtemps cette « in-signifiance » qui ferait écho avec la nôtre. Oui, avec la nôtre car nous ne signifions que dans l’acte de parler. De porter la clarté de l’être au-devant de nous. En-deçà, au-delà, le halètement inquiet de la non-figuration. Exister est prendre figure. Prendre figure est se doter d’un visage. Se doter d’un visage procéder à son épiphanie par laquelle notre visibilité instaure son droit à exister. C’est de manifestation dont il s’agit et uniquement de ceci, le reste n’est que pure anecdote. Le ciel s’écoule, les nuages passent, les oiseaux traversent l’éther avec la rapidité et l’évanouissement propres à la contingence. Rien ne fait trace que cette fuite infinie dans le corridor du temps.

 

   Faire trace.

 

   Faire trace. C’est cela qu’attendent l’Artiste en son esprit, le pinceau en son égouttement, la feuille en sa nudité qui reçoit les stigmates dont elle était en manque. Alors quelque chose se met à parler, « la substance de l'ombre » se fait donatrice de forme, ce pur mystère de la vie esthétique dont Henri Focillon disait : « Le signe signifie, alors que la forme se signifie », voulant par cette énigmatique expression affirmer l’exception du geste artistique qui porte à la présence, donc à la dignité d’une vision ce qui ne pourrait apparaître qu’à l’aune d’une simple tache. C’est ce qu’indique la nature pronominale du « se » qui fait de la forme une totalité, un monde accompli, une unicité surabondant à même son essence. A l’opposé des signes qui sont légion, lettres, mots, représentations d’un objet, enfin tout ce que la quotidienneté prodigue à l’envi dans les avenues multiples du réel.

 

   Une dialectique s’est levée.

 

   Donc les taches, donc les ombres jouant avec la lumière, donc le noir avec le blanc. Force tranquille de l’ombre, force fluviale qui entraîne avec elle des copeaux de blancheur, des écailles de lumière. Une dialectique s’est levée qui met en relation mais aussi oppose, fait naître les valeurs, accorde les tons. Langage de l’encre qui efface les plages blanches, se mêle à la subtile médiation de l’eau, fait surgir l’immense palette des gris, se diffuse selon îles et presqu’îles, archipels, semis de terre sur la vaste surface de l’océan. Ainsi des continents apparaissent-ils, puis se défont, se croisent, s’osmosent, produisent leurs affinités électives, parfois éclatent en multiples diasporas, en peuples minuscules qui migrent vers les bords de la feuille on bien convergent sur les larges agoras où se laisse entendre l’inoubliable voix des choses secrètes enfin révélées.

  

   Car il faut trouver du sens.

 

  Alors les yeux des Voyeurs s’ouvrent, les pupilles se dilatent. Elles veulent voir tout ce qui paraît et annule le néant, biffe l’immémoriale angoisse, reconduit dans l’obscurité primitive la sourde déréliction. Car il faut trouver du sens, hisser l’oriflamme nous disant les voies par lesquelles accéder à nos formes humaines. Ici se glisse l’image d’un animal aux prunelles de jais, au museau effilé, aux pattes pliées le long du triangle de la tête. Là une main d’ursidé ou bien de félin et la litanie des représentations serait infinie qui ferait son bruit d’essaim en son urticante pullulation.

  

   Cette totale liberté.

 

   Mais, non, nous ne nous laisserons nullement abuser par cette joyeuse fantasmagorie qui ne traduit qu’un désir d’objectivation du réel, c’est-à dire d’une reconstruction des signes mondains. De ceci il faut se défaire, oublier les ombres du Rorschach, faire son deuil des projections personnelles, déboucher seulement dans cet espace de l’art qui ne possède ni limites, ni temps communs mais s’inscrit dans cette totale liberté sans quoi il ne serait qu’une duplication de la nature, une imitation dont les thèmes antiques l’avaient amplement affublé. Si l’art n’était qu’imitation, comment pourrait-il, en effet, se montrer sous les traits de cette transcendance qui déborde de toutes parts les objets qu’il est censé mettre en œuvre ?

  

   Forme coalescente à son dessein.

 

   « Mettre en œuvre », c’est bien de cela en effet dont il s’agit mais dans la plénitude d’une forme seulement coalescente à son propre dessein car on ne saurait l’inféoder à quelque volonté de puissance qui lui serait extérieure. Jamais l’art ne se soumet à une injonction, fût-elle celle pénétrante de l’Artiste ou de l’Amateur éclairé. Elle est forme parce qu’elle est forme, rejoignant en cela la nature à nulle autre pareille de la rose d’Angelus Silesius :

 

« La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ? »

 

 

 Fondé en vérité.

 

  Mais voici qu’à l’épilogue de cet article nous sommes pris d’un doute.  La rose, tout comme cette encre, autrement dit les choses belles ne se questionnent-elles sur le fait d’être regardées ?  Ou bien s’agit-il, simplement, d’un travers de l’homme qui, souhaitant que l’on s’arrête sur son sort revêt, la plupart du temps, l’avenante physionomie de Narcisse ? Toutes les perspectives du réel ne font-elles sens à la mesure de notre regard ? Certes, mais encore faut-il qu’il soit fondé en vérité. Là est sans doute la seule exigence. Celle de l’art aussi bien que la nôtre !

 

 

 

 

 

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