Photographie : Blanc-Seing.
Nous avançons sur le chemin. Nous croyons nos pas assurés, notre jugement sain, exact quant aux choses qui viennent à nous. Nous flânons. Nous regardons de-ci, de-là. Cette fleur, cette branche, ce bout de bois, cet insecte qui traverse le sentier de son pas hésitant. Parfois même nous demeurons dans le cercle étroit d’une liane, y apercevant le réseau de quelques feuilles, des troncs en voie de constitution, enfin l’anatomie de la forêt en sa réalité fragmentaire. C’est un peu comme si nous demeurions au centre de notre corps, peut-être sous l’abri arqué du diaphragme, à l’abri des orages du monde et du vent furieux des esprits lorsqu’ils vivent à la mesure de leurs excès.
Alors nous ne nous présentons à la conscience universelle qu’en tant que citadelle dans laquelle luit à peine le lumignon de la raison. Nous nous contentons d’une vue étroite, nous ne sortons de nous qu’à l’aune d’une vision se glissant au travers du goulet étroit d’une meurtrière. Et pourtant notre âme témoigne d’une présence qu’elle croît réelle, comme si la totalité de ce qu’il y a à connaître était enclose dans ce genre de microcosme qui s’offre à nous comme seule vision d’un monde possible.
Soudain c’est comme si nous nous éveillions au centre de l’Académie de Walton dans le cercle prestigieux « des poètes disparus », ce groupe d’esprits libres et oniriques, anticonformistes, qui veulent fixer leurs propres règles et amener la réalité à coller à leur intime subjectivité. En fait le lieu d’une indépassable utopie qui est inféodation à son propre ego plutôt que reconnaissance de l’existence en sa manifestation la plus exacte. Car tout acte libre s’il part bien de soi ne peut s’exonérer du rapport à l’autre, aux choses, au monde.
La liberté est donc cet ensemble de cercles concentriques, lesquels partant de soi se dirigent vers ce qu’il y a de plus lointain, les autres communautés humaines, les terres éloignées, les mœurs plurielles, les langues polyphoniques de l’universelle nature pour enfin retourner à soi avec la connaissance de cette périphérie qui justifiera ce centre que, toujours, occupe le moi en tant que l’endroit le plus signifiant pour notre conscience. Genre de geste qui porte au loin le proche pour le confronter à ses limites et faire retour tel le boomerang après l’accomplissement de son étrange ellipse.
Et maintenant si nous revenons à la valeur métaphorique de l’image, voici que nous n’y découvrons plus seulement ces simples efflorescences végétales, ces rameaux en train de se constituer en arbrisseaux, mais aussi tout ce qui alentour, extérieur à la liane qui en trace le contour, se signale en tant qu’autres présences, autres réalités plus distales : des taillis denses, sans doute des layons forestiers, des bosquets, des collines les portant, des nuages couvrant les collines, un ciel les dominant, des oiseaux qui en traversent le libre espace, des océans au loin qui grondent de toute la puissance de leurs flux éternels.
L’histoire d’un saut avant lequel ne s’affirmait en tant que visible que sa propre demeure alors qu’après se dessine avec force le village mondain, la foule polychrome avec ses clignotements, ses joies et ses peines, ses bonheurs lumineux et ses sombres tragédies. Toujours nous sommes appelés à voir au-delà de notre propre continent, condition de possibilité de notre être comme conscience au monde. Il n’y a guère d’autre lieu où exister et la poésie, ce chant immémorial de l’être, résonne partout où il y a présence, pas seulement dans le cercle étroit de l’attention. Mais dans celui, plus large de « la tension », cette constante inquiétude d’exister qui nous fait différer de nous-mêmes et nous porter plus loin que notre propre ébauche.
Nous ne sommes jamais complet qu’à être en nous en même temps qu’en dehors de nous. Ceci nous le sentons à défaut parfois d’en être bien assurés. Je ne suis qu’à l’aune du miroir que me tend le réel. La plupart du temps l’éblouissement ne provient que du regard de Narcisse sombrant à même sa propre image. Il nous faut donc retourner tous les miroirs et poursuive le chemin, éclairés. Là est notre seule voie !