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2 juillet 2017 7 02 /07 /juillet /2017 08:23
Sommes-nous dans l’exactitude des choses ?

                          Photographie : Blanc-Seing.

 

 

 

 

   Cette image nous croyons la regarder avec un regard neuf, sans a priori, avec la justesse qui sied à une vision du simple. Nous pensons que seule la raison de notre perception est à l’œuvre et qu’aucun doute ne pourrait s’immiscer dans la tâche d’une description. Nous disons donc la plaque de rocher en quelque endroit de la nature, ses lignes de faille, le lisse qui en parcourt la surface, les cailloux levés tels de minuscules menhirs et leur ombre portée, cette manière de flèche qui pourrait indiquer une direction. Laquelle ? Du septentrion, de l’orient, de l’occident ?

   Mais, métaphoriquement exprimée cette direction ne serait-elle celle de la pensée ? Et précisément celle de l’orient d’une pensée, à savoir d’un début, d’une aurore de ce qui se donne à voir dans l’exactitude. La courbe du jugement en est à son origine, elle n’a nullement subi l’insolation du zénith, elle n’a nullement éprouvé la plongée occidentale dans les ombres crépusculaires et, bientôt, la perte dans la nuit qui sera celle des songes, de l’imaginaire, des multiples métamorphoses du réel.

    Ce réel qui deviendra méconnaissable à la mesure de ses étonnantes déformations. Les êtres humains y deviendront tels ces grotesques de la Renaissance, telles les figures légumineuses d’Arcimboldo, identiques aux visages déformés et grimaçants d’un Francis Bacon dont la touche du  pinceau est parfois si proche d’une démence. Les demeures seront ces prisons hallucinées d’un Piranèse avec ses écheveaux de cordes se perdant dans le vide, ses escaliers aux marches disjointes, ses échelles arrêtées à mi-hauteur, ses poulies où ne s’accroche que le rien, ses mystérieuses machines en forme de trébuchets. Une vision fantomatique des choses qui scinde le réel et le projette selon des esquisses que l’on ne pouvait soupçonner.

   Maintenant, revenir à l’image c’est se laisser saisir en sa représentation par une dimension qui lui appartient en creux, dévoiler ses significations latentes, exhumer ses messages cryptés. Autrement dit en livrer une inapparente sémantique, laquelle concourt à sa richesse, à sa plénitude. Les choses du monde apparaissent, le plus souvent, selon un tel lieu commun qu’elles finissent par s’évanouir dans le geste même qui essaie de s’en emparer. Regarder le réel ne consiste pas à se confier à une logique des signes. Ceux-ci existent indépendamment de nous, ils jouent leur singulière partition, ils possèdent leur propre dramaturgie, leur esthétique, leurs relations complexes. Ils constituent un peuple avec leurs traditions, leur langage, leurs façons de se mettre en scène et d’apparaître à partir d’esquisses qui sont les leurs avant d’être les nôtres.

Sommes-nous dans l’exactitude des choses ?

   Mais quel est-donc cette scène animalière qui se livre à nous avec le mystère d’une énigme ? Serait-ce un félin assoupi dans la lourde tâche de la digestion ? L’œil est fermé, les naseaux au repos, la gueule scellée, les pattes allongées dans la position statique du sphinx. Devant le museau, sans doute les reliefs d’un repas, peut-être le reste d’une carcasse dépouillée de sa chair. L’heure est matinale que disent les ombres longues, la douceur de la lumière diagonale, la teinte de gris apaisé qui parcourt l’anatomie repue. Image du repos après que l’essentiel a été assuré : se nourrir afin de ne pas mourir. Mort de la proie assurant le devenir du prédateur. Toujours ce violent battement de la lumière fécondante, existentielle tout contre l’ombre captatrice, voleuse de vie. Toujours ce tragique suspendu au ciel du monde telle la brillante et impitoyable épée de Damoclès. Il faut vivre ou bien mourir, tel est notre lot depuis la ténèbre du temps. Il n’y a pas de station intermédiaire, sauf la vie qui est un sursis que chaque jour ampute de sa lame acérée.

Sommes-nous dans l’exactitude des choses ?

   Et, voici, il a suffi d’une simple rotation de la photographie pour que les sèmes de l’image changent brusquement de valeur, que le paysage nous apparaisse comme une réalité nouvelle dont la représentation originaire ne nous précisait rien, plus même, soustrayait à nos yeux ce nouvel agencement qui eût instantanément détruit notre compréhension de ce qui se donnait à voir. Avec un peu d’imagination, la posture animalière s’est décalée vers le site anthropologique. Oui, c’est bien d’un homme dont il s’agit avec l’arête du nez qui parcourt la face tel un raphé médian, point de suture de deux réalités complémentaires, la dextre et la senestre. Nous ne sommes que deux moitiés accolées en leur centre. La dysharmonie de notre visage, notamment, confirme cette étrange cohabitation de deux territoires qui, par aventure, pourraient être distincts si le hasard n’en avait fait le site d’une unique représentation. Schize originelle qui, métaphoriquement interprétée, pourrait légitimer notre constante ambiguïté, la lame du doute qui nous traverse, notre hésitation à être dans la forme accomplie d’une totalité.

   Une ombre portée divise le nez en deux parties presque égales. Puis la ligne qui rejoint l’arc de Cupidon. Puis la bouche entr’ouverte dont on ne sait exactement si elle se retient sur un langage intérieur, si elle se dispose à émettre un message, si elle est appel de l’autre ou réserve en soi avant que d’émettre une parole d’amour, proférer un jugement, imprimer dans la feuille du réel les nervures d’une subjectivité.

  Merveilles que toutes ces naturelles dispositions des choses, y compris les plus modestes, qui déploient à l’envi la polyphonie de ce qui se montre et demande la juste attention, l’essai de décryptage, la traduction hiéroglyphique du monde. Il y a tant de fourmillements partout répandus, tant de disponible effervescence, tant de transfigurations du réel que c’en est un perpétuel vertige, une immense farandole bariolée, une étonnante commedia dell’arte. Il y aurait tant à dire qui demeure celé dans la gangue d’oubli, dans le pli secret du sillon, la chute d’eau au milieu du lit de galets, la dentelle d’une feuille où le paysage torturé d’une écorce.

   Tant de choses. Aurions-nous imprimé un autre basculement à l’image et auraient surgi encore plein d’autres manifestations dont nous n’aurions pu épuiser la généreuse offrande. Etre au monde est ceci : tendre la voile de sa peau contre le vent, emplir ses mains du creux du silence, dilater le globe de ses yeux en forme de planisphère, faire de la plante de ses pieds ces outils qui retournent le sol et y cherchent les tessons d’une vérité. Toute vie est archéologie. Oui, il faut fouiller ! Inlassablement, fouiller !

 

 

 

 

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