"Pado 4", bronze, cm 33x64x40
Lugano - Pietrasanta 2011
Œuvre : Marcel Dupertuis
Le 25 Février 2018
Solveig,
Que je te dise, en ce beau dimanche ensoleillé mais froid, le plaisir de partir de bonne heure à la rencontre d’un chemin connu, cent fois parcouru mais qui délivre toujours quelque nouvelle surprise. Il n’était pas encore treize heures que j’étais déjà au début du sentier avec l’intuition que quelque chose allait s’y éclairer.
Voici : les collines alentour, en cette fin d’hiver, amas de cailloux blancs - on les appelle ici des « cayrous » -, que rythme la rouille des chênes rouvres, leurs feuilles sont si étiques dans l’air encore parcouru de frissons. Au fond d’un vallon, ce chemin donc, qui sinue calmement dans le cadre d’une nature accueillante. Autrefois, j’imagine, devaient s’y rencontrer quelques carrioles tirées par des chevaux. Aujourd’hui il n’est fréquenté que par quelques rares randonneurs. Il ouvre un passage parmi des haies de noisetiers, les chatons s’y suspendent tels de frileux glaçons. Une manière de vie facile, simple, une évidence d’être là, dans cette clarté que rien ne semblerait pouvoir contrarier.
De chaque côté, parmi le parcours des racines, les buttes de mottes de terre, des rondins ont été rangés en piles régulières. Ils dessinent l’architecture exacte de pyramides de bois qu’on penserait éternelles. Tout en bas, sur le talus d’herbe, des tiges rouges, de courts rameaux sur lesquels se voit l’entaille nette du sécateur. Eux aussi sont ordonnés en de minces fagots qui, sans doute, attendent d’être ramassés. Travail insigne de la main humaine dans sa justesse, dans sa magie. Eh bien, vois-tu, Sol, ce goût de la méthode n’est rien de moins que l’effectuation du Principe de Raison. Si des hommes ont pris la peine, ici, de domestiquer la nature, ce n’est que pour l’endiguer, tracer en son sein le passage qu’emprunteront d’autres hommes, ouvrir une voie d’intelligibilité, tracer le lieu de la clairière parmi la densité de la forêt ombreuse. C’est cela même la Raison : ménager une voie, tracer des perspectives, initier une marche en avant. Et, à seulement énoncer cette modeste vérité, à observer cette route providentielle qui crée le destin sur lequel je m’engage avec une belle confiance, voici que surgit, dans le clair-obscur des taillis, cette sublime sculpture de Constantin Brâncuși :
« L’oiseau dans l’espace ».
Constantin Brâncuși
L'Oiseau dans l'Espace
Laiton poli - Guggenheim Venise
Source : Flânerie dans le monde de l’art
« L'oiseau s'élance, l'ovale se ferme, la pureté des lignes les unit. » Quelque part j’ai trouvé cette belle assertion d’Elsa Tevel Sculpteur, qui paraît résumer dans une forme poétique elliptique l’essentiel du dire de Brâncuși. En effet cette simple surrection de laiton poli dit en son simple l’essence du travail du sculpteur. Dire en une seule forme élancée ce qu’est l’oiseau en son être : un essor confondu avec le déploiement même de son vol. Tu seras en harmonie avec ce que je pense si tu vois, dans ce bond que rien ne semble pouvoir contrarier, le prolongement même de la main humaine (pense aux bois dressés, aux fagots), qui n’est jamais que la suite de l’empreinte de l’esprit sur le réel, la Raison en acte, telle que définie par le Siècle des Lumières. L’oiseau, on ne le perçoit nullement dans sa corporéité, on n’en devine guère la nasse de plumes et à peine plus l’irisation des rémiges dans la clarté du jour. Ici, c’est le vol lui-même qui est représenté, autrement dit l’esprit dont celui qui l’accomplit est le subtil messager. Pureté de l’art en sa forme lorsque, dans le geste même de la création se devine un autre geste, de l’oiseau, lequel n’a nullement à dire son nom, seulement esquisser le principe grâce auquel il se rend visible comme tel. Car, Sol, tu seras d’accord avec moi, un oiseau privé de vol n’est plus un oiseau. Simplement une coque de plumes qui ne connaît plus le chemin qui lui est, par nature, affecté.
Et puisque le chemin semble vouloir me rejoindre, autant que j’en dessine encore quelques traits. Après avoir longé un petit étang bordé de peupliers, suivi le chant d’un ruisseau, dépassé un pont, écouté la rumeur de l’ombre, voici que je découvre un layon à la bien étrange configuration. Ce qui, il y a peu, se donnait rationnellement dans l’agencement de ses parties, tout ceci s’effondre subitement, tout ceci semble se destiner à la jungle, à la brousse et bien plutôt à la mangrove. Le fond du vallon est humide, envahi de lierre, couvert de mousse. Les taches de lichen y prolifèrent. L’eau s’éparpille en multiples bras au milieu d’un bosquet d’arbres aux troncs soudés, aux racines apparentes. Des tapis de rhizomes spongieux en tapissent le sol. Le sentier a bien du mal à progresser au milieu de cette végétation complexe, de cet enchevêtrement de ramures qui font étrangement penser à des conflits de métal, à des contorsions de bronze, peut-être à des vrilles végétales qu’une longue immersion dans l’eau aurait fossilisées.
Voici ce qui fait sens, soudain. J’ai devant moi la belle sinusoïde d’une sculpture amie, ce genre de métal halluciné qui fait ses tours et ses contours. Certes l’on n’est plus dans l’image brancusienne de l’oiseau, de son vol poli, lisse, si singulièrement présent alors qu’il ne fait que dessiner les contours d’une absence. Ici, l’œuvre est épileptique, tellurique, résille de lave qui sortirait tout juste du cratère avec sa belle couleur de soufre. Avec ses pleins et ses déliés, cette calligraphie qui s’épèlerait sur le mode du retrait et du gonflement, du silence et de la parole, de l’expansion et de la rétractation. En quelque manière un genre de syncope existentielle, ses heurs et ses malheurs, ses ombres et ses lumières, ses étranges clignotements, ses déflagrations parfois, ses atermoiements, ses élongations, ses ramifications multiples tout comme peut l’être la combustion de toute âme lorsqu’un feu en attise le secret foyer. Tout étincelle et brasille, tout monte et descend comme dans les Montagnes Russes, tout se donne et se retire, tout exulte et, à chaque instant, menace de se rompre alors que le jeu se poursuit, étonnant Ruban de Moebius avec apparitions et disparitions, voltes subites, retournements qui, pourtant, ne sont que continuité, facettes changeantes, capacités de métamorphose et cependant tout demeure dans le sceau d’une même unité, dans le cercle d’une identique signification.
Sans doute, te demanderas-tu où est passé le Principe de Raison ? Il est là, Solveig, sous tes yeux, mais Marcel Dupertuis en a fait son exact contraire, à savoir une subversion aboutissant à la Passion. Ce n’est plus la contrée des Lumières mais, sans doute, la dimension océanique du Romantisme, ce beau lyrisme au terme duquel réaliser une fusion avec le paysage sublime, l’Aimée, l’œuvre en son ineffable beauté. Sans doute cet Artiste se situe-t-il plus dans la terre du réel alors que Brâncuși cherchait à sa sculpture un domaine céleste, une présence idéelle sans commun fondement avec la catégorie du monde ordinaire.
Vois-tu, deux visions de l’art nullement opposées mais radicalement complémentaires. Nous sommes des êtres identiques à ces arbres qui tutoient le ciel de leurs hautes ramures alors que leurs pieds sont ces racines qui s’enfoncent lourdement dans l’humus qui les accueille. Toujours un écho résonne qui met en scène les divins et les mortels, le Ciel et la Terre selon la célèbre quadripartition heideggérienne. Nous sommes des êtres ballotés, des mesures du proche et du lointain, des affamés de larges horizons et des confidents de sombres demeures, des chercheurs d’or et des sondeurs d’abîmes, des alchimistes aux bizarres cornues où se recueillent le métal précieux et la matière vile. Nous sommes des hommes, rien que des hommes et pour cela nous choisissons de confier nos pas au chemin bordé d’exactitude, à tel autre où ne se rencontrent que fondrières, complexités arbustives. Je crois que ce sont nos affinités qui nous déterminent, celles-là même que Goethe nommait à juste titre d’« électives ». Oui, parlant, fabricant, oeuvrant, aimant, nous ne faisons qu’élire, selon notre cœur, selon notre raison, ce qui du réel nous attire et que nous souhaitons enclore dans notre être afin de lui assurer quelque complétude.
Et pour conclure notre bref entretien, que je te dise deux ou trois mots à propos de la beauté. Beaucoup croient qu’elle est « beauté en-soi » comme si, de toute éternité, un genre de sceau divin avait gravé en la chair de quelque créature privilégiée l’empreinte du rare et du précieux. Donc cette mystérieuse entité serait une propriété de la chose qui nous serait totalement extérieure, si bien que nous n’aurions nul pouvoir d’en infléchir le destin. Mais ceci, en plus de nous ôter toute liberté quant à notre perception des choses, sonne comme une pétition de principe.
Mais où donc et par l’entremise de quelle grâce est-il écrit que ceci est beau, cela ne l’est pas ? Tu en conviendras, Solveig, une telle conception présupposerait un Principe ordonnateur, un Acte Pur, Dieu, la substance suprasensible décrite par Aristote. Or nous ne sommes pas prêts à reconnaître cette mystérieuse entité pour la source de ce qui peut nous émouvoir ou parler à notre raison. Bien loin que les choses possèdent ce privilège, c’est de notre propre conscience que s’élève un rayon qui les place dans la clarté d’une vision dont nous pensons qu’elle reconnaît, ici la finesse d’un trait, là la distinction entre toutes remarquable. Mais ceci que nous semblons décréter ne repose ni en nous, ni en la chose perçue en tant qu’admirable. C’est bien plutôt la rencontre des fragments du réel qui les assemble afin que, de leur commune relation, naisse le sentiment de leur beauté réciproque.
Si je décrète beau « L’oiseau dans l’espace », puis si, dans un mouvement identique, je confie à "Pado 4" une réelle valeur esthétique, c’est seulement en raison du trajet que j’aurai fait d’une œuvre à l’autre, chemin par lequel se montrera quelque chose comme une qualité particulière. Jamais le sens ne peut se donner dans la chose seule isolée de ses corrélats. La chose est chose parmi les choses. Tout sentiment à son sujet naît de l’indispensable composante d’une altérité. C’est parce que l’œuvre diffère de moi, diffère aussi de l’autre œuvre qu’elle existe en tant que cette donation du monde dont je fais l’objet de ma contemplation.
Autrement, comment donc le goût pourrait-il s’affirmer chez une personne qui n’aurait vu qu’une seule œuvre ou bien uniquement des œuvres identiques ? Il faut à la perception, à la sensation, à la sensibilité esthétique, cette belle palette des créations humaines pour que se dise mieux qu’un éternel silence. Nous sommes toujours en chemin. Cela tu le sais comme moi, toi qui aimes rien tant que vagabonder dans tes forêts boréales. Qu’y rencontres-tu en dehors de toi-même ? L’envol d’un oiseau, une résille de métal jaune qui est aussi envol à sa façon, mais d’une manière qui lui est propre ? Tu sais, toute beauté emprunte son singulier chemin. Toutes les beautés cinglent vers un même lieu, celui de regards attentifs. Soyons donc attentifs à tout ce qui vient à nous « sur la pointe des pieds ».
« Les pensées qui mènent le monde arrivent sur des pattes de colombe », disait Nietzsche. Sans doute sont-elles ces discrétions qui progressent à bas bruit, comme les grands mystères qui, jamais, ne se dévoilent sauf à n’être plus que des bavardages. L’art est cette colombe (Brancusi pensait-il à l’aphorisme du philosophe, sculptant L’Oiseau ?), qui fait ses mille voltes (Marcel Dupertuis les percevait-elles, ces voltes, sculptant Pado ?), le savaient-ils eux-mêmes, les œuvres sont si étranges qui empruntent des voies le plus souvent illisibles. L’essentiel est leur mise au jour, ne crois-tu pas ? De la Raison à la Passion l’écart est grand en apparence, jamais un abîme cependant ne les sépare. Les œuvres jouent de concert la partition de la beauté. Ceci ne nous comble-t-il pas, Sol ? Que tes yeux soient toujours destinés à ceci qui se montre dans la vérité. Là est la parole indépassable du monde.