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1 décembre 2020 2 01 /12 /décembre /2020 10:04
Essence de la Volupté

Barbara Kroll

 

***

 

   ‘VOLUPTÉ’, le mot, en lui-même, est Voluptueux. Certes on parle de l’indétermination du signe linguistique, de son arbitraire, de sa gratuité en quelque manière. Mais certains mots sont gonflés d’une sève particulière, ils débordent leurs propres limites et viennent à nous avec l’évidence des choses sûres d’elles, avec leur pleine signification dont on ne peut rien retrancher, à laquelle on ne peut rien ajouter. Il y a là un rapport d’homologie avec la beauté. La beauté vraie n’a rien à nous dire, rien à nous prouver, se poser seulement devant nous et diffuser ses mille faveurs avec naturel, confiance. Qu’aurait donc à faire une belle personne ? sinon à vivre dans l’enceinte de son être sans y prêter particulièrement attention, une simple venue au monde identique au sourire de l’enfant, à la douceur du nuage, au souple écoulement de l’eau dans son sillon de terre. Mais revenons à la supposée volupté du mot lui-même. Articulons ses syllabes afin que leur valeur phonétique se transfère au sein même de notre sensibilité, de notre ressenti immédiat :

 

[v O] [l y p] [t e]

 

   [v O] par son resserrement labial dit la retenue avant la parole, l’anticipation d’une prochaine efflorescence, le précieux encore enclos dans l’arc buccal, ce lieu de toutes les saveurs.

   [l y p], ce que [v O] retenait en arrière de soi, [l y p] nous l’offre dans le motif généreux d’une ample projection labiale. Qui n’y reconnaîtrait l’élan du baiser pêcherait par une grave omission des valeurs symboliques primordiales du geste corporel. Ici est pure donation de cela même qui doit venir à nous sous la forme de l’obole, de l’irrésistible offrande, de la plénitude en son immédiat déploiement. Ce qui se retenait, cette pudeur avant-courrière de plaisirs plus ouverts, surgit du massif interne de la chair pour se révéler dans la lumière donatrice de joie.

   [t e] semble reprendre en soi ce qui s’était donné - ce bonheur, cette spontanéité -, mais dans le souci de paraître encore, de ne nullement s’effacer de la scène mondaine. Le large étirement labial est une invite de la sensation à demeurer visible, douée encore d’une belle effectivité. Un genre de crépuscule qui tient la nuit à distance, dissout les ombres à même l’énergie interne dont il est habité. Un reste de soleil y gît qui, toujours, peut ressurgir.

   Mais la morphologie de ce beau mot - car ce mot est une figure quasi-esthétique -, s’ouvre encore vers d’autres horizons d’attente dont, nous lecteurs, sommes investis, dont chacun ressent les harmoniques à sa façon qui est toujours singulière. La définition donnée par le Dictionnaire (CNRTL) nous invitera à d’autres perceptions :

   ‘Impression extrêmement agréable, donnée aux sens par des objets concrets, des biens matériels, des phénomènes physiques, et que l'on se plaît à goûter dans toute sa plénitude.’

   On notera le vocabulaire particulièrement laudatif employé : ‘extrêmement agréable’, ‘se plaît à goûter’. L’agréable plaît aux sens, le fait de goûter fait signe vers la sensorialité. Tout est donc ici focalisé sur le phénomène de la pure sensation. Ce que l’on pourrait critiquer de la définition précédente, c’est qu’elle ouvre le monde matériel, physique, mais fait omission de la dimension humaine. Car si l’objet peut être source des plaisirs, s’il peut illuminer notre regard, combien la forme humaine lui est supérieure qui contient aussi bien en soi la dimension du tragique que celle de la volupté la plus étourdissante qui soit.

   Nous poursuivrons notre voyage en volupté au gré d’une citation de Gide extraite de ‘Voyage au Congo’ :

   « Que l'air est pur ! Que la lumière est belle ! Quelle tiédeur exquise enveloppe tout l'être et le pénètre de volupté ! Que l'on respire bien ! Qu'il fait bon vivre. »

   Ici, un saut est accompli par rapport à la définition qui se cantonnait dans une certaine neutralité, dans une certaine distance par rapport à la perspective ‘charnelle’ de toute volupté. Gide franchit le pas qui sépare l’objet de l’esquisse humaine. Bien évidemment ‘l’être’ ne saurait garder ici sa valeur générale, abstraite. C’est bien l’être de Gide aperçu dans sa dimension psycho-somato-intellective qui est en jeu. C’est au carrefour de ces postes avancés de la sensation que se situe l’événement voluptueux. C’est tout ceci qu’il mobilise sans doute avec une prédilection pour le corps, une affinité avec la chair, c’est du moins la thèse que nous voulons soutenir dans cet article. Parvenus à ce point de la réflexion, il nous faut amplifier, exalter cette notion de volupté, l’arracher à l’immanence foncière qui l’attache au sol, à la terre, la porter vers une transcendance qui l’accomplira, manifestera son essence, imprimera dans une chair céleste sa nature la plus exacte. Alors nous ne pourrons faire l’économie de ce court extrait de ‘La Cité de Dieu’ de Saint Augustin :

   « Cette passion est si forte qu’elle ne s’empare pas seulement du corps tout entier, au-dehors et au-dedans, mais qu’elle émeut tout l’homme en unissant et mêlant ensemble l’ardeur de l’âme et l’appétit charnel, de sorte qu’au moment où cette volupté, la plus grande de toutes entre celles du corps, arrive à son comble, l’âme enivrée en perd la raison et s’endort dans l’oubli d’elle-même. » (C’est moi qui souligne).

   Bien évidemment les propos de Saint Augustin s’adressent à Dieu, ils sont le reflet d’une foi ‘chevillée au corps’, d’une piété qui colore chaque instant de la présence divine. Cependant, ce qu’il dit de la volupté nous paraît parfaitement coïncider avec cette manière de commotion qui s’empare de l’âme de tout un chacun lorsque, bouleversée par la vue d’une autre âme, homme ou bien femme, l’émotion est à son comble qui sature en un seul et même empan l’entièreté de la conscience donatrice de sens. Ce que Saint Augustin dit de son Dieu, dans le renversement qui le traverse et l’arrache à son être, l’Amant pourrait le dire de l’Amante dans des termes identiques, dans une émission mot à mot de la phrase du théologien. La passion y figurerait, le corps y serait comme transfiguré, mêlant dedans et dehors ; il n’y aurait plus de distinction entre principe pneumatique et charnel, l’un versant en l’autre, l’autre devenant effusion de l’un. Lorsque Gide dit : « Quelle tiédeur exquise enveloppe tout l'être et le pénètre de volupté ! », il faudrait être bien naïf pour ne pas percevoir dans cet énoncé l’image même de l’acte sexuel porté à son acmé. Car la volupté, si elle s’adresse au clavier général de l’humain, se trouve essentiellement quintessenciée dans l’orbe de la chair érotisée, là où la brûlure d’amour se situe à son plus haut point.

 

   Déclinaisons de la volupté selon l’ordre des choses habituelles

 

   Si la volupté avait une couleur, c’est l’ORANGE que nous lui attribuerions, sans hésitation aucune. L’orange est un intermédiaire entre un rose qui ne serait qu’une jouissance en demi-teinte et le rouge ardent, éclat trop vif de la passion qui, souvent, se retourne en son contraire, la haine. Dans l’Antiquité le voile de noces arborait cette belle teinte, or y aurait-il plus belle image d’une volupté promise que celle contenue dans cette union ‘sacrée’ ? L’orange a la réputation de stimuler les émotions, d’ouvrir les sens à une puissance accrue. Les plaisirs épicuriens de la table sont liés à sa présence. Sur le plan religieux, elle symbolise la révélation de l’Amour Universel. Songeons au safran qui indique la divinité, aux robes des moines bouddhistes qui rayonnent d’une belle énergie intérieure, certes contenue, mais d’autant plus effective.

   Si la volupté avait une odeur, ce serait celle, onctueuse mais non moins capiteuse d’un miel ambré qui nous ferait penser à ces sublimes résines abritant en leur matière la cuirasse brillante de quelque lucane ou orycte

   Si la volupté était une friandise elle serait macaron doucement dodu, recueillant en soi toute la gamme des saveurs souples, une belle suavité, une écume envahissant le palais, le portant à son fleurissement. Lire la définition de cette mince friandise est déjà plaisir avant-coureur de la volupté qu’il suppose : ‘Petit gâteau rond, moelleux, parfumé, à la surface légèrement craquelée, composé de pâte d'amande et de blanc d'oeuf.’

  

Essence de la Volupté

Si la volupté était une fleur, elle serait orchidée et plus précisément orchidée ‘Dracula’ cet emblème fastueux de ce qui se donne sans nulle retenue. Les pétales ont la teinte nocturne qui sied aux rencontres, quelques filaments d’argent en sillonnent la belle surface. Le labelle, centre géométrique de sa présence simule l’étrave d’un sexe masculin trouvant son recueil dans une vulve étoilée, rayonnante. Etonnant mimétisme végétal des amours humaines ! Ici, en quelques détails anatomiques, l’orchidée dit le tout de ce qui détermine la vie, l’oriente vers sa pluralité, assure la descendance, transit les Amants dans leur quête de l’Autre qui, avant tout, est quête de soi.

   L’orchidée, cette orchidée, possède un étrange pouvoir de fascination. Comme si elle était le lieu de la ‘Scène primitive’, l’accouplement royal disant l’exception de son être. Bien évidemment, chacun aura compris le rapport existant entre volupté et érotisme. L’érotisme est l’énergie primordiale qui traverse tout existant, la volupté en est le point d’orgue, cette extase psycho-corporelle qui emporte au loin le Sujet, le transcendant hors des communes mesures, ouvrant sa conscience aux limites d’une possible quintessence dont il pourrait bien ne jamais revenir. C’est pour cette raison d’une connaissance hors l’inconnaissance que l’Amant, l’Amante ressentent, en leur esprit, ce vide immense qui creuse leur corps, taraude leur âme. Comme si un fabuleux territoire avait été aperçu, vécu l’espace d’un éclair, puis aurait été soudain abandonné à son immarcescible mystère. Le gouffre d’une perte succédant à l’ivresse d’une entière possession de Soi, de l’Autre, du Monde. C’est toujours ce triptyque existentiel qui est mis en demeure de signifier au seul motif que nous sommes toujours reliés à une multiple altérité. « Omne animal triste post coïtum », nous dit le proverbe. Oui tristesse de l’animal post-coïtum, tristesse de l’homme dans sa part la plus animale, sans doute limbique-reptilienne à vrai dire, même si la greffe du néocortex a installé chez lui l’étoilement du concept.

   Mais tout ce qui affleure ici de significations plurielles est magnifiquement synthétisé par Maupassant dans ses ‘Contes et nouvelles’ :

   « J'entre le plus souvent chez les orchidées (...). Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons (...) êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l'air impalpable et de la chaude lumière (...). Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. »  (C’est moi qui souligne).

   Nul commentaire aux observations de l’auteur de ‘Boule de suif’. Tout est dit de l’énigme de la fleur qui, à son tour, nous parle de la volupté, cet éblouissement des sens dont nul ne témoigne qu’avec des mots, alors qu’il faudrait laisser s’ouvrir la chair, l’écouter parler. La volupté, comme il a déjà été dit, est langage charnel, c’est seulement a posteriori que l’esprit, le langage, viennent témoigner de l’événement.

   Si la volupté était un toucher, elle serait celui d’une argile souple, immensément ductile, malléable sous la main du potier qui en façonne amoureusement la belle matière, un peu comme s’il voulait rendre hommage à l’Amante symbolique qui se coule dans les formes plurielles d’un élément originel par nature.

   Si la volupté était un paysage, elle serait cette mer de dunes à l’infini que caresse le soleil du crépuscule, un moutonnement avec ses vagues doucement mobiles, lissées d’un air reposé se disposant à la belle fête nocturne.

   Si la volupté était un fruit, elle serait pêche, telles celles contenues dans le tableau de Cézanne : ‘Nature morte avec pêches et poires’. La seule vision de ce fruit est déjà pures délices, on sent le velouté de la peau pareil à une soie, on goûte la chair à l’inimitable goût, le suc est éblouissement.

   Si la volupté était une peinture, elle serait le ‘Nu couché’ de 1917 de Modigliani. Son extase corporelle, son abandon total, son heureuse confiance en l’existence, le modelé plein de l’anatomie, tout ceci en fait le lieu d’une volupté sans pareille. Ces riches pigments devenus forme, devenus femme sont la figure la plus exacte dont l’autre face serait le célèbre tableau de Matisse : ‘Luxe, calme et volupté’.

 

   La toile de Barbara Kroll dans l’espace de la volupté

Essence de la Volupté

   Barbara Kroll nous livre ici une somptueuse image de la volupté. Attribuons-lui le prénom de ‘Joy’ dont l’arrière-plan sensuel transparaît avec évidence, doublé d’une disposition à une immédiate félicité. Le contexte de l’image, dans son abstraction,  nous laisse tout le loisir d’interprêter à notre guise le lieu dont elle occupe l’avant-scène. Elle fait fond sur un ciel bleu intense, sur une plage de couleur ‘sable’ qui pourrait aussi bien suggérer une plage réelle. L’attitude de Joy est alanguie, seulement guidée par un doux abandon au ‘monde comme il va’. Le bras droit, relevé, enchâsse doucement le beau motif de la tête. Le casque de cheveux platine est pareil à une rumeur solaire. Le visage, inscrit dans un ovale régulier, est teinté d’harmonie, habité d’un doux repos. Les yeux sont clos comme consacrés à un rêve éveillé dont on suppute qu’il se vêt d’un onirisme heureux. Les lèvres purpurines signent un érotisme discret entièrement contenu dans une sensualité à fleur de peau. Ce dont témoigne la teinte de chair saturée : un plaisir de l’âme qui ressort à même la surface des choses. La vêture est éminemment suggestive, parsemée de connotations galantes. Les gros flocons qui en parsèment la soie sont comme des rappels d’une chair qui s’impatiente de connaître la lumière, de se donner au plein jour.

   Mais que représente donc Joy si ce n’est la profusion carnée de la volupté dont les harmoniques parsèment sa belle silhouette ? A simplement l’observer, une autre image se surimprime à cette étonnante présence, celle des ‘Belles Endormies’ dont nous parle le roman de Yasunari Kawabata. Il nous suffira de citer un extrait de la 4° de couverture du livre pour y déceler cette luxueuse volupté qui, bien plus qu’une touche licencieuse, constitue une esthétique, sans doute d’ailleurs, de style oriental :

   « Dans une mystérieuse demeure, ils (les vieillards) viennent passer une nuit aux côtés d’adolescentes endormies sous l’effet de puissants narcotiques. Pour Eguchi, ces nuits passées dans la chambre des voluptés (C’est moi qui souligne) lui permettront de se ressouvenir des femmes de sa jeunesse, et de se plonger dans de longues méditations. Pour atteindre, qui sait ? au seuil de la mort, à la douceur de l’enfance et au pardon de ses fautes. »

   Ici, bien évidemment, la volupté est à mettre en perspective avec l’innocence adolescente de Jeunes Filles ‘librement consentantes’, mais la morale est sauve qui les laisse endormies, seulement sous le regard de ces vieillards, ces existences sur le point de décliner, visitées d’une longue mélancolie, livrées à la saveur aigre-douce des réminiscences, il ne leur reste plus que la ressource d’une méditation sans fin qui les conduira au seuil de leur propre finitude. Car si la volupté est porte ouverte sur une manière d’infini, elle est tout autant le signe avant-coureur sublime de la finitude en sa plus exacte venue à nous.

   Joy est voluptueuse en soi. Elle porte en elle tous les signes de cette félicité intérieure : à la couleur orange elle emprunte sa belle empreinte solaire, au miel sa texture souple, au macaron sa consistance tout en douceur, à l’orchidée sa ‘multiple splendeur’, à l’argile sa plasticité, à la pêche son goût de fruit paradisiaque, au ‘Nu couché’ de Modigliani son indolente posture. Joy, nous l’aimons parce qu’elle nous dit la contingence transcendante de notre être, nous sommes des êtres de volupté qu’un retrait reconduit toujours au seuil du tragique. Cette ambivalence délimite les contours de notre essence. C’est parce que nous mourons un peu plus chaque jour que nous aimons à en perdre la raison. Toujours l’hiver succède à l’été. Toujours l’été revit sur les cendres de l’hiver.

 

 

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