Œuvre : Barbara Kroll
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Ils étaient là
Au large d’eux-mêmes
Ils étaient là et ne savaient
Le lieu de leur être
On les aurait crus arrivés
Au monde
Mais ils étaient encore
Bien en-deçà
Dans cette zone d’indistinction
Sans acte
Sans parole
Ils auraient voulu dresser
Leurs frêles esquisses
Contre la plaque du ciel
Dire des prières
Jeter en l’air des imprécations
Qui auraient étayé
Leur souci de vivre
Ils auraient voulu sculpter l’ombre
Y dessiner les branches d’un devenir
Mais l’ombre était dense
La nuit immense
Le futur un magma indescriptible
Leurs bras de simples ramures
Que leurs corps annexaient
A la façon d’inutiles territoires
*
Alors comment avancer
Sur ce sol hasardeux
On aurait dit une glace
Noire
Primitive
Sauvage
Enfermant des os de mammouths
De blanches défenses
Qui un jour surgiraient
Du sol nourricier
Pour délier les hommes
De leur volonté de vaincre
Leur hargne de dominer
*
Un très long temps
Il faudrait à l’humain
Pour sortir du marigot
Où sa condition le tenait
Empêtré
On ne sort si facilement
De millénaires d’abandon
De siècles de mutité
D’années de cécité
Car on tient encore
De la glaise collante
De l’humus dense
De la racine qui toujours
Encombre votre ventre
A la façon d’un glaive
Dont on mourra
*
Terrible mémoire du corps
Qui jamais ne s’absente
La force est trop présente
Qui travaille le tréfonds
De la tumultueuse chair
Y trace les vergetures
D’un désir opalescent
*
Ils étaient là
Au large d’eux-mêmes
Ne sachant que faire
D’une vie qu’ils
N’avaient voulue
On avait décidé pour eux
Dans une nuit de violence
Et d’amour
De ce que serait leur sort
Une marche à l’aveugle
Sur les sentiers de la guerre
L’homme était né
Pour ceci
Guerroyer festoyer fossoyer
Partout étaient les stigmates
De l’errance mondaine
Partout les démences vulvaires
Les épilepsies phalliques
Partout la rage d’exister
Et les membres battaient le vent
Et les foules battaient le pavé
Harassées de désir
Suppliciées de plaisir
*
Oui car il y avait ivresse
De vivre contre vents et marées
Exister ou risquer de le faire
Tirer ici une bouffée de jouissance
Exhumer là une plainte tragique
C’était pareil
De toute façon les dés étaient jetés
On mourrait à petit feu
Avec ou sans Dieu
Avec ou sans Maître
Avec ou sans Soi
On ne s’appartenait même pas
*
Ils étaient là
Au large d’eux-mêmes
Larves dans leurs écrins de carton
On ne voyait ni leurs yeux
Ni leurs bouches
Leurs jambes étaient gourdes
Leurs cuisses torses
Leurs hanches bancales
Ici était l’eau gélive
Dont ils sortaient
Là le feu actif
Qu’ils rejoignaient
Cette éclisse de sang
Qui s’annonçait à l’horizon
De leur marche
Ils étaient pèlerins
Privés de culte
Acteurs d’une scène absente
Chemineaux cheminant
Dans leurs propres ornières
*
Ils étaient là
Au large d’eux-mêmes
Orphelins d’un sens à bâtir
Ils étaient là
Au large d’eux-mêmes
*