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16 octobre 2018 2 16 /10 /octobre /2018 15:26
L’Eveil de Lucilla

                                "Bodhi..."

                     Œuvre : André Maynet

 

 

***

 

 

  

   Je m’appelle « Lucilla »

 

   Je m’appelle « Lucilla », mais tel n’a pas été toujours mon nom. Autrefois je me nommais, indifféremment « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure ». Je vivais dans la grotte d’une gorge étroite où la lumière du jour coulait pareille à du plomb. Les chauves-souris, les araignées, les cloportes, les mille-pattes étaient mes amis. De ma cachette j’observais le monde et, parfois, j’invitais l’un de ses Représentants à venir me rejoindre dans le confus et l’énigmatique, là où les relents de soufre de l’Enfer faisaient leurs volutes jaunes. En quelque sorte ils étaient des « Elus » et, les amenant dans ma Caverne, j’en faisais des Hôtes Distingués. De mes traitements ils n’avaient nullement à se plaindre, tout heureux qu’ils étaient de se soustraire à la curiosité du jour, de connaître les délices de la nuit. Une fois qu’ils y avaient goûté, j’avais toutes les peines à les convaincre de rejoindre leurs logis. Ils m’assuraient que le Paradis était ici, en ma divine compagnie, ce dont, jamais, je ne cherchais à les dissuader.

  

   Nos farces de carabins

 

   La carte de nos loisirs - de nos plaisirs -, était infiniment variée, allant de l’abandon total à l’innocence au supplice le plus raffiné qui se puisse concevoir. Je n’en donnerai que quelques exemples. Capturer quelque Vivant et, après lui avoir inoculé le poison de l’addiction souterraine, soit le dépouiller de tous ses biens, lui raconter les pires histoires que nous avions inventées pour le tromper, soit l’amener à la déraison et le conduire à la folie au motif que son existence ne serait plus possible parmi les siens, mais seulement dans le royaume des taupes aveugles, des ombilics annelés, des araignées-chameau et des scorpions au dard levé plein d’un poison mortel plus dangereux que la Mort elle-même. Souvent, dans les boyaux de glaise qui nous servaient de couloirs, nous entendions le Malin rire aux éclats de nos farces de carabins. Longtemps ses ondes rebondissaient et s’enroulaient autour des stalagmites de notre refuge. Ainsi le temps passait, ourlé de plaisanteries et tissé de surprises dons nous gratifiaient nos Pensionnaires si naïfs que le simple vol d’un papillon les eût émerveillés ou amenés au bord des larmes. Quelques années coulèrent hors de tout souci, sauf celui de porter nos multiples joies à l’incandescence. Mais il en est des satisfactions comme des plaisirs de l’amour, toujours la décroissance intervient, alors que nous pensions son destin immortel.

  

   Un sens caché des choses

 

   Je m’appelle « Lucilla ». Autrement dit « Clarté », « Lumière », « Illumination ». Sans doute vous étonnerez-vous du prodige de ma métamorphose ? Mais il y a des changements d’états qui tiennent du mystère ou d’une bien étrange alchimie que d’aucuns nomment « mystique ». Vous aurez remarqué l’identité de leur radical qui semble incliner en direction d’un sens caché des choses. Peut-être faut-il s’initier à leurs arcanes  par un séjour initiatique ? La grotte, par son côté hermétique, paraît en constituer le plus sûr sésame. Elire domicile quelque part n’est jamais le fruit du hasard, mais pur mimétisme au gré duquel « qui se ressemble s’assemble ». Mais, savez-vous, parfois, les mauvais penchants ne sont qu’une pellicule de surface qui cache une âme sensible.

  

   Allégorie de la Caverne

 

   Voici qu’un jour, sans doute lassée de m’ingénier à tendre ces traquenards de potaches, je remonte le boyau en pente qui conduit à la sortie. Partout, sur des gradins de terre, placées telles des potiches, mes Victimes qui ressemblent plus à d’antiques objets poncés par les siècles, qu’à des formes humaines. Et si je vous précise qu’ils étaient identiques à des Prisonniers enchaînés glacés d’obscurité, vous n’aurez aucun mal à décrypter l’allégorie platonicienne de la Caverne, sorte de clé de voûte de toute la philosophie. Oui, suivez-moi, dans peu de temps, au terme de notre cheminement de grabataire, la lumière du Soleil - la Vérité - se montrera à nous avec la gloire d’une certitude enfin acquise après des jours et des jours d’égarement. Parfois faut-il se perdre afin de mieux se retrouver !

  

   S’élever vers son possible

 

   Certains de mes nouveaux amis « Lumineux » ont attaché à mon nom celui de « Bodhi » qui n’est autre que l’expérience rare de l’éveil spirituel. Mais ceci ne s’acquiert qu’au terme d’une longue et éprouvante recherche. L’or n’est jamais là, d’emblée. Toujours il est précédé de l’argent qui, lui-même, est tributaire du plomb. S’élever en soi vers son possible est toujours accomplir ce chemin du métal vil au métal précieux qui en est la quintessence. Donc, au sortir de la Caverne, je n’ai eu de cesse de prêcher la bonne parole, tel Zarathoustra, de répandre le Bien autour de moi, de regarder la Beauté, de mettre en exergue la gemme infinie des Vertus. Je ne pensais même plus à mes anciens Compagnons d’infortune, sauf parfois, de manière à ce qu’ils me servent de contre-exemples, de miroirs inversés à partir desquels emplir mon coefficient d’humanité. Après avoir éprouvé le désert, l’insignifiant, le stérile, il me fallait devenir cette outre pleine d’un vent régénérateur, promesse de déploiement à l’encontre de tout sentiment d’absurde et d’inclinations ourlées de sophismes et de contre-sens en tous genres. C’était comme de partir d’une sinistre banlieue aux immeubles sordides et de se retrouver dans une cité radieuse avec de larges places dédiées aux fontaines et au chant de l’eau.

  

   Nirvāṇa 

 

   Voici qui je suis, maintenant, après que j’ai été délivrée des tourments qui m’assaillaient dans le monde souterrain, cette lourde chape chtonienne, si près des Enfers, tout contre le Royaume des Morts. Je suis dans une pièce sans nom, ni lieu, ni temps. Peut-être se nomme-t-elle « Nirvāṇa », ce si beau nom qui ne peut désigner qu’un espace abstrait, sans attaches d’aucune sorte avec ce que nous connaissons habituellement. En aurait-il qu’il perdrait aussitôt tout son sens. Le monde de l’Eveil ne peut-être celui des Egarés, celui qui s’attache aux biens matériels, aux éblouissements des ustensiles, aux certitudes de la richesse. « Nirvāṇa » est le domaine du frugal, du simple, de la blancheur à l’état natif, du peu, du dire silencieux des choses. L’être qui en connaît « les portes de corne et d’ivoire » est hissé de lui en direction d’une extase nervalienne où ne se donnent à voir que des « Filles du feu » et les ailes silencieuses du songe.

  

   Au centre d’une spirale

 

   Je suis debout au centre d’une sorte de spirale qui me change en cette cariatide éternelle qui soutient les chapiteaux invisibles de l’essence humaine. Touchant mon corps - mais pourrez-vous faire ceci ? -, frôlant les tiges de mes jambes, la pulpe de vos doigts effleurant la douce entaille de mon sexe, contournant mon ombilic - cet omphalos qui dit le centre de Qui-je-suis -, palpitant tout contre les deux boutons de ma poitrine, entourant l’ovale de mon visage de Mime, palpant la soie cuivrée de mes cheveux, vos doigts, donc, seront-ils au contact d’une Fille, d’une Nymphe, d’une Déesse ? Sachez en tout cas que je ne sais plus qui je suis moi-même. C’est un tel état de flottement, de lévitation, que d’être soudain libérée du saṃsāra, ce cycle temporel infernal où se ruent la plupart des existences mondaines. Toujours un plaisir qui en remplace un autre. Toujours un désir qui rallume sa flamme alors que la précédente vient tout juste de s’éteindre. Toujours une envie qui fait son urticante étincelle, ici dans la pliure de l’âme, là dans la rubescence du corps, encore plus loin dans l’antre sulfureux de la convoitise, si ce n’est dans les tourbillons vertigineux de la volupté.

  

   Le clair-obscur

 

   Oui, vous avez bien vu, c’est Bouddha en personne qui, depuis le lieu de sa grande sagesse, est tout sourire puisqu’il me voit débarrassée  des motifs qui me retenaient prisonnière dans l’étroit réduit de ma grotte. Mais il n’est là qu’en tant que Passeur, que Médiateur entre l’ombre et la Lumière. Je suis dans le seul lieu qui soit humainement supportable pour une encore Vivante, dans l’entre-deux, dans le clair-obscur (ceci est bien plus qu’une simple métaphore, un indice pour percer le secret de notre complexité), le clair-obscur donc qui partage le monde en deux parties également fascinantes : la nuit du vice, le jour de la vertu. Il faut un grand courage pour se tenir à égale distance de ces deux tentations. Peut-être l’ataraxie est-elle au prix de cette éternelle indécision qui nous exonèrerait de nombre de nos tourments ?

  L’équilibre, la juste voie,  résident-t-ils dans le choix ou bien dans le non-choix ? Et puis, suis-je suffisamment autonome pour assumer ma condition ? A l’heure d’infléchir le sens de mon existence, un doute m’assaille : de quel côté se situe cette Vérité dont on prétend qu’elle nous sauverait ? Dans « La Pesanteur ou la Grâce » ?,  selon le beau titre du livre de Simone Veil. Mais le « ou » est trompeur qui entretient le paradoxe tout juste soulevé. Il nous oriente selon un dualisme dont il s’agirait de tirer, ou bien la condition d’une élévation, ou bien de son contraire, d’une chute. Cette cruelle indétermination nous ôte toute possibilité d’envisager une métaphysique de la liberté au gré de laquelle, en termes chrétiens, il s’agirait de convertir notre être en amour, compassion et don de soi. Or le destin transcendant de tout être est d’atteindre la liberté. Mais, ceci, nous ne pouvons nullement le décréter. L’espérer seulement.

 

   Qu’une étincelle jaillisse

 

  Je suis sur cette lisière qui tremble de n’être pas connue avec certitude. Je m’en remets - abandon de ma liberté ? -, au soin de votre vision, vous qui regardez cette image tremblante pareille à la flamme dans la cage d’une lampe-tempête. Puisse-t-elle m’éclairer suffisamment. Le chemin est si long, si confus de la terre ombreuse au ciel lumineux. Si ardu ! « Bodhi », बोधि, chemin si complexe, telle la graphie du sanscrit qui sinue en nous pour nous appeler à  « l’intelligence », « la  connaissance parfaite », « la révélation ». Comment tout ceci pourrait-il s’obtenir sans qu’un sacrifice soit consenti, sans qu’une mise entre parenthèses du monde soit opérée ? Constamment nous tentons de flotter au-dessus de ce quotidien qui nous aliène, de cette mystique qui nous enjoint de la connaître. Toujours nous sommes en suspens. Libres. Non-libres. Hésitant à larguer les amarres pour un autre univers. Nous sommes des êtres de l’ambiguïté. Ce que nous avons, nous le renions. Ce qui nous échappe, toujours nous le voulons. Y a-t-il un lieu de résolution de ces tensions ? Combien l’on donnerait de ses avoirs afin que, rassurés, notre voyage s’illumine enfin d’un but ! Autre que d’être soi parmi la confusion, d’être un non-être dont l’essence en fuite est ce clignotement qui parvient aux Egarés de la Caverne à défaut de les rendre lucides.

   « Lucilla », mon nom second, débarrasse-toi de tes attributs anciens. « La Ténébreuse », « L’Ombrée », « L’Obscure » ne sont là qu’à te conduire à la cécité ! Au moins provisoirement. Qu’une étincelle jaillisse qui éclaire ma nuit !

 

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