Gérard de Nerval
Carnet de voyage, 1843
Source : BNF.
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Cartographie Messyl :
« Dites moi : quand prenez-vous le temps d'écrire toutes vos créations? Avide de mots - certainement - de sens bien sûr -, le stylo en main vous dévalez votre vie sans cesser d'alimenter votre écrit. C'est incroyable. Je dois être au régime pour écrire si peu…. Je me questionne et m'affole aussi.
Poursuivez, poursuivez… Le galop ne me fait pas peur, cela est stimulant ».
Cécile.
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Lettre à Cécile
Merci Cécile pour vos belles remarques. Je prends le temps que m’accorde l’écriture lorsqu’elle veut bien se présenter. Souci quasi-quotidien, autrefois, de noircir des pages au stylo, actuellement utilisation du traitement de texte. Ce recours à la technique et la pratique d’Internet augmentent, de manière sensible, les possibilités d’écriture. Ici se dévoile le bon côté du progrès. Dire mes motivations quant au langage serait bien difficile, ceci remonte loin dans le passé, sans doute à l’école primaire où les premiers textes littéraires étaient abordés dans le merveilleux livre d’A. Souché qui, depuis lors, ne m’a jamais quitté. « Avide de mots », dites-vous et, ici, je ne peux me retenir de jouer sur le lexique : « A vide de mots ». Cette énonciation résonne comme la rencontre de l’abîme. Quelle désolation serait l’existence si nous n’avions l’usage du langage ! Alors nous ne diffèrerions guère de l’animal ou de la plante. Une vie végétative dépourvue de conscience et de pensée. Puisque, aussi bien, l’une comme l’autre ne sauraient apparaître dans la mutité du dire. J’ai longuement été en contact avec des patients aphasiques et j’ai définitivement compris la profonde détresse qui les animait. Ne plus proférer de mots, c’est faire l’épreuve du néant. Personne plus ne vous comprend, vous ne comprenez plus personne et l’altérité, cette indispensable pierre de touche de l’humain, s’efface sans plus laisser de traces qu’une fumée illisible dans un ciel de printemps.
Bien évidemment, nul ne souhaite faire l’expérience de cette privation et les hommes parlent, lisent, écrivent, sans bien se rendre compte, pour la plupart, de la faveur qui les atteint au plein de leur essence. Car l’essence du dasein, cet existant qui seul sur terre peut se poser la question de sa propre présence, tient du pur prodige. Quand on a dévoilé cette évidente vérité, quand écrire devient une manière d’urgence, alors la tâche n’est nullement contraignante qui consiste à poser des mots sur des choses et d’en éprouver la souple et bénéfique consistance. Rien ne vaut un entraînement quotidien, lequel, sans doute pour beaucoup, prendrait le visage d’une ascèse alors qu’il est pur bonheur de créer.
Toujours le langage excède les possibilités humaines, toujours le langage se donne comme cette transcendance qui appelle, fait signe et demande qu’on le rejoigne. En prose ou en poésie, peu importe, c’est l’effectuation des mots qui décide de la forme. Il faut se laisser aller à son intuition. La nature de la langue, correctement visée, est l’analogon de l’art en ses multiples esquisses. Bien sûr cela nécessite qu’on accorde suffisamment de temps à l’écriture et que l’on s’essaie à extraire de sa chair intime, cet inimitable suc qui envahit le palais lexico-sémantique dès lors qu’une exigence de beauté se loge dans l’effort consenti. Nulle autre recette qu’une tâche assidue, tout comme l’ébéniste travaille le bois pour en extraire la volute dont il attend qu’elle le satisfasse et l’enjoigne de recommencer l’œuvre.
Boileau, dans « L’Art poétique, n’énonçait-il pas :
« Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez » ?
Ecrire ne consiste pas seulement à jeter quelques mots sur une feuille et nul ne saurait douter que Gérard de Nerval, dont le carnet de voyage figure à l’incipit de cet article, ne cessait de reprendre ses notes afin, qu’abouties, elles puissent donner lieu à lecture. Dès lors comment savoir si le livre présente un suffisant intérêt ? Se fier aux goûts des lecteurs, aux estimations de la critique, à l’opinion des autres auteurs ? La subjectivité est si rayonnante, si multiple qu’il y a comme un vertige à essayer de soupeser la valeur de ceci qui a été composé. C’est, assurément, l’intuition de l’écrivain qui constitue l’amer à partir duquel porter un jugement qui soit suffisamment assuré de lui-même. Question de tact esthétique, de qualité à éprouver la plénitude ou le retrait d’une forme, à estimer rythme et cadence, force et pertinence du concept, allure générale qui apparaît en tant que style, cette empreinte si singulière qu’elle fait émerger ce texte, ce livre, en tant qu’objets uniques. Il ne saurait y avoir de gémellité. Il vit sa propre vie de livre sans se préoccuper d’une extériorité. Cependant, écrire, jamais ne se donne sous la férule de ces interrogations quant à la pertinence de ce qui a été produit dans le silence. Ces dernières interrogations, seraient-elles émises par des lecteurs avisés, stériliseraient toute tentative de production. On n’écrit ni sous la contrainte, ni sous la promesse faite à qui que ce soit d’autre que soi face au texte et ceci uniquement. En une certaine façon « écrire en écrivant », tout comme l’artiste « peint en peignant ».
Je crois qu’il faut avoir suffisamment expérimenté, senti de l’intérieur cette nécessité de faire sortir de sa chair cette autre pulpe, celle des mots, qui s’enracine profondément, d’une manière viscérale, au plus près du corps. Et ceci n’est nullement assertion de cabotin ou de baladin. C’est d’une vie des mots dont il faut être saisi au plus vif de sa conscience. Enoncer tranquillement ce tumulte interne, le plus souvent, est pris pour une exposition complaisante des tournures d’un solipsisme ancré dans la psyché. Mais n’éprouvent de telles sensations que ceux qui en ont connu l’étonnante manifestation. Nul ne sait ce que provoque la consommation de peyotl, sauf les indiens Tarahumaras et Antonin Artaud lui-même, cet explorateur des âmes et des arcanes de l’art. Ecrire, une journée durant, dans le silence d’une pièce n’indique pas qu’il s’agit d’une entreprise solitaire ou d’une prédestination à connaître le vertige autistique. Bien au contraire, c’est l’exact opposé qui se donne à celui qui crée, pour peu que l’inspiration vienne le visiter. Et peu importe que l’on se considère écrivain, graphomane, « écriveur impénitent », seule compte la finalité qui n’est certainement pas d’être reconnu par Pierre ou Paul, mais d’être allé au bout de soi, ou bien l’avoir tenté, et avoir connu un réel plus réel que celui auquel notre conscience nous rapporte comme le seul et unique possible dont nous ayons à connaître.
Ecrire une fiction, par exemple, c’est tout simplement créer un monde. Prodigieuse force du langage car doué de sens, originellement. Bien sûr la pratique de toute forme d’art induit d’identiques effets, si ce n’est que la pierre travaillée par le sculpteur, la toile enduite par le peintre se donnent sous les espèces d’une matière sensible qui, elle, ne reçoit sa signification que lors d’un second temps qui est, l’on s’en doute, langagier : les pensées du créateur, les critiques des spectateurs, les appréciations des divers esthètes. Donc : créer un monde. Il suffit de questionner la littérature pour en recevoir confirmation. Balzac et sa « Comédie humaine » constituent un univers à part entière. Des centaines de personnages s’y croisent au gré des divers romans. Pour Balzac, ce génie doué d’une prodigieuse puissance de travail, il s’agit de rien de moins que d’embrasser la totalité du réel. Pas d’autre alternative ou bien la folie guette, cachée derrière l’un des personnages qui a été porté au jour de l’œuvre. Cette dernière, plurielle, foisonnante est le lieu de rencontre de la faune interlope des humains, aussi bien les valeureux que les profiteurs ou les escrocs et les malandrins de toutes sortes. Tout est si bien conduit que cette habile topologie se laisse lire à la façon d’archétypes. Chacun connaît Rastignac le provincial ambitieux, le Père Goriot et sa relation au phénomène de la paternité, Vautrin le peu scrupuleux personnage dont les noms varient au gré des jours. Immergé dans un réel symbolique qui gagne la force d’une existence authentique, l’auteur ne se gouverne plus, pas plus qu’il ne dicte à ses personnages la marche à suivre. Il s’agit d’un monde autonome qui a sa propre logique, ses lois particulières, ses conventions, la complexité de ses relations sociales, ses déterminismes originaux.
Voilà, ce détour par la littérature, s’il ne s’imposait d’emblée, éclaire cependant le thème de mon propos. Ecrivant, il faut, soi-même, devenir l’un de ces protagonistes fictionnels qui amarrent l’œuvre et lui donnent ses assises. Et ceci n’est pas seulement valable dans le cadre d’une nouvelle ou d’un roman. Les textes dans le style d’un essai fonctionnent sous le régime d’une loi identique. Là, il devient indispensable de se fondre dans les idées qui sont émises afin que, par un simple phénomène d’osmose ou de transparence, une évidence se fasse de soi aux concepts, seule manière d’en soutenir les hypothèses et d’en édicter les axiomes. La poésie est du même ordre, elle qui convoque le poète dans le flux et le reflux des vers. Gageons que le magnifique Rimbaud, composant le sonnet des « Voyelles », devait se vivre personnellement, intimement, selon la gamme colorée du visible, qu’il devait « bombiner » autour de quelque charnier, connaître, par la sensation, les « golfes d’ombre », les « lances des glaciers ». N’aurait-il ressenti ceci qu’il n’aurait nullement été ce « voyant » dont il demandait la venue de manière à ce que la poésie soit féconde et son essai de poétiser aurait sombré dans les marécages de l’oubli.
Ce que je souhaite faire émerger au gré de ces références littéraires, c’est le naturel corps à corps qui s’installe entre celui qui crée et la chose créée. Voyez, par exemple, un Jean-Michel Basquiat dans le feu de l’action. Son intense travail est libération d’une énergie pulsionnelle libidineuse, d’une projection « d'enfant radieux » au gré de laquelle ses personnages hauts en couleurs, exubérants, sous le feu de la poussée d’une lave interne, jaillissent sur la toile avec la fulgurance du génie. Basquiat leur survivra de peu. Ceci n’est nul détour superflu, car créer en art ou bien en écriture c’est simplement libérer cette combustion qui menacerait de tout envahir si l’on ne lui donnait de fréquents exutoires. Aussi bien conviendrait la métaphore fluviale avec sa source originaire, l’apport de ses multiples affluents, l’élargissement selon des bras innombrables, puis l’estuaire, peut-être le peuple de la mangrove, hauts palétuviers hissés sur leur tubercules noirs, crabes aux pinces levées, bulles dans la vase, gargouillis de l’eau, puis la mer, sa vastitude infinie.
Mais les métaphores, si habiles soient-elles, n’ont pas l’effet du réel, elles n’en sont qu’un fac-similé. Pourtant l’écriture en fait son ordinaire, comme si l’image devait se substituer aux mots. Certes, à notre époque contemporaine dédiée au consumérisme, aveuglée par les gadgets numériques, friande de nouvelles guère fondées en raison, mais plutôt soumises à la mode tyrannique de la vitesse et du spectacle permanent, il devient risqué d’écrire, tant cette activité, aux yeux de certains, passe pour suspecte, sinon pour une simple subversion. Ecrire suppose, au départ, un acte de foi, pareil à celui du saint pour son Dieu, à celui de l’artiste pour sa muse. Ceci, plutôt que de nous décourager, doit constituer un stimulant, un aiguillon. Une braise à porter au-devant de nous. Il fait si noir parfois dans la nuit qui envahit le monde !
Merci encore Cécile pour votre intérêt.
Belle écriture. Ce réel plus beau que le réel !