« La Jeune Fille à la perle »
Johannes Vermeer
Source : Wikipédia
*
« On ne sait jamais pourquoi on tombe amoureux de quelqu’un :
c’est même à cela qu’on reconnaît qu’on aime. »
Francis de Croisset
***
Supposons un instant que cette « Jeune Fille à la perle » soit réelle, contemporaine incarnée, si près de nous que nous en serions troublé, chamboulé, doutant même de notre propre existence. C’est ainsi, la rencontre de toute beauté est une véritable épreuve, surtout lorsqu’elle se double d’un incoercible sentiment d’amour. Comment, en effet, ne pas tomber en amour devant celle qui a été nommée « La Joconde du Nord » ? En décrire l’apparence est déjà succomber à sa grâce infinie. Tout concourt à nous la rendre chère : son turban à la si belle chute, on dirait la pluie d’une source ; la perle qui est suspendue à son oreille, on penserait à un cosmos s’échappant de sa pesante nuit ; le teint de son visage, cette fraîcheur d’aurore dans le jour qui s’annonce ; la présence de ses yeux, pur surgissement de l’être ; la courbe à peine visible de son nez, une esquisse sur le blanc d’une toile ; la parenthèse purpurine de ses lèvres, un fruit qui vient d’éclore ; le haut de sa vêture, cette terre d’ombre parsemée de golfes de couleurs claires.
Ayant décrit « Jeune Fille », nous n’avons été qu’un observateur extérieur de son apparence, un genre de papillon rêvant de butiner la fleur mais n’osant s’en approcher de peur de faire s’évanouir un rêve. Parfois convient-il de demeurer à distance de ceci qui nous fascine et exerce sur nous comme une crainte qui nous laisserait sur le bord de notre propre existence. A la fois, nous sommes en nous, dans l’orbe d’une possible joie, et hors de nous, happés par cette image qui, aussi bien, pourrait devenir notre tombeau. Car il y a risque réel de perte d’identité. Car il y a danger de fusion. Alors nous demeurons à l’entour, comme si, perchés sur le bord d’un calice, nous admirions les étamines, les pensant hors d’atteinte, les estimant si fragiles qu’un simple ris de vent pourrait les soustraire à notre regard. Atteint de ce sentiment, nous sommes bercé d’amour et, cependant, ne le savons pas. Et ne pouvons le savoir puisque cette pure vertu cardinale est toujours hors d’atteinte, hors de portée. Elle se donne à la manière de ces Universaux, Beau, Bien, Vrai, qui brasillent au loin, se laissent deviner et s’éloignent dès le moment où nous projetons de les saisir. Ils ne peuvent vivre qu’à être des buées, des brumes qui tachent nos yeux et désespèrent nos mains. Toujours nous sommes en deuil de leur présence qui n’est qu’absence dans l’infini du temps, que fuite dans l’illisible de l’espace.
Non seulement nous ne savons pourquoi nous aimons, quels en sont les fondements, les motivations profondes, mais nous ne pouvons savoir ce qu’est Amour. Tout au plus pourrions-nous tâcher d’en deviner la mystérieuse essence en déployant un genre de litanie dont les rapides assertions tisseraient les fils d’Ariane de son arachnéenne présence :
Amour est blancheur
de colombe.
Amour est clarté
de la goutte.
Amour est silence
entre deux mots.
Amour : blancs
dans la peinture
de Cézanne.
Amour : précession
de la parole.
Amour : langage
non encore venu
à soi.
Amour : geste originel
enclos
dans son geste même.
Amour : centre et contour
de la flamme
en une seule
et unique
parution.
Amour : lumière de l’étoile,
non l’étoile
Amour : l’art dans la toile,
non la toile
Amour : beauté
dans le paysage sublime,
non le paysage
Voyez-vous, dans cette énumération à la limite du visible, il y a comme un avant-goût de tragédie. Nous longeons un abîme dont nous ne percevons le fond, en sentons seulement la confondante texture. Un appel de la mort qui ne veut dire son nom. L’amour en sa forme privative, négatrice de soi - il ne peut être que cela -, nous l’exprimons comme nous le ferions de Dieu en termes de théologie négative : Dieu n’est pas la Nature - Dieu n’est pas l’Histoire - Dieu n’est pas la Science - Dieu n’est pas l’Art - Dieu n’est pas la Personne et, cependant, Il traverse ces différentes entités, les réalise, leur donne souffle et puissance, si du moins nous en croyons le dogme de la foi. Tout ceci se résume en une tautologie : « Dieu est Dieu », tout comme nous pourrions dire « l’Être est l’Être », « l’Amour est l’Amour ». Pour la suite des temps nous n’aurons d’autre formulation à proposer que celle, sans doute consternante, qui nous laisse sur notre soif, nous désespère et qui fait de l’Amour le lieu même de sa nature, une simple réverbération en écho, un constant redoublement de sa possibilité. S’il n’était ce constant évanouissement, nous pourrions en fixer l’assise existentielle, dire, par exemple, « Jeune Fille est Amour ». Mais, énonçant ceci, nous ne ferions qu’effectuer un rapt de l’Amour, le remettrions entre des mains qui l’emprisonneraient et le retiendraient en tant qu’unique et incessible propriété.
Or, l’Amour, jamais, ne peut être de l’ordre d’une possession sauf à être envisagé en tant qu’une matière cessible, échangeable, façonnée à l’aune d’une volonté particulière. Or l’Amour ne peut se comprendre qu’à la lumière d’une dialectique qui clive définitivement les « objets » en présence. Si « Jeune Fille » est « l’objet » de mon amour, je fais de l’amour, en un même geste de capture, un identique « objet » de ma passion. Ceci signifie que j’ai confondu un Particulier avec l’Universel. Le sentiment que j’éprouve en direction d’une personne humaine ne peut être qu’immanent alors que l’Amour est toujours affecté d’une métaphysique qui l’effectue en totalité et le prive, en cette perspective, de tout lien effectif avec la réalité. Pour cette raison il ne saurait se vêtir de quelconques prédicats, « telle Jeune Fille », « telle couleur de cheveux », « tel rayonnement des lèvres ».
Seul lieu pour l’Amour : une liberté infinie. Nous, les hommes de modeste condition, le plus souvent, confondons l’amour (avec une minuscule à l’initiale), autrement dit nos rencontres diverses, nos embrasements successifs, nos désirs incandescents avec l’Amour (avec une Majuscule à l’initiale), cet ineffable, cette source vive mais inatteignable dans le concret de l’existence mondaine, sinon il tomberait dans les fosses carolines de la contingence. L’Art subirait une identique chute de son être propre si nous le réduisions à « telle œuvre » de « telle école » en ce temps et ce lieu déterminés. Une habile formule en exprime le rare et l’inscription hors le reproductible : « L’Art pour l’Art ». Ici, « pour » veut dire « en tant que », donc l’Art en sa totalité unifiante.
Certes, il est toujours difficile de suivre les voies d’une spéculation abstraite lorsqu’elle se rapporte à la vie de tous les jours, à « telle Belle Apparition » dont nous souhaiterions qu’elle nous comblât en notre entièreté. Car nous ne vivons qu’à la lumière de cet espoir et toutes les considérations qui ne se focalisent sur « l’objet » élu, nous en chassons les ombres néfastes. Nous nous réfugions dans le nid réconfortant d’une subjectivité, nous évacuons toute objectivité, nous plaçons la vérité sous un boisseau afin qu’elle ne vienne nous tenir un langage auquel, volontairement, nous attribuons le caractère d’une mystification. Nous voudrions, soudain, que notre monde se résume au triangle de l’Elue, de l’Amour dont nous la croyons investie, de notre Conscience qui, en une certaine manière, effectuerait la synthèse de ces précieuses présences.
Peut-être est-ce ceci « Aimer », un avant-goût d’absolu qui consisterait à donner sa propre vie pour que l’Autre soit Aimé. Seul un acte héroïque pourrait nous sauver du naufrage d’une aliénation faisant la part belle aux compromissions, à l’égoïsme partout répandu, aux petites dérobades qui nous placent en tant que celui, celle dont les mérites sont grands et les demandes toujours justifiées. Toute Grande Idée (l’Amour en est une) est nécessairement tragique pour la simple raison que tous nos actes, fussent-ils les plus généreux, sont bornés par l’incontournable finitude. De ce fait l’Amour nous sera toujours inconnu, seulement quelques rapides actualisations d’un amour ordinaire, plongeant ses racines dans le marigot du prosaïque et la mangrove complexe du hasard des rencontres. Et n’allons nullement en déduire que notre finitude est une impasse. Bien au contraire c’est elle, en tant que terme final, absolu, qui éclaire tous nos actes, révèle notre pensée. Serions-nous éternels et l’Amour ferait son point fixe devant nos yeux, nous n’en percevrions même pas l’incomparable esquisse. Nécessité des différences pour que les choses apparaissent et signifient. C’est bien notre condition mortelle qui nous fait envier l’Amour comme notre chance la plus évidente d’échapper à notre funeste sort. Certes nous le savons en sursis mais notre passion en efface les traits les plus saillants, en gomme les aspérités les plus troublantes.
Toujours nous confondons Sentiment et Amour. Le Sentiment est de nature essentiellement humaine, alors que l’Amour est de nature essentielle, idéelle, il est pure abstraction seulement perceptible au gré du concept, aux possibilités labyrinthiques de l’entendement. Il ne saurait être compris que dans la perspective d’une contemplation, mais active, assidue à débusquer tout ce qui peut faire sens. L’Amour est sous la férule d’une domination divine. Eros nous décoche ses flèches depuis les indicibles volutes de l’Empyrée. Son carquois est rien de moins que mythologique, autrement dit il nous invite à écouter le Logos, ce langage primordial qui anime notre être et nous fait, parfois, l’égal des dieux. Toujours l’Amour transcende les Amants, les obligeant à se dépasser eux-mêmes, en les fusionnant dans cet événement singulier de la « petite mort », c'est-à-dire de la liberté avant-courrière qui précède la Grande, celle indépassable qui nous ouvrira toutes grandes ces portes de l’Universelle présence du Beau, du Bien, du Vrai, de l’Amour. Nous sommes en attente de cela mais ne le savons pas !