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5 mai 2019 7 05 /05 /mai /2019 15:28
CADEAU

                                 Les Essais

                 Source : Superprof - Ressources

 

*

« La générosité incite à la jalousie.

Plus les cadeaux sont acceptés avec plaisir,

Plus on regrette de les avoir faits.

Ils vous éclipsent. »

 

« Malaisie » - Henri Fauconnier.

 

***

 

 

   Prenons un objet, un vase en céladon, un flacon de parfum, un livre. Ces objets s’évanouissent spontanément dans leur propre objectité. Ils demeurent enclos dans les frontières de leur être, ils n’en débordent nullement, ils vivent dans l’exacte autarcie que leur accorde leur monde : être des choses et simplement ceci. Ces objets du quotidien, nous en croisons constamment le chemin sans que notre attention à leur égard ne s’allume, en quelque manière, dans la meurtrière de notre conscience. Ils sont là, posés-devant, immobiles telles de lapidaires présences. On dirait de simples gemmes dont la clarté intérieure ne s’exilerait de ses propres contours. Sorte d’existence végétative dont nul ne pourrait les faire sortir puisque telle est leur nature : se manifester du-dedans et demeurer dans une opaque mutité.

   Une fête approche, un anniversaire se précise et l’on songe au cadeau que l’on fera à l’ami, à l’amie : tel vase à la belle patine verdâtre, tel parfum à la touche florale de jasmin, tel livre, « Les Essais » de Montaigne, par exemple. Et voici que ces objets, du simple statut de choses qui leur était conféré, se déplacent sensiblement pour se métamorphoser en des « objets-sujets », autrement dit, ils perdent leur sourd anonymat pour surgir dans l’aire ouverte des significations. Devenus signifiants, ils se dotent d’un étrange pouvoir qui n’est rien moins que totalement imprévisible. C’est, soudain, comme s’ils étaient animés d’une conscience qui leur octroierait une certaine marge de liberté. Si l’objet initial était indifférent, neutre, dépourvu de quelque volonté que ce soit, l’objet-cadeau se donne à voir en tant qu’entité douée d’une étrange puissance. Soit anticipatrice de bonheur, soit investie de pouvoirs maléfiques. Car, avec l’objet-cadeau, rarement se présentent les demi-mesures. Ou bien l’objet est encensé ou bien il est répudié sans espoir qu’il ne puisse jamais se réhabiliter. Pour la simple raison qu’il est tissé de ces sentiments humains complexes, multiformes, allant de la pourpre au blanc de givre, parfois au noir de suie où plus rien ne se voit que les coulisses d’ombre et les avenues désertes du néant.

   Certes, rarement nous analysons nos propres conduites, préférant nous réfugier dans une enfantine bouderie ou bien un dépit adolescent, si ce n’est l’humeur chagrine d’une confondante maturité. Toujours nous estimons que nous valons mieux que cet objet qui ne devait nullement se contenter de nous être remis mais dont nous souhaitions qu’il participât à notre royauté. Oui, « royauté », pour la simple raison que la texture intime de chaque ego est bordée de rangs d’hermine, armoriée de fleur de lys et qu’une couronne est promise à nos têtes afin qu’un jour, au moins, notre gloire fût assurée d’une brève éternité. Ceci, cet orgueil pulvérulent, nous en connaissons l’urgence, mais comme la vanité n’a guère bonne réputation, nous feignons d’en ignorer l’existence et faisons comme si notre dépit ne résultait nullement d’un paiement en « monnaie de singe » mais de l’humeur chagrine d’un temps maussade ou bien d’une maladie qui nous gagnerait à bas bruit. Mais, bien entendu, personne n’est dupe, à commencer par celui qui vient de vous offrir ce cadeau dont il espérait qu’il vous comblerait, au-delà de ses plus vives espérances.

   Qu’en est-il du présent qui rassure, pacifie, d’une évidente manière, aussi bien le donneur que le receveur ? Est-on quittes d’une identique joie ou bien quelques nuages obscurcissent-ils le ciel paisible qui se déplie au-dessus de la bannière de l’amitié ? Regardons l’assertion d’Henri Fauconnier qui postule l’existence d’une contrariété de celui-qui-donne par rapport à celui-qui-reçoit, lorsque le plaisir de ce dernier resplendit dans une manière d’évidence. On supputerait, pourtant, le déploiement d’une identique félicité. Mais ce serait sans tenir compte du terreau des conduites humaines dont la composition demeure, la plupart du temps, pur mystère et insondable confusion. Afin de mieux comprendre les enjeux secrets de tout acte d’oblativité, allons voir du côté de Simone de Beauvoir, dans « L’invitée », cette superbe et incisive réflexion : “Elle ne cherchait pas le plaisir d'autrui. Elle s'enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir.”

   Non seulement cette formule est habilement formulée,  dans le redoublement du « plaisir » qu’elle souligne, mais elle sonde les âmes en leur tréfonds, là où la vérité, enfin nommée, ne saurait se dérober. Ce « plaisir » qui résonne en écho avec le maître-mot « égoïstement » qui en renforce singulièrement la portée. En réalité, celui-qui-donne, lors de son geste d’offrande, se sert de celui-qui-reçoit à la façon d’un miroir dans lequel il ne veut voir briller que son propre reflet. « Ce qu’il donne d’une main, il le reprend de l’autre » afin que, comblé, puisse avoir lieu, en lui, ce processus d’emplissement dont il espère qu’il contribuera à réaliser sa propre complétude. C’est ceci être être-du-manque, demander la constance d’une obole qui effacera, au moins provisoirement,  la dette d’exister. Une « éclipse » a en effet bien lieu, laquelle est un visage à double face telle celle du mystérieux Janus : celui-qui-donne veut un éblouissement, celui-qui-reçoit veut la satiété d’une faim qu’il éprouve comme irrecevable. Je te donne pour recevoir en retour. Je reçois pour te donner en retour. Mais, outre que ceci est un jeu de dupes en raison de la dissymétrie des êtres en présence (il y a, comme dans les couples de jumeaux, dominant et dominé), jamais l’oblativité n’obture tous les pores du manque de celui-qui-reçoit, jamais elle ne lustre suffisamment les facettes de l’ego de celui-qui-donne, fragments du kaléidoscope qui s’unissent et se désunissent sans fin.

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commentaires

E
https://www.youtube.com/watch?v=ASg7bgPoVOQ
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B
Bonjour. Merci infiniment pour ce "Pour que tu m'aimes encore". Belle journée. JPBS.

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