Photographie : André Maynet
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Qui es-tu donc,
toi l’invisible présence ?
Je m’abîme à te connaître mais, jamais, n’y parviens. Tu es semblable aux rêves, ces menus oiseaux qui y figurent, que j’essaie de saisir mais déjà ils sont loin de moi, seule leur étrange vibration parle à mon corps de solitude. Cela fait si longtemps que je suis
un chercheur d’or
aux mains vides
et le soleil ruisselle sur ma peau comme le seul don qui, jamais, pourrait m’échoir. Depuis toujours, sans doute, j’ai essayé de biffer ta silhouette, de l’amenuiser à la taille du minuscule, d’en faire un genre de feuille qui tremblerait sous la passée du jour. T’annulant, en quelque manière, je ne songeais qu’à me rendre libre mais ne me situais que dans une étroite geôle privée de clarté. Mais rien n’arrive qui se présente à mes yeux tel le refuge dont j’hallucine la réalité. Seules quelques gouttes pareilles à la rosée matinale demeurent suspendues à la cimaise d’un espoir qui, chaque jour, devient ce qu’il a été de tout temps,
une fuite longue
qu’éteint le crépuscule.
J’ai joué, alors, au jeu infini des nominations car nommer aurait été t’amener dans la présence mais rien ne s’y fixait que de vagues patronymes qui fondaient comme neige au soleil. Je t’en cite quelques uns, juste pour le plaisir de rouler tes hypothétiques syllabes au creux de mon palais. La seule friandise que, sans doute, tu m’offriras puisque je ne suis guère sûr que tu puisses exister ailleurs que sur le papier glacé d’une photographie. Comme ta condition semblait t’allouer à ne vivre que dans le secret, c’est sur ce même secret que j’ai réalisé quelques variations. Une sorte de fugue langagière qui hésitait à se donner tant la lumière du jour aurait pu en atténuer la charge de mystère. Comment donc se disait « secret » en d’autres langues ? Ce que ma langue maternelle me refusait, peut-être d’autres me l’accorderaient telle une faveur dont je devrais tirer un plaisir si longtemps différé.
« Geheimnis » me disait l’allemand.
Certes j’aimais cette clarté toute germanique, ses trois syllabes détachées, le juste et généreux élan que donnait la seconde, ce « heim » qui sonnait tel un appel.
J’appréciais tout autant
le « Tajemstvi » tchèque,
ses suites consonantiques complexes, sa finale qui faisait penser à un coup de fouet.
L’italien m’offrait
« Segreto »,
ce mot si proche du français que l’espéranto
« Sekreta »
reprenait en quelque sorte en écho.
Mais il n’y avait pas assez de distance avec le réel, mais ces vocables, s’ils étaient beaux, ne portaient nullement en eux cette charge d’obscur, de ténébreux, de sibyllin que j’en attendais. Je voulais un mot qui fût égal à ta réserve, qui s’ourlât de ta discrétion, qui parlât sur le mode du chuchotement et du retrait, de la disposition dans la faille d’ombre, le revers illisible des choses, la partie cachée du monde.
Vois-tu, alors que ma fiévreuse quête était sur le point de toucher sa fin, venu du plus loin de la nuit, un nom brillait à la façon d’une étrange source sourdant des lèvres de la terre. Un nom-talisman, en quelque sorte, un nom-magie tels ceux qui figurent dans le domaine silencieux des « Mille et Une Nuits ». Un nom-miroir qui portait en lui les destins énigmatiques de l’Orient. Et voici que surgissait, venu de l’ancestral tamoul, l’une des plus anciennes langues, cette sorte d’enchaînement de syllabes courtes, glissant les unes dans les autres, tel un fluide coulant dans des veines cachées, un air léger se frayant un chemin parmi les belles et hautes frondaisons des palmiers, leurs têtes échevelées.
« Irakaciya »,
tel était cet enchantement qui me visitait et ne parlait que de toi. Il y avait réel plaisir à prononcer, entre les lèvres, ce vocable si simple, si menu qu’il semblait tissé de fils aériens. Sans doute seule une voix dans la fraîcheur de l’âge pouvait en tracer le bel horizon. Et puis la complexité de son graphisme
ces lettres entrelacées,
ces spirales,
ces boucles
devaient témoigner d’une fragilité en même temps que d’une discrète élégance. Ce dessin, ces hiéroglyphes, j’en traçais l’envoûtante forme au sein même de ma chair qui n’était qu’attente, pure vacance :
இரகசிய
Une inscription pareille à ces formules lapidaires qui ornaient les frontons des temples et disait le rare de leur essence. Avant tout, bien entendu, je pensais à la devise d’Epicure :
« Cache ta vie ».
Il me semblait que tu avais faite tienne cette sentence, qu’elle était même le lieu de ta propre vérité. Je ne sais si, comme les épicuriens, tu t’entourais d’une pléiade d’amis te protégeant des atteintes du monde extérieur ou si ton propre corps te suffisait en tant qu’enceinte érigée contre les vents mauvais. Mais voici telle que tu m’es apparue en rêve, peu de temps avant que l’aube ne commence à annoncer le jour.
Tu es juchée sur une manière de meuble bas dont l’on ne perçoit que le plateau teinté de gris. Derrière toi, un fond d’ombre et de lumière sur lequel tu te détaches à peine, comme si, faisant partie de ton être, il pouvait à tout instant te reprendre en lui et t’ôter du visage du monde. Tes jambes sont claires, lisses, à peine voilées de bas de soie dont le haut se termine par un genre d’écume blanche. Le haut de ton corps est dans sa nuit, un bustier noir en dissimule la troublante présence. Sans doute faut-il que ton apparence demande au voile le retrait, l’intime discrétion dont tu entoures ta furtive venue parmi les mouvements et les remous qui essaiment, ici et là, les spores du « bruit et de la fureur ». Oui, je pense à Faulkner subitement, à cette catégorie du « monologue intérieur » dont ses romans font l’apologie, comme si l’existence ne se résumait qu’à ceci, ne destiner ses confidences qu’à sa propre conscience, le dehors serait trop dangereux qui dissoudrait tout dans les mailles d’un incontrôlable maelstrom.
Le bandeau derrière lequel tes yeux se dissimulent n’est-il la mise en image de cette sensation de vide, de vertige du monde auquel tu veux te soustraire, conservant en toi ces secrets qui sont la source vive à laquelle tu étanches ta soif de vivre en toute liberté ? Oui, la société est aliénation, la société est rapt de ceci même que tu as de plus précieux, à savoir cette geste poétique qui t’habite dont tu veux entendre les mots résonner à l’intérieur même de ta belle et unique sensibilité. Comment les prononces-tu ? En allemand ? En italien ? En tchèque ? En espéranto ?
« Geheimnis » ?
« Segreto » ?
« Tajemstvi » ?
« Sekreta » ?,
les langues sont si belles qui nomment les choses en leur être ! Ou bien n’es-tu que cette pure germination, cette avancée qui se nommerait
« Irakaciya »,
ces cinq syllabes qui semblent la « quinte essence » d’un être toujours en quête de soi ? Non, je sais, tu ne me donneras nulle réponse. Comment le pourrais-tu,
Toi l’Imaginaire ?
Toi l’Onirique
en ton retrait essentiel ? Il me suffira de voir ton corps de lettres, ainsi :
இரகசிய
Oui, tu es une arabesque au confluent des choses. Seulement ceci : une fuite à jamais. Demeure cette volute, cette spirale dans la pénombre du jour. Demeure, tu n’as d’autre voie à poursuivre que celle-ci !