Photographie : JP Blanc-Seing
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C’était un matin hésitant, à peine sorti des lèvres de la nuit. Juste une lumière qui effleurait les arbres, soulignait leur contour. Ils étaient des manières d’oriflammes discrètes dont nul vent, encore, n’agitait les frondaisons. Tout était dans l’immobile. Tout était dans le recueil. Dans l’attente souple de soi. Tôt levé, je savais que cette heure matinale serait belle, qu’elle viendrait à moi avec l’élégance de ce qui est originel, ne s’ouvre que lentement afin qu’une grâce soit présente qui dise la nature en sa plus exacte venue. C’est une joie sans pareille d’être seul au monde, ou bien d’en éprouver le sentiment, de se destiner à cette nature si disponible aux yeux de ceux qui, avec elle, sont en affinité, ne demandent que la rencontre, le frémissement de la peau à la pointe de l’heure.
Mais est-on jamais vraiment seul, me questionnais-je ? Il y a le ciel et ses quadrillages d’oiseaux. Il y a la terre et les plis infinis de ses mottes d’argile. Il y a les mers, les ourlets de ses vagues qui n’en finissent de retomber dans des gerbes d’écume. Il y a le soleil, sa boule mauve ou bien blanche, ou bien rouge, la chaleur qui glisse sur la peau. Il y a TOI, surtout l’Inconnue que j’évoque au plein de mes rêves. TOI qui les portes à leur plénitude, ils sont d’immenses cerfs-volants dont la queue flotte de l’orient à l’Hespérie, leurs oscillations sont le rythme auquel mon cœur vibre en écho. Non, ne te moques nullement de mon romantisme, il et ma seule défense contre les morsures de la vie. Et elles sont légion, tu le sais bien, TOI ma chimère, TOI qui n’es qu’une ombre portée à l’épreuve du jour.
Vois-tu, il n’y a guère de plus grande félicité que de te placer au centre de mon imaginaire. Là, au moins, tu es en sûreté et nul ne viendra t’ôter à l’exercice minutieux de mon regard. Intérieur, bien sûr, le seul qui soit vrai. L’extérieur est trop sujet à caution, trop embarqué dans le lot infini des contingences. Toujours quelqu’un pour l’amputer de sa réalité, le métamorphoser en un cruel strabisme qui dédouble la vérité, l’enjoint de n’être que fausseté, duplicité, tromperie, décor de stuc identique à la vacuité d’un songe-creux.
Être en soi, au creux de soi,
dans l’intime vérité de son être,
c’est ce qui nous échoit en propre
Différer de ceci est s’exiler de sa propre personne et prendre l’envers d’une pièce pour son effigie. TOI la Précieuse, veux-tu que je te dise qui tu es vraiment ? A mes yeux, évidemment. Nullement au travers de ceux des autres qui sont de curieux glaçons suspendus à la voûte de l’indicible éther. Parfois, se demande-t-on s’ils existent ces yeux, si ce ne sont des cristaux que notre pensée a taillés pour nous donner le change, pour nous aliéner en quelque sorte, pris dans le double faisceau de leur inépuisable curiosité. Car les yeux sont curieux qu’aiguise le scalpel de la conscience. Car les yeux forent tels des trépans et il se pourrait que de nous, ne subsistent que quelques copeaux que le noroît emporterait vers d’autres cieux, à nous inaccessibles. Mais que j’en vienne à TOI, seulement à TOI. J’entends bien les manœuvres de diversion que les Autres fomentent à notre insu. Ils sont jaloux de notre passion tressée de dentelles et de trous autour desquels courent les fils de notre songe commun. Nous sommes bien dans notre empyrée onirique, nous sommes de simples échos, de mutuelles réverbérations qui tirons notre substance de ce dialogue de silence.
Auras-tu seulement identifié l’origine de ma vision ? Dans ce matin clair de septembre, dans les lumières longues, avant-courrières de l’hiver, voici que tu m’es apparue, ma Fée de Clarté, telle cette ombre épandue sur la chair pulpeuse de la roche. Comme si tu en étais une simple émanation, un esprit minéral connaissant soudain sa pure essence, ce flottement au large de toi qui ne te déporterait nullement de qui tu es mais t’y reconduirait à l’aune d’une ellipse, d’une envolée de l’espace qui ne serait que ta propre effervescence au monde. Comprendras-tu mon trouble à te voir vibrer du cœur de l’ombre ? Des nuées de phosphènes gagnent la toile de ma peau, s’y logent mille étoiles qui sont tes murmures, les mots au travers desquels tu te signifies et te multiplies dans ce présent qui t’accueille comme le prodige de ta venue parmi le chant souple de l’être. Non, tu ne dis rien et n’as rien à dire. C’est la grâce du phénomène lorsqu’il se déploie pareil à l’eau qui chute du glacier, dit sa chanson bleue, profère l’intervalle entre les mots, ces sublimes médiateurs sans lesquels le langage n’existerait pas, serait pure énigme dans l’insoutenable rumeur de l’univers.
Pourtant, tu le sais bien, TOI l’Attentive, rien ne sort de notre fantaisie que le réel que nous y avons logé, que nous avons métamorphosé au gré de notre caprice afin que, disposé selon nos inclinations, il se soumette à notre convenance et ne fasse, avec nous, aucune différence. Tu vois, comme la chair et l’ongle, la larme et l’œil, les lèvres et le baiser qui s’y dessine. Ainsi, tu n’es que le rayon que mon regard a rencontré un matin de douce insistance sur ces pierres millénaires alors que le jour consentait tout juste à se lever. J’imaginais des dormeurs et des dormeuses dérivant sur leurs couches, tels des nuages au ciel. J’imaginais des idées captatrices qui, soudain, t’auraient subtilisée à ma vue, TOI ma douce apparition. Alors il n’y aurait plus eu, sur cette étroite portion de la Terre, que ce face à face d’une erratique figure avec ce rocher, cet effacement subit de l’Ombre, TOI en ta vêture de rien. Ma solitude, alors, n’ayant plus de répondant, se fût accentuée et muée en un mutisme éternel. Ombre, parle donc encore une fois de façon à ce que mon existence ait encore un SENS ! Parle-donc !