Dans les blés, au Blanc Nez … »
Photographie : Alain Beauvois
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Il y a, parfois, des mystères qui, jamais, ne se laissent éclaircir. Tel celui de Jean, garçon tout juste situé à la lisière de l’enfance et de l’adolescence, silhouette que les natifs d’ici aperçoivent un jour dans le bleu léger de l’aube, un jour dans le rouge-orangé du crépuscule, rarement à l’heure zénithale, ce petit aventurier pratiquant une pause méridienne et il ne conviendrait nullement de le tirer de sa naturelle léthargie. Que dire de plus de Jean, si ce n’est qu’il est un genre de sauvageon, un Gavroche contemporain livré quotidiennement aux joies d’une nature immédiate et libre dont il goûte les fruits jusqu’en leur plus intime saveur ? Nul ne l’a jamais approché et, parfois, quelque audacieux a-t-il réussi à le capturer dans le double cercle de ses jumelles. Autrement dit, sa réputation n’est plus à faire et si certains le nomment « Gavroche », d’autres lui attribuent le sobriquet de « Robinson », d’autres encore de « Vendredi ».
Mais cette rapide biographie suffit à le cerner. Décrirait-on plus avant la goutte d’eau dans la course rapide du ruisseau ou bien le trajet de l’étoile au plein du firmament, parmi ses lumineuses compagnes ? Si Jean a une qualité, c’est bien celle de se fondre dans le paysage, de ne faire qu’un avec la colline couverte de blé ou bien le dos de la vague lorsqu’il s’ourle d’une frange d’écume. Un curieux don mimétique, une tendance spontanée à se loger dans quelque vêture métamorphique, si bien qu’une possible métempsycose l’eût facilement remis à la posture d’un caméléon, robe d’émeraude et points jaunes comme des milliers de minuscules soleils.
Mais, plutôt que de parler d’abstractions, suivons cette jeune existence dans l’odyssée toujours renouvelée de ses journées. Manière d’immuable rituel dont il tire un bonheur exact. Tôt le matin, alors que la lumière est longue, qu’elle grésille à la pointe des rochers, glisse sur les falaises blanches encore teintées d’ombres, Jean-de-l’Eau a passé la nuit à dormir en chien de fusil tout contre une levée de sable qui lui sert à s’abriter du vent du large. Ses yeux bouffis de sommeil, il en a lustré les deux globes du revers de la main. De petites gouttes de rosée étaient en suspension dans sa tignasse et on aurait dit quelque oursin habité de pluie avant qu’il ne s’ébroue. C’est l’heure indécise ou rien ne bouge. La plage est une immense étendue gris-bleue qui fait son murmure d’outre-temps. Le petit sauvageon ouvre son regard à la beauté marine qui semblerait inépuisable, comme si le jour pouvait s’arrêter, se métamorphoser en une éternité dont il ferait son intarissable jeu.
Longtemps il observe les grands oiseaux accomplir leur cercle parfait dans l’air tissé de soie. Parfois il aperçoit un griset émergeant des flots, son épine dorsale dressée vers le ciel, son œil rond à la pupille noire, sa mosaïque d’écailles d’argent et de platine dont il s’imagine qu’il pourrait faire une cuirasse. Parfois, c’est un hippocampe qui l’emmène en voyage par-delà les eaux grises de la Manche, peut-être en direction de cette Albion qui, par temps clair, se révèle à lui dans une manière de doux éblouissement. Parfois, ce sont les museaux des grands dauphins qui le surprennent et il cabriole avec eux jusqu’au point où ses yeux en perdent la trace. Parfois ce sont les phoques communs qui rugissent au large et appellent Jean à la fête de l’eau, sa propre fête, lui l’habitant de nulle part où rien n’arrive que de larges nappes grises venues du bout du monde.
Puis c’est l’heure de midi, la lumière devient dure, verticale, blessante pour les yeux si Jean n’y prenait garde. C’est l’heure où, pelotonné en boule, pareil à la spire du limaçon, il s’accorde quelque repos. Il ne pense à rien, n’entend rien sauf son propre rythme accordé au rythme lent de la mer. Quand le soleil commence à décliner, que les falaises se teintent de corail, il s’étire paresseusement, fait craquer ses jeunes articulations, se dispose à quitter l’onde marine pour gagner les collines, le plateau au-dessus du Blanc-Nez, les champs qui deviennent le refuge qu’il choisira avant que la clarté ne baisse, que les grillons ne rentrent dans leur trou pour leur somme journalier. Comment donc Jean-de-l’Eau devient-il, subitement Jean-des-Champs, nul n’en a la moindre idée, peut-être lui-même ne saurait-il en expliquer la rapide mutation. Est-ce le grand doigt de granit de l’obélisque qui l’appelle ? Le ciel bleu qui l’attire à lui ? Le revers de la colline où glissent les ombres ? Le chaume solaire pareil aux tableaux lumineux de Vincent en cette terre d’Arles si éloignée, mais combien semblable dans la clameur qu’elle jette dans l’espace, un long cri faisant penser à celui d’un oiseau de proie.
Alors tout s’inverse et le peuple de l’eau devient peuple des champs. Parfois ce sont de grandes faucilles noires qui moissonnent le ciel de leurs ailes aigües, on les voit partir au loin, se fondre dans la fente de l’horizon. Parfois ce sont des mulots, petites boules grises qui font leurs trajets rapides, syncopés, parmi les tiges du chaume. Elles piquent les pieds, les tiges, elles s’enfoncent dans les talons. Il faut s’asseoir et retirer patiemment ces minces harpons, marcher dans les sillons, là où les herbes jaunes sont couchées, on y devine la trace ancienne des roues. Parfois, lorsque la lumière baisse, c’est une belette au long corps fluet qui se faufile dans le dédale de paille, y imprimant un trajet pareil à une flamme. Parfois c’est, museau rasant le sol, oreilles en alerte, un chemin de feu, un renard cherchant sa proie avant que le noir ne badigeonne tout et ne rende les choses invisibles. Parfois ce sont les trilles haut perchés des alouettes, leurs joyeuses vocalises, leurs infinies modulations qui frappent l’oreille comme de cristallins diapasons disant la richesse du champ, son manteau d’or qui demeure au repos après l’agitation de la moisson. Parfois ce sont des sauterelles aux ailes rouges qui percutent les jambes, milliers de minces projectiles qui bondissent et retombent sans cesse.
« Gavroche » demeure ainsi de longues heures à contempler le bleu si intense du ciel, l’obélisque dressé pareil à l’aiguillon d’un insecte, l’épaulement de la colline s’habillant de sa teinte d’automne, puis la vaste plaine à la belle couleur. Couleur de joie, à dire vrai. Et c’est pourquoi le Jeune Observateur en emplit ses yeux jusqu’à ras bord. Il en sent les vagues de miel cascader à l’intérieur de son corps et ceci suffit à énoncer, dans son intime, un plaisir qui ne saurait trouver d’écho en quelque autre expérience que ce fût. Ce libre enfant de la Nature en est son exhalaison, sa respiration, l’harmonie dont se pare toute chose essentielle venue à l’être pour rayonner, simplement diffuser alentour quelques copeaux de ravissement, quelque bribe d’enthousiasme. Aussi, s’interroger sur son essence reviendrait à poser une question sur une question. Qu’en est-il de cette présence qui ressemble tant à la fuite du temps dans une dimension que, jamais, nous ne pourrons saisir, dont nous ne comprendrons la subtile trame ? Ce jeune garçon, ce mot lâché dans l’espace, ce signe qui retentit à même sa venue, est-il un genre d’elfe, de génie, d’esprit follet qui traverserait l’existence à la manière du vol imperceptible de la huppe ? Quelle est donc son origine, la source dont il émane ? Est-il eau avant d’être terre, ou bien est-il les deux ? Ou bien encore leur simple confluence ?
Tous, nous aimons ces illisibles figures pour la raison simple que rôdent toujours en nous quelque conte de la petite enfance, quelque gentille antienne dont notre imaginaire brode un souci léger en un lieu inconnu de notre âme. Est-ce ce nuage qui se forme à l’horizon qui, bientôt, plongera Blanc-Nez dans une zone obscure comme le sont de profonds corridors ? Est-ce cette bulle d’eau qui gonfle à la surface et, bientôt, éclatera sans laisser plus de trace qu’un poème lu au sein du désert ? Est-ce une patte de mouche parmi le peuple affairé des insectes ? Est-ce un sylphe évoluant dans le cercle lumineux d’une clairière ? On le voit, la ronde des interrogations est infinie, laquelle finirait par nous égarer dans notre propre pays.
Nous avons parlé, beaucoup brodé dans cette image et, sans doute, davantage autour d’elle, au-dessous de sa ligne de flottaison. Bien des choses qui se donnent à voir ne se peuvent interpréter qu’en décrivant de larges ellipses autour de leur horizon. Autrement, qu’aurions- nous donc à dire que la photographie n’aurait dit en un langage plus précis, plus économe, sans doute plus facile à appréhender ? Les yeux du corps sont toujours plus prompts à s’emparer des choses que les yeux de l’esprit. S’interroger sur le monde, c’est non seulement inventorier ses paysages, décrire ses vallées et ses montagnes, radiographier ses formes. S’interroger, c’est, tout autant, évoquer son équateur, dire ses tropiques, conter ses méridiens, tracer toutes ces belles lignes imaginaires qui en déterminent le sens, en dressent l’élégante cartographie.
Ce que dit l’image : le ciel bleu, le doigt de l’obélisque pointé vers le ciel, l’épaule de la falaise que longe et efface une ombre, enfin le chaume parcouru des lignes régulières des andains, échos des vagues qui moutonnent et tracent l’étendue de la vaste mer à la courbe infinie. Ce que dit l’image : le réel en sa plus exacte dimension.
Ce que dit l’écriture : la réverbération de l’image, ses prolongements dans le monde de la fiction, quelques possibles qui s’y logent en creux, d’étranges présences qui, sur terre, seraient inaccomplies mais qui trouvent, dans la fable, une façon d’exister. Ce que dit l’écriture : ce qui se dissimule à la vue mais vibre, tout contre le miroir de la conscience et s’impatiente d’y inscrire ses étonnants hiéroglyphes.
Image, texte, perspectives complémentaires, l’une jouant avec l’autre, l’une fécondant l’autre à la manière d’un chant polyphonique, chaque voix s’accroissant de l’existence de l’autre.
Dire l’image et il demeure un vide qui demande. Dire le texte et il reste une vivante icône qui manque. De l’image au texte, du texte à l’image, une seule et même réalité se déclinant nécessairement sous mille autre formes. Mais qui donc entonnera le chant qui en règlera la finale partition ? Jean-de-l’Eau ; Jean-des-Champs être double en un seul, entonne donc l’hymne qui nous portera à la plénitude. Ceci nous l’attendons depuis la nuit des temps !