Esquisse : Barbara Kroll
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Comment apparaît-on à soi, aux Autres, au monde ? Ceci, jamais nous ne pourrons le savoir. Il y a la multitude des nos propres formes qui s’enlacent aux formes plurielles de ce qui n’est nullement nous et cependant nous regarde et nous demande, en quelque sorte, de rendre des comptes. Nous ne pouvons guère faire confiance à nos sens, ils nous trompent, nous abusent et leur indulgence à notre égard ne saurait être que coupable, complaisante, truffée d’une manière de permanente autosatisfaction. Avant tout, nous sommes des êtres repliés sur notre singulière centralité et nos alter ego, tout au plus, ne sont que de lointaines comètes qui girent au loin, perdues dans le tissu profond et compact de l’espace. Que serait donc le regard des Autres sur notre réalité, sinon une vue biaisée, subjective, peut-être ourlée d’envie ou bien nous estimant hors d’atteinte pour des raisons qui, sans doute, ne pourraient trouver de justification, reposer sur des arguments rationnels ?
Oui, les conduites sont étranges qui inclinent chacun à tracer sa propre voie sans se préoccuper du chant de l’autre ou bien de sa plainte, de sa douleur. Jamais souffrance n’est partageable, échangeable, tout au plus entraîne-t-elle l’affliction véritable ou feinte, une compassion vite éteinte car quiconque veut vivre pleinement doit être atteint d’une salvatrice amnésie. Se sauver est à ce prix d’une cécité aux problèmes de l’Autre. Se soucie-t-on outre mesure de la misère des peuples égarés du monde ? Le visage de l’indigence, partout aperçu, dans les journaux, sur les écrans, nous ôte-t-il le sommeil ou bien ne fait-il que déranger nos consciences ? Elles ont déjà tant à faire, nos consciences, avec la gestion d’un quotidien parfois bien morne, un enchaînement de lassitudes succédant à la monotonie des habitudes.
C’est ceci le cercle étroit de la mondéité, avancer sur son chemin, tête baissée et ne nullement dévier de sa propre empreinte. Car, alors, il y aurait trop de risques à s’éparpiller, à sortir de soi, à ne plus se reconnaître en tant qu’être complet, doué d’une belle totalité. Ce que nous redoutons le plus, la fragmentation de qui nous sommes, l’éparpillement de nos membres aux quatre vents de l’incertitude, la combustion de nos chairs dans quelque enfer qui ne guetterait que le premier de nos faux-pas. Quand nous marchons, mangeons, aimons, inconsciemment, nous n’avons pour fin que de donner de constants gages de présence à notre complétude. Celle-ci suppose la satiété des catégories qui tressent en nous la loi de l’existence : boire, manger, dormir, faire l’amour, donner à notre corps et à notre esprit la pitance dont ils sont en continuelle demande.
Nous redoutons le manque, le vide et sommes saisis de vertige à la seule pensée que pourrait nous faire défaut la goutte d’eau, la miette de pain, le sexe doux et velouté de l’Amante. Nous sommes des entités fondamentalement angoissées au seul motif que cette bribe d’amour, cette pincée de plaisir, ce microcosme de joie nous soient retirés comme si nous avions commis quelque bêtise d’enfant pervers ou simplement indiscipliné. Nous avançons les mains ouvertes face à l’abîme du ciel et nos paumes, plutôt que de se voir gratifier d’une offrande céleste, ne reçoivent, la plupart du temps, qu’une résille de pluie semblable à des piqûres d’aiguilles.
Parfois, certes, le réconfort plénier d’une ondée solaire qui multiplie la face de notre peau et lui donne cette onction bienfaisante qui électrise notre chair et attise nos désirs les plus secrets. Mais nous jugeons toujours les faveurs qui viennent à nous, trop timides, trop hésitantes. Certes, nous méritons mieux et nous nous étonnons que les faveurs des dieux ne se délivrent à notre égard qu’avec parcimonie. En réalité nous sommes d’insatiables figures dont les demandes font écho aux demandes et ainsi jusqu’à l’infini du temps.
Nous sommes une eau de source qui palpite au cœur de la terre, dans un scintillement heureux, un ondoiement sans fin, une théorie de gouttes claires et limpides dont, jamais, nous ne supporterions que le flux parvienne un jour à son étiage. Nous écrivons notre cheminement comme ceci : CONDITION HUMAINE, mais la vérité nous la pensons en tant que cette insatisfaction plénière, cette omission orthographique qui ne se traduirait, peut-être, qu’à l’aune d’une suite de lettres insignifiantes : C-ND-T--N H-M--N-. Toutes les valeurs vocaliques auraient été gommées et il ne demeurerait que cette suite consonantique sans réel contenu signifiant. Nous ne pourrions plus émettre que de vagues salmigondis, d’abstrus galimatias, de confondants et étranges sabirs.
« Dans l’esquisse ouverte de soi », est le titre reçu par cet article. Malgré son étrangeté il n’est pure gratuité. Il est simplement inspiré par l’image placée à l’initiale du texte. Mais, d’abord, avant tout essai d’explication, convient-il de décrire. De suivre la ligne selon laquelle se donne cette représentation humaine, rien qu’humaine. La ligne court sur le papier sans se soucier d’une possible logique. C’est ceci, le destin d’une esquisse, de se laisser intuitionner par l’esprit de l’Artiste et d’aller où bon lui semble, à savoir dans la direction d’une hypothétique esthétique. Et où va-t-elle, sinon dans les sinuosités de l’inconscient, autrement dit dans ces manières de vérités inapparentes qui nous traversent tout comme l’éclair le ciel sans y laisser d’empreinte, sauf le souvenir d’un feu maintenant éteint.
Cette esquisse donc, suit le trajet du dénuement humain, traduit l’éternel manque-à-être, sinue à la manière d’une ligne flexueuse ontologique. Il y a, ici, une réelle biffure de l’être, une manière de « symphonie inachevée » qui ne trouverait que le lieu d’une fugue ou la mélancolique plainte de l’adagio. Tout commence par ce V (Vérité ?), qui simule l’échancrure d’une vêture, se prolonge par cette verticale sinueuse (hanche, bassin), se hausse pour poser l’approximation d’une jambe, puis l’autre est croisée, reposant sur le pied opposé, une rapide griffure simulant le sexe. Observant ce dessin, consciemment ou non, le travail continu de notre conscience demande qu’une logique s’installe, que le Principe de Raison pose sa loi. Certes, mais il s’agit d’une ébauche de l’art, d’une simple esquisse dont la seule prétention est de tracer une forme parmi la complexité des choses du monde.
« L’esquisse ouverte de soi » est cette figure symbolique au gré de laquelle nous nous posons tels des êtres désirants dont les vœux, jamais ne seront comblés, ni par les propositions de l’art, ni par les dogmes religieux, pas plus que par les fantasmes qui s’agitent quelque part en arrière de nos fronts soucieux, de notre éros insatisfait, de nos pulsions sexuelles qui tournent à vide et dévident la pelote des frustrations manifestes. Alors, pour autant, notre condition est-elle désespérée ? Non, elle ne le serait qu’aux yeux d’entités nous dépassant de la hauteur de leur transcendance, Dieu lui-même, les dieux du panthéon grec, l’Art en soi en sa pure abstraction, les grands desseins de l’Histoire universelle. Humains rien qu’humains il nous faut supporter cette charge qui souvent nous éreinte et nous fait croiser le fer avec toutes sortes d’apories vénéneuses et de contingences affligeantes. Mais, peut-être, notre situation d’êtres-du-manque est-elle la meilleure qui se puisse imaginer. Elle nous incline à chercher dans les coulisses et sur la scène du vaste monde, ici un bout de pain, là une boisson, plus loin encore l’esquisse ouverte d’une Amante dont nous voudrions que sa présence nous conduisît aux portes d’une plénitude. Oui, d’une plénitude !