Toutes photographies : Hervé Baïs
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Prémices à un voyage photographique
Les trois images qui vont être commentées ci-dessous sont d’Hervé Baïs. Il faut en dire quelques mots généraux, théoriser sur cette belle et discrète matière qui file entre nos doigts dès qu’aperçue. Nous voudrions en saisir dans l’instant les mailles souples mais la photographie est déjà loin qui poursuit son voyage bien au-delà de nos corps, non à l’extérieur de nos consciences ou de nos sensibilités cependant. Elles demeurent quelque part, en un endroit secret où elles distillent leur miel, diffusent leur nectar.
A l’origine de ces œuvres il y a une infinie délicatesse qui ne s’empare du réel faisant face qu’avec une pure et simple attention, une sûreté du regard qui n’est que la mise en scène de la vérité. Nulle affèterie qui cernerait l’image d’une poudre de riz destinée à en occulter quelque détail, quelque forme ou qui voudrait en souligner telle ou telle ligne de force. Non, le paysage tel qu’il est dans sa naturalité la plus effective, aussi près que possible de son essence. Une idéalisation du réel qui se traduit par ce que nous nommons une « esthétique de l’effleurement », telle qu’elle peut apparaître, par exemple, dans les zones intermédiaires, sans délimitation précise, ces rumeurs des faubourgs dont les romans de Modiano nous délivrent les originales métaphores. Tout y est sans doute question de lumière, de retenue, d’un désir qui sait gommer son impatience, retenir sa parole sur le bord du dire. Exacte ferveur de ce qui s’adresse à nous selon la pureté d’un être-au-monde.
A ces œuvres, rien ne saurait être rajouté ou bien retranché, c’est dire qu’elles trouvent d’emblée leur propre accomplissement. La composition, dans ce beau format carré, repose toujours sur une trilogie dont la singularité est déjà le gage d’une belle mise à l’épreuve des choses : un ciel, une mer ou bien une plaine lissée de vent, une ligne d’horizon. Ces signes directeurs se complètent, le plus souvent, de quelques touffes végétales qui ponctuent et rythment plutôt qu’elles n’affirment, de rochers qu’on dirait diluviens, de bâtisses décharnées perdues dans le vide, de terres à la profonde personnalité géologique. Tout ceci concourt à dresser l’espace d’une poésie directe, avec laquelle une âme sensible ne peut que se sentir en profond accord. Les clartés sont toujours douces, mariant en une savante alchimie, des noirs plus ou moins affirmés, des blancs soyeux, écumeux, que médiatise la palette élégante des gris. Dire que ces images sont propices à la méditation, au recueillement, est le simple énoncé d’un truisme. A leur vision il y a une telle évidence ontologique que nous ne pouvons demeurer étrangers à leur pouvoir de fascination. Tout bavardage étant ici exclus, notre regard se focalise sur le paysage qui est autant mental, affectif que simplement naturel. Ces photographies nous visitent à la manière d’un souffle qui viendrait lisser notre peau, d’un alizé, d’une écume saturée de blancheur, d’une feuille d’automne en sa patine sereine. Elles évoquent la douceur intime d’un galet lissé de lumière. Elles font signe en direction de cette belle nature gaélique où le ciel et le vent glissent continuellement sur la vitre argentée des lacs. Elles posent le réel à la manière d’un songe et nous invitent à traverser leur mince épiderme. Peut-être portent-elles, sur leur envers, toute la félicité que la terre prosaïque que nous rencontrons quotidiennement ne serait jamais en mesure de nous offrir, seul l’art le peut qui fréquente de hautes frondaisons.
Quelques rapides commentaires d’images
Celle qui figure à l’incipit de cet article - D’abord il faut partir de la nuit, de sa douceur charnelle, de sa plénitude, de sa rotondité. Oui, toute nuit est douce, enveloppante, épidermiquement matricielle. Dans la nuit on se love, on se met en boule, en boule duveteuse, consciente de sa propre forme, de sa valeur intimement narcissique. C’est de l’ordre de l’abri et de la réassurance, cela a la consistance de voiles flottant infiniment dans le dais sombre du ciel. Mais regardez donc le ciel, potentiels dormeurs, belles entités oniriques, flottant bien au-delà du possible, de l’organique étroit, de ce qui oppresse et maintient dans les murs blancs, aseptisés, d’une cellule. Jamais le ciel nocturne n’est totalement noir, occlus sur lui-même. Il est traversé des flocons du rêve, de l’invisible trajet des comètes, de la respiration claire des enfants aux yeux étincelants. Voyez cette belle unité du sombre en sa subtile réverbération. Tout en haut, les nuées sont compactes, chargées d’une lourde suie. Puis une plage plus claire au centre de laquelle s’ouvre l’œil de la Lune, cette origine d’une lactescence qui semble n’avoir nulle fin. L’horizon est un fil si discret, il semblerait avoir disparu, mêlant onctueusement ciel et terre dans de splendides noces cosmiques. Long est le sillage de la Lune qui irise les flots et trace son chemin de beauté. On pourrait rester toute une nuit, ainsi, à en regarder la ligne semblable à l’exercice d’une pure vérité. Tous les ailleurs seraient faux, inauthentiques, voués à d’éternels mensonges, à de lâches compromissions.
Mais le sommeil, soit-il régénérateur, ourlé de promesses infinies, il faut un jour lui fausser compagnie et rejoindre les rivages de l’aube par où s’annonce notre futur le plus proche. Ce futur que féconde la lumière en sa plus ouverte présence. Quelques lambeaux de nuit traînent encore ici et là, semblables à un tissu de crêpe accroché à la voûte du ciel. C’est un subtil flottement, une réverbération mémorielle de ce que furent les songes qui, encore, entourent nos têtes des faveurs de voyages lointains, utopiques et beaux au seul mérite d’une liberté qui ne saurait connaître son envers, cette aliénation terrestre d’un quotidien qui, toujours, nous échappe. Tout s’annonce selon la belle légende d’un commencement, d’un début de monde étonné de sa propre venue. Tout est si calme, ici, dans ce genre de non-lieu primitif. Les hommes ne sont nullement encore venus à eux. Ils sont quelque part dans d’ombreuses conques, attendant que leur heure s’annonce. Il n’y a pas de bruit, pas de parole, seulement une belle et ample respiration pareille au rythme immémorial des choses. Il y a trois venues à l’être dans la pure faveur : un ciel intouchable, lointain ; l’immobile plaine de la mer ; un flux d’écume qui ne cesse de retomber comme immobilisé sur le seuil de sa propre parution. A cette image nous nous ressourçons comme à l’eau d’une fontaine limpide. Nous souhaiterions même que le temps s’arrête sur cette crète d’incertitude et nous ouvre le rideau qui occulte l’éternité.
Le demi-jour s’est déplié libérant la totalité de la conscience. C’est une incomparable lucidité qui ouvre, dans le puits de notre vision, la marque d’une joie manifeste. Ici, tout contre le jour qui ruisselle, contre le blanc qui purifie tout, sous la mousse claire des nuages, tout devient si facile qui donne à nos corps la légèreté même d’une comptine pour enfants, la grâce d’une fugue, la souplesse du félin lorsqu’il glisse le long des herbes de la savane. C’est comme une lumière intérieure qui jaillit et nous dit la certitude de notre présence en ce qui est le plus rare, le plus inouï : exister sans délai près de la pure élégance, de la délicatesse immédiate, de l’harmonie, cette subite évidence qui fait surgir, sur la cimaise des visages humains, l’empreinte de la félicité. Oui, le lyrisme, l’effusion romantique sont les seules voies que la rhétorique autorise lorsque nos affinités avec le monde sont si étroites qu’une fusion deviendrait possible, un sans-distance, une unité fondamentale dont quiconque est à la recherche, faute, le plus souvent, de n’en pouvoir exprimer l’admirable contenu.
Ces photographies sont un chant visuel, une douce incantation, une parole venue du plus loin de l’espace, du plus loin du temps. Aussi convient-il de faire silence, de demeurer hors champ de manière à les laisser libres d’elles dans le jour qui pullule et bourgeonne.