Suite Malepère
Photographie : Hervé Baïs
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La plupart du temps nous nous laissons fasciner par les images sans nous questionner plus avant sur le motif de cette fascination. Comme s’il y avait une pure magie émanant de la représentation, laquelle envahissant l’entièreté de notre champ de conscience pouvait déposer en nous la justesse d’une perception. Certes, dans notre confrontation à l’image il y a une part d’intuition, d’impensé, d’irréfléchi. Et pourtant nous n’acquiesçons à une œuvre qu’à l’avoir soumise au filtre de la mémoire. Jamais nos sensations ne sont spontanées qui naîtraient des choses à la manière d’une buée s’exhalant d’une terre ou bien d’une eau. Toujours il y a dette originaire pour la simple évidence que ce qui nous rencontre a commencé un jour, perdurera au futur, puis trouvera le lieu de son extinction. Et c’est bien parce que nous avons été contemporains de cette présence que nous en retrouverons, un jour, le précieux et en fêterons l’advenu.
Formulée en terme proustien, cette assertion ferait naître, tout contre le palais, la volupté de la « Petite Madeleine ». Nulle génération soudaine ne surgit au creux de l’existence. Tout est lié, en quelque sorte. Tout fragment faisant partie, nécessairement, d’une totalité. La question qui traverse en filigrane cette provenance de nos émotions esthétiques trouve son point focal dans l’interrogation suivante : apprécie-t-on davantage une œuvre dont nous aurons exploré les fondements ? Autrement dit, notre goût du beau se justifie-t-il au moyen d’événements qui en ont précédé l’éclosion ou bien, telle la passion, son surgissement est-il de l’ordre de l’instant absolu, non reproductible ?
Nous croyons aux subtiles vertus de la réminiscence. Si ce paysage en Malepère retient si fortement notre attention, c’est parce qu’il porte en lui un réseau de significations qui jouent en écho avec d’autres ciels que nous avons vus, d’autres terres que nous avons foulées, d’autres horizons qui étaient lumineux qui, en quelque manière, traçaient la voie de notre destin. Mais peut-être faut-il décrire, simplement, afin de faire affleurer à la conscience cette parcelle de nature logée quelque part dans les plis du souvenir. Le ciel est immense qu’on penserait sans limites. Le ciel est couvert d’un suaire noir qui, bien loin de l’endeuiller, nous le rend plus nécessaire, plus manifeste. Alors nous l’imaginons balayé par les bourrasques d’équinoxe, griffé par la dague brillante de quelque éclair. Alors nous l’apercevons joyeux et clair sous la brise printanière. Alors nous le voulons solaire, cloué de blancheur estivale.
L’horizon est bas qui court le long du sol. Il monte comme s’il voulait, par degrés, escalader la longue plaine du ciel. Beauté que cette lueur médiatrice entre le ciel et la terre. Là vivent les hommes, là ils aiment et espèrent, là ils mourront après avoir beaucoup vécu. Les arbres ponctuent la ligne d’horizon. On se représente facilement leur réseau de racines séculaires avançant dans la matière noire du limon, leurs tapis de rhizomes sillonnant la lourdeur sourde de la glaise. Un champ s’élève en pente douce en direction d’un chemin qui le borde, puis il arrête sa course, tout là-haut, à la limite de l’infini.
Oui, la mémoire a fait resurgir tant d’impressions archivées dans une sombre et mystérieuse alcôve que, soudain, elle a été débordée par l’imaginaire. Alors mille ciels, mille terres se sont télescopés que « Malepère » a repris en son sein afin d’en réaliser une synthèse heureuse. Devant la photographie, nous sommes ravis et démunis à la fois. Ravis au titre de sa beauté. Démunis dans la mesure où ce paysage, nous voudrions le poser, là, devant nous, et nous y perdre. Mais tous les lieux sont loin qui brasillent du fond de l’espace, clignotent depuis la profondeur du temps. Il nous faut admettre cette fuite des choses, peut-être en faire le rythme de quelque poésie puisque la poésie joue de l’invisible et nous y convoque du plein de ses mots gorgés de suc.
Mais notre plaisir esthétique ne saurait se limiter à la dyade mémoire/imagination, son empreinte marquât-elle notre psyché du sceau d’un estimable plaisir. Il y a aussi, dans toute démarche de saisie du réel ou bien de ce qui le représente, un travail sous-jacent de la raison dont nul ne pourrait s’exonérer qu’à perdre le sens même d’une quête de la chose artistique. Ce paysage, nous le rapportons, consciemment ou non, à d’autres suites paysagères, à d’autres lieux qui hantent nécessairement la contrée quotidienne de nos expériences. Alors se dévoilent, indifféremment et dans un ordre relatif, quantité de motifs plus ou moins naturels qui constituent le spectacle de la vie ordinaire : terres dévastées par la cupidité de l’homme, sols épuisés, espaces maculés, dégradés au travers desquels la nature n’apparaît plus qu’à la manière d’un fonds épuisable que l’homme a soumis à sa volonté de puissance.
Par contraste, Malepère se donne comme cette terre privilégiée qui connaît et entretient le lieu de son essence. C’est dire ici combien la scène qu’elle nous délivre réjouit le cœur et touche l’esprit au plus juste de sa vérité. Une vérité en appelant une autre. Vérité de la nature en regard de la vérité humaine. Coïncidence des intentions, correspondance des affinités. Nous ne pouvons jamais différer de l’être-des-choses, comme du nôtre propre, qu’au risque du plus grand danger, à savoir nous précipiter dans l’abîme sans fin de l’irrationnel, de l’erreur paradoxale qui nous ferait sortir de notre condition. Elle est, peut-être en première instance, d’être les gardiens de la Terre, elle qui nous a portés au jour et nous nourrit, puis nous retrouvera, un jour, comme l’un des siens. Assurément Malepère est une terre de cette sorte. Pour cette raison nous l’aimons et la considérons avec le respect qui lui est dû. Photographier l’authentique est, bien évidemment, de cet ordre.