J’étais venu en voyage en Irlande afin de voir ce qui, depuis longtemps, hantait mes rêves. Ces paysages teintés de gris, ces landes couchées sous le vent, ces étendues d’eau à l’infini, leur beau miroitement sous l’appui du ciel, ces grèves de galets sur lesquelles ricoche la lumière. Un genre de symphonie s’étendant jusqu’à l’origine des choses. Peut-être y percevait-on l’aube du monde, son initiale clarté ? Toujours j’avais été fasciné par ces paysages matinaux, sereins, modestes, qui, le plus souvent se donnaient dans une biblique blancheur. Je ne sais, il y avait comme un air sacré qui entourait, nimbait les collines, leur conférait une noble douceur en même temps qu’un genre de sévérité, de belle tenue. Rien ne pouvait altérer cette sensation de pure beauté. Ici, il fallait le souffle régulier du Noroît, les murs de pierres sèches à l’infini, les moutons à la laine hirsute, à la tête noire, on devinait à peine la prunelle brune de leurs yeux. Il fallait la touche à peine affirmée des nuages, plutôt une trainée de poudre au plus haut de la vision, un ciel lactescent, des monts au loin, presque invisibles, sur lesquels se détachait la silhouette décharnée d’une ligne d’arbres. Il fallait les touffes d’herbe rase, des affleurements de roches que l’air ponçait continûment.
Ici, il fallait être en harmonie avec cette sauvage nature. Elle ne pouvait tolérer quelque écart que ce soit. En quelque manière il fallait être soi et en même temps cette Fillette au visage taché de son qui interrogeait le Passant, être ce calvaire où était cloué le Christ, un oiseau planait longuement au-dessus de la croix, décrivant de larges cercles. Être cet arbre mutilé, plié par la force du vent, il semblait dire le tragique de toute condition lorsqu’elle rejoint la mutité de la pierre, son harassante lourdeur. Être ces dalles quadrillées, trouées en maints endroits, elles rampent jusqu’au rivage d’un lac aux belles teintes d’argent. Il m’arrivait parfois, à la lueur d’un crépuscule de plomb, d’entrer dans un pub, d’y boire une Guinness, noire, chocolatée, à l’écume abondante, une amertume que voilait une grande douceur. Sans doute la pensais-je le simple reflet des personnages d’ici, des taciturnes, des mélancoliques oubliant leur peine parmi les nuages de tabac, les complaintes de l’accordéon, les plaintes du violon. Mais des hommes au grand cœur, à l’inentamable amitié. Ici l’on est contraint à la solidarité, sinon l’on meurt. Seul face à soi, l’on ne saurait relever le défi permanent de ce pays rude, austère qui met les nerfs et les cœurs à rude épreuve. Non, décidemment, je n’étais nullement de cette race de Vikings que rien n’effrayait, ni les travaux des champs, ni la consommation d’alcool, ni la lutte corps à corps si l’occasion d’une confrontation leur était offerte. Néanmoins je me sentais en confiance même si certaines mines rétives paraissaient m’examiner longuement avant d’entamer quelque relation.
J’étais venu en voyage et étais resté une année pleine, louant une modeste bergerie au toit de chaume, aux murs de moellons blanchis à la chaux, à la porte étroite, aux croisées de modeste dimension. Ici il faut faire face à la violence des éléments, leur offrir le moins de prise possible. En réalité, je m’étais alloué une sorte d’année sabbatique. Je continuais à travailler à mes manuscrits, j’envoyais des articles régulièrement à mon Journal, j’en profitais pour relire ces magnifiques écrivains Irlandais, Joyce d’abord et ses ‘Gens de Dublin’, qu’il dépeint avec ironie et lucidité, sans complaisance aucune ; puis Beckett et ses fameux Vladimir et Estragon, les vagabonds de ‘En attendant Godot’, les deux paumés du Théâtre de l’Absurde. Rien ne m’était plus agréable alors que de parcourir ces livres, pipe bourrée d’un Amsterdamer à l’odeur de miel, âtre rougi par le feu des bûches. Parfois des rafales rabattaient les flammes et une senteur de bois vert envahissait la pièce. Je crois bien que tout ceci faisait partie d’une mince dramaturgie que j’avais bâtie tout autour de moi, non pour me protéger du climat rigoureux, mais pour m’abriter de moi-même et éviter que mes pensées n’errent sans fin.
A l’exception du cabinet de toilettes qui était muni de cloisons, mon logis consistait en une seule pièce de dimensions modestes. En fait, je retrouvais à ma manière, laquelle était poinçonnée d’urbanité, la vie rustique des bergers. Tout autour, la lande avec ses murets de pierres délimitant les parcelles, des cairns dressés ici ou là on ne sait par qui et pour quoi, une grève de galets, un genre de petite baie où venait battre l’eau de la mer. La maison la plus proche était située dans un hameau, à environ un bon kilomètre. Je ne voyais guère âme qui vive et il me fallait rejoindre Kilmurry pour y acheter mes provisions. Bien moins qu’un village il s’agissait d’une accumulation de granges et de bâtiments gris que traversait un chemin de poussière plutôt qu’une rue. Cependant j’y trouvais le nécessaire, y compris le pub que je visitais de temps à autre de façon à y faire des rencontres autour d’une ‘Murphy's’ ou d’une ‘Kilkenny’, ces bières au grand caractère qui revigorent et, parfois leur alcool semblerait dissiper les brumes qui, ici, sont tenaces.
Finalement, après les quelques hésitations au début de mon installation - ici les tempéraments sont rudes, bien trempés, le climat rigoureux -, je m’étais accoutumé à ce genre de ‘ballade irlandaise’, j’y trouvais même des motifs de réjouissance au regard de cette manière de ‘solitude habitée’, l’oxymore disait, à lui seul, la joie et l’infinie tristesse attachées à ces nordiques contrées. C’est un genre de sentiment ineffable qui emplit le cœur et le déborderait presque et je crois bien que l’âpreté du climat y est pour quelque chose. C’est ainsi, souvent le plus grand bonheur est éprouvé, non aux contours de quelque joie mais, à l’opposé, à la rencontre d’une langueur, d’une tristesse qui, bien souvent, sont les attributs les plus vifs de ces zones interlopes des banlieues des grandes villes ou bien des campagnes lorsqu’elles paraissent vides et blanches, seulement traversées de lignes de cairns, de meutes de pierres usées, de lacs à la teinte de plomb, d’oiseaux noirs perdus en plein ciel. Alors, même si le vague à l’âme n’est nullement votre inclination naturelle, même si vous êtes constamment habité d’une belle ardeur, loin que votre cœur fonde comme neige au soleil, il battra la chamade en quelque sorte, peut-être à bas bruit, mais vous en serez alerté à l’aune de quelque signe discret, peut-être un battement de cil, peut-être une larme suspendue brillant tel le diamant dans l’air tendu comme une lame.
Alors, comment connaître un sentiment plus plein que celui qui vous saisit, le soir au coin du feu, alors qu’un vent acide souffle, rugit parfois dans la cheminée, que la brume glace le toit de chaume, que vous imaginez, tout là-haut, dans un ciel blanchi de neige, les cercles noirs d’oiseaux perdus dans un lac translucide, leurs cris étouffés par les volutes d’air ? Ils vous arrivent telles des plaintes, telles des paroles serrées en pleine gorge, des cris qui disent l’infinie beauté de ces terres hauturières que ne connaissent que les poètes et les ‘peigneurs de comètes’. Alors, près de la cheminée, un ballet de flammes s’y anime, des braises y crépitent, quel bonheur, quelle ivresse de se sentir là, dans ce pays de pierres et de vent, visité par l’immuable douceur des choses. C’est comme un ventre souple et maternel, la caresse d’une main d’enfant sur la plaine du visage, la visitation d’un ange dans de fuligineuses ténèbres. On est là, plié autour de soi, immergé en soi, comme s’il n’y avait au monde de plus sûr refuge. L’âtre est la Mère, le feu le Père. On est le Fils qui vit, là, en confiance, si près d’une origine des choses. Tout le temps que durera la flamme, tout le temps du crépitement des braises, l’on sera un genre d’éternité, de temps immarcescible, de luxueuse parenthèse dans l’espace illisible, inaltérable du cosmos. On n’aura besoin de rien d’autre que de la flamme, du rougeoiement de l’âtre, du grésillent du feu.
Ce sera comme de connaître un inextinguible sentiment de temps infini, d’espace dilaté, d’emplir ses yeux du foisonnement inouï des étoiles, de s’inscrire dans le sillage d’or des comètes. Oui, ce sera comme un chant lyrique, des voix cuivrées qui résonneront dans le cercle attentif des oreilles, de longs frissons courant sur la face de la peau. Tant et si bien que l’on évitera de bouger, de différer de soi, que l’on s’appliquera à demeurer en l’enceinte plénière de la chair multipliée par les lointains échos du monde. Un genre de caisse de résonance taillée à sa propre mesure. Un genre d’amande soudée au plus près de soi. Une semence enfouie superbement au centre de la glaise. Une feuille dans son bourgeon avant qu’elle ne se déplie. Un cristal de neige abrité au creux du froid. Une goutte de pluie en suspens au-dessus de la plaine des hommes.
Oui, connaître un pays est ceci. S’y orienter depuis son pli le plus intime, le découvrir comme l’enfant le fait de sa pochette-surprise : les mains tremblent d’impatience, les yeux sont de cristal, la parole suspendue, en attente du jour, l’air magique qui se tend et attend. Quel immédiat bonheur alors que celui de la palpation qui hésite, tâche de deviner, progresse plus avant en direction de ce qui, encore, brille du secret longtemps contenu, du désir bridé qui ne saurait tarder à s’épanouir, à faire ses voltes, ses entrechats, ses sauts de carpe, ses divins saltos. Oui l’impatience est belle à voir lorsqu’elle s’anime d’une félicité anticipatrice. L’enfant se retient comme sur le bord d’un ravissement. Je me retiens aussi, l’adulte que je suis devenu, là tout au bord d’une désocclusion sublime des choses. Je suis soudain au passé, l’instant d’un rapide flamboiement, le petit garçon que j’étais il y a bien longtemps, celui-là même qui s’impatientait près de la crèche, sous le sapin où brillaient les mille feux du bonheur, la présence des parents aimés, leurs offrandes qui, bientôt, ne tarderaient à livrer leurs mystères. C’est cette même joie diffuse, belle, totale, que je ressens ici en cette terre d’Irlande, la même que celle de l’enfance qui, maintenant me rejoint, fait ses mille enchantements, ses pliures d’écume.
Le feu, dans la cheminée se réduit, maintenant, à quelques tisons qui rougeoient. Le noroît s’est calmé. Il rugit encore parfois, traverse les brins de chaume, fait trembler la vieille charpente, on la dirait transie, repliée sur elle-même afin de rassembler ce qui lui reste de chaleur, du plus loin de sa longue mémoire. Je bourre une dernière pipe. Le fourneau est chaud, culotté, des senteurs d’Amsterdamer hantent encore ses parois. Les vrilles du tabac s’enroulent autour de mes doigts. J’en sens la belle consistance souple, mielleuse, disposée comme sait l’être une chose depuis le socle de son innocence. Du tisonnier, je saisis un brandon qui rougeoie faiblement, l’approche du tabac qui se déplie, s’enflamme, une fumée grise monte lentement vers les solives durcies de feux successifs qui les ont habitées depuis des générations et des générations.
J’ai versé un peu de bière dans une chope irlandaise au verre épais, sur ses facettes brille la lumière du plafonnier. La mousse est odorante, généreuse qui fait deux traits d’écume sur le bord des lèvres. Je trinque en solitaire à cette terre celte qui m’attache paradoxalement à elle comme si j’était un natif d’ici, un descendant d’un lointain Viking qui voudrait rejoindre le lieu ancien de sa migration. C’est un peu comme si l’Irlande entière coulait dans mes veines, irriguait mon sang. En quelque endroit du corps, un fragment de roches millénaires, des étendues d’eau grise où se reflètent les nuages, ces montagnes noires qui plongent dans des lacs d’argent. Quelque part dans la tête, ces chemins qui serpentent et se perdent dans la lande, la géométrie régulière des briques de tourbe, les visages de ces hommes si appliqués à jouer de la flûte, à frapper le tambourin, à gratter les cordes de la harpe, à tirer sur le fourneau de leurs pipes recourbées. Quelque part, dans le souvenir, quelques vers du Poète William Butler Yeats. Ils disent, dans la simplicité, l’invitation à être au plus près de la terre, au plus près de l’eau infinie, de la tourbe séculaire, être soi, cet enfant qu’une fée accompagne afin que ses yeux désertés de larme puissent contempler la beauté éternelle du monde :
‘Viens, enfant des hommes, viens!
Vers le lac et vers la lande
En tenant la main d'une fée,
Car il y a plus de larmes au monde
Que tu ne peux le comprendre’
Voici l’Irlande telle qu’en elle-même. Ma maison y est encore, dans le lointain du temps, dans le lointain de l’espace. Puissent les choses demeurer. Il y a tant à savoir du monde !