Rien ne m’était plus agréable, en ce début d’automne, que d’attendre les brumes enveloppant toutes choses, les nimbant d’un mystérieux halo. C’était comme de commencer une vie nouvelle, de découvrir le pays des ombres, de pénétrer dans la caverne des songes. De nature essentiellement romantique, il fallait à mon âme ce genre de floculation, de grésil chutant du ciel, nappant la terre d’un impalpable glacis. Dès le premier bleu-marine badigeonnant la fin du jour, je me vêtais d’une laine chaude et parcourais les chemins de la garrigue. Les odeurs, que la nuit déployait, répandaient leurs douces fragrances et j’aurais pu demeurer dans la senteur du romarin ou du serpolet, de longues heures, sous leur lente puissance narcotique. Mais il fallait à mes sens une palette plus ample. Par exemple entendre l’ululement mélancolique d’une dame-blanche, saisir le glougloutis d’une source, sursauter à la chute des glands sur le sol durci par la première fraîcheur. C’est bien là la beauté avant-courrière des ténèbres que de nous donner, dans un dernier éclat, la ramure de l’arbre à l’horizon, le glissement gris d’un chat au ras d’un trottoir, l’étrave luisante d’un bateau fendant l’onde, la rumeur d’un baiser entre l’Amant et l’Amante, dernière empreinte visible au seuil de l’invisible.
J’avais longuement marché parmi les carrés vert-de-gris des pâturages, traversé des haies aux feuilles d’argent, aperçu, au loin, la dalle fuyante de la mer, parfois trébuché sur une pierre de calcaire. J’avais allumé une lampe acétylène qui, parfois, crachait dans le vent, lançait des éclats pareils aux étoiles du magnésium. Dans la vallée, tout en bas, les maisons du hameau se serraient les unes contre les autres. Un filet de fumée s’élevait des cheminées que l’air frais dissolvait rapidement. Je voulais aller jusqu’à la ‘Croix de Seillan’, ce haut sémaphore d’où je pouvais découvrir un large panorama, la courbe lente de la côte, le poudroiement des lumières des villes, le tournoiement régulier des éoliennes, la ligne de la frontière et les premiers rochers derrière lesquels les villages espagnols s’abritaient du vent. Soudain, arrivé au détour d’un chemin qui, après un dernier lacet se lançait en direction de la ‘Croix’, sur une colline toute proche du sommet, une vision s’imposa à moi sans que je puisse, en un premier instant, décider de ses contours. Il me semblait bien qu’il s’agissait d’une silhouette frêle, peut-être celle d’une toute Jeune Fille, mais l’hypothèse était si invraisemblable que je pensais être victime d’une hallucination ou bien d’un tour que m’aurait joué mon imaginaire.
Cependant, ayant emporté avec moi une longue-vue et un trépied pour la fixer, je fis halte sur un petit promontoire, installai le système optique et commençai à balayer l’espace qui ne comportait guère de point de repère, sinon le ‘Plateau de Seillan’, la structure de fer de sa ‘Croix’ jetée en plein ciel et, ici et là, quelques levées de pierre qui balisaient le terrain. Au début, je ne découvrais guère que de vastes zones nocturnes, le feu lointain de quelques étoiles et, surtout, le disque plein de la Lune qu’entourait un vibrant contour de lumière. Enfin, au terme de mes investigations, s’inscrivit dans le cercle de ma lunette d’observation, le spectacle le plus étonnant qui fût. Un genre d’elfe se tenait là, dans l’illisible matière de l’éther. Comment aurais-je pu nommer différemment cette forme indistincte et fluette qui s’inscrivait dans le champ de ma vision ? Sans doute l’effet de fantastique était-il amplifié par les lentilles qui m’en restituaient l’étonnante figure. Mais oui, il s’agissait bien de ceci : Celle qu’instinctivement je nommais aussitôt ‘Alba de la Nuit’, dansait à contre-jour de la Lune et sa chorégraphie était si grâcieuse, si aérienne, qu’en comparaison le vol du martinet eût paru emprunté comme si une glu en entravait les arabesques.
A n’en pas douter j’étais bien en présence d’un pur mystère. Ici, en ces terres désolées uniquement parcourues par le fleuve blanc des moutons, sillonnées par quelques rares Bergers, nul ne vivait dans ces hameaux de pierre à l’écart du monde. Je n’étais guère loin de penser qu’il s’agissait d’une ‘Pierre de Lune’ détachée du plein de son astre, une sorte de neigeuse météorite venue dire aux Terrestres la souveraine beauté de l’espace, les aérolithes du songe dont sa vastitude était habitée, tant il y avait d’étrangeté dès que l’on s’éloignait du sol qui accueillait nos hasardeuses marches. J’avais lu, avec avidité, les belles et étranges pages de Gérard de Nerval dans ‘Les Filles du feu’, où il mettait en scène une étonnante Octavia, être toute de grâce, blonde, élancée, aussi à l’aise dans l’eau qu’une sirène. D’Alba à Octavia, il y avait une sourde parenté. Ce que l’une tirait de l’onde, l’autre le tenait des espaces célestes. Ainsi, je demeurais un long moment à observer la pure magie, comme un enfant fasciné par la chute d’une neige dans ces boules de verre simulant un paysage de Noël.
Cependant, je ne pouvais passer le reste de la nuit à admirer une Etoile. Il me fallait, coûte que coûte, gagner la ‘Croix de Seillan’. Je souhaitais y découvrir, depuis son haut sommet, l’une des vues les plus admirables qui soient. Je poursuivis donc mon ascension, ne quittant que très rarement des yeux la Constellation nocturne qui avait chauffé mon âme à blanc. Je la vis, soudain, abandonner sa lumineuse danse. Elle adopta une posture des plus simples, sinon des plus farouches, comme si elle avait deviné mon intrigante curiosité. Boudait-elle ? Était-elle contrariée au motif que je paraissais ne plus m’intéresser à elle ? La danse l’avait-elle fatiguée ? Je savais bien que toutes mes conjectures n’étaient que de fragiles châteaux de sable et je décidai de ne plus m’encombrer l’esprit de ces élucubrations de songe-creux. Comment vous dire alors le sentiment ému qui s’empara de moi en la voyant si menue, si chétive ? Maintenant elle était assise à même le sol, nue entièrement, casque de cheveux auburn que pâlissaient les rayons de la Lune, une sorte de cendre, bras arrondis en arceaux qui emprisonnaient les tiges des jambes, corps tellement exposé à tous les dangers que je craignais devoir le perdre au moindre souffle de vent.
J’étais parvenu sur le large Plateau qui s’ouvrait sur tous les horizons. Une légère brise soufflait qui couchait les herbes jaunes, on aurait dit la belle texture d’une savane. Ma lunette fixée sous la « Croix », je parcourais ce que j’étais venu chercher : un immédiat fragment de la puissante beauté du monde. L’essaim d’îles mauves bourdonnait sur le brillant de la plaque d’eau. Des bateaux de pêcheurs glissaient lentement, suivis des cercles éblouissants de leurs lamparos. Alba était toujours là, étonnamment clouée dans cette pose hiératique comme si elle s’adonnait à quelque rite secret, seulement connu d’elle. Peut-être communiait-elle avec des êtres de la nuit, des funambules du rien, des esprits si arachnéens qu’on n’en pouvait percevoir que la vibration, le corps astral en quelque sorte, l’aura de lumière noire. Les villes, sur la côte, faisaient leur traînée de Voie Lactée, des guirlandes de lumière dessinaient la ligne flexueuse du rivage, une manière d’infini qui aimantait mon regard.
Maintenant Alba s’est légèrement tournée, si bien que nous regardons, tous les deux, les mêmes choses, sans distance, sans différence. Je suis un peu en Alba, tout comme Alba est en moi. J’en sens le doux palpitement et il s’en faudrait de peu que je ne saisisse son spectre diaphane dans la nacelle de mes bras. Voyez-vous, c’est un songe qui se réalise, un vœu qui prend effet, un souhait qui rayonne au plus haut de sa destinée. Il n’y a plus rien sur Terre que cet écho bleu qui nous sépare en même temps qu’il nous unit. Deux en un. Sans césure aucune.
Le vent parcourt la plaine de nos corps, on dirait le vol des demoiselles. Le ciel, pointillé d’étoiles, se reflète sur la nacre de nos peaux.
Soudain, je m’aperçois dévêtu, identique à un miroir qui reflèterait la courbe du firmament. Une musique monte de la mer, on y reconnaît le souffle continu, modulé, de la flûte, les coups d’archet du violon, la percussion des cymbales. Ce sont de laineux effleurements, de soyeux attouchements. On est si légers, pareils à des flocons dansant dans la clarté verte des aurores boréales. On est si unis dans l’écume nocturne. On est si heureux, privés d’attaches, dépourvus de monde. Il y a des abysses profonds, oui, mais ce sont les lacs de nos yeux qui se réverbèrent. Il y a des bruits qui s’élèvent, mais c’est l’accord de nos souffles apaisés. Il y a des éblouissements, mais ce sont les glacis de nos peaux qui boivent l’eau indolente des comètes. Il y a des paroles, mais ce sont les alphabets de l’amour. Il y a des surgissements de couleurs, mais c’est le rose aux joues, la teinte du bonheur.
Il y a eu une grande déchirure dans le ciel. De fins nuages sont apparus. Ils venaient de l’Espagne proche, remontaient en direction du nord. J’ai relevé le col de ma pelisse. Un air frais s’élevait de la mer. Il portait quelques brumes. Les villes étaient encore dans leur étoffe native. Peu de mouvements, hormis, là-bas, à l’horizon, la lente giration des éoliennes. Nul bruit, sauf, parfois, le gazouillis d’un oiseau s’éveillant, le son d’un seau que l’on remontait de la gorge d’un puits. Voulant me lever, j’ai pris appui sur le sol. J’avais dormi à même l’herbe jaune qui portait encore la trace de mon sommeil.
J’ai senti, sous la paume de ma main droite, une consistance de papier glacé. C’était une photographie de taille réduite. Dans un flou que je dirais savant, dans une pose d’intime recueillement, Celle qui m’accompagna tout au long de cette nuit. Elle est belle de simplicité, élégante dans son dénuement. On dirait une friandise, peut-être une dragée dont la saveur fond tout contre le palais avec un chuchotement de source. Une manière de commencement, si vous voulez. Au dos de la photographie quelques arabesques sans doute tracées de sa main : Alba de la Nuit. Je suis heureux, mon intuition ne m’avait pas trompé. Je savais que c’était Elle. Que son heure était venue. Que notre rencontre était le but. Que notre séparation était la fin. Maintenant il me va falloir apprendre à vivre SEUL. Jamais ce mot n’a résonné dans ma tête avec tant de douleur vacante, mais aussi avec la certitude d’avoir connu la Beauté en son ineffable réserve, en son inépuisable ressourcement. Ma solitude sera habitée. Lors des longues soirées d’hiver, sous la pesée de mon toit de lauzes, sous le regard des étoiles, plus haut que la ‘Croix de Seillac’, bien au-delà de la chute des Albères dans la mer, je saurai ce que peut être nul ne sait : que la joie est à portée de main. Oui, à portée et je m’endormirai sous la veillée de Jupiter, d’Antarès, de la Lune au plus haut du ciel !