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29 janvier 2021 5 29 /01 /janvier /2021 09:26
Quelle est donc cette déshérence ?

Peinture : Léa Ciari

 

***

 

   Nous voulons regarder, nous voulons voir. Mais quelle est cette taie d’ombre qui voile nos yeux ? Quelle est cette obscurité native qui ne nous révèle des choses et du monde qu’une évanescente et confondante figure ? Moins que l’approximation d’une visée, c’est dans un genre de cécité que nous nous réfugions comme si nous ne voulions prendre conscience de ce qui, hors de nous, ne cesse de nous interroger, de nous mettre en échec, de nous reconduire dans un chaos originel dont, encore, nous ressentons les sourdes convulsions, un feu en notre corps, une combustion en notre esprit. Tout devient si étrange qui fulgure dans l’espace, qui vrille en notre chair le peu d’assurance réfugiée en son sein.

   C’est un bruissement, un sourd dialogue de guêpes qui vient à nous, nous en sentons le venin solaire tout contre le métal lisse de notre peau. Parfois, cela fait son tintement de gong, son gros bourdon pareil à celui de Notre-Dame et il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions Quasimodo lui-même en sa massive roture, en son anatomie mal équarrie, en son ‘inquiétante étrangeté’. Constamment, nous sommes habités de ces ombres qui croissent dans le silence de notre caverne, tapissent l’envers de notre univers, habillent notre intérieur d’une chape de suie. Alors, comment s’exiler de soi, comment s’extraire de son corps, chrysalide s’exonérant de sa tunique de fibre pour gagner l’air serein tissé de gouttes de cristal ? Ce que nous voudrions être, dans l’immédiateté des choses présentes, cette lumière qui empourpre le couchant ou teinte l’aube de bleu en son ineffable vérité. Une simple mais efficiente clarté qui n’aurait nul besoin d’un corps, mais serait pure musique parmi les Sphères du Monde.

   Nous regardons devant nous qui nous fait face et pose son énigme. Nous apercevons bien une figure humaine dans la réalité de son être. Nous pouvons dire le bandeau rouge qui ceint ses cheveux, nous pouvons dire le bras, la main, leur initiale pureté, la couleur de résine que saupoudre la légèreté d’un talc, dire la vêture, le blanc de son encolure, le chandail grenat qui incline vers la nuit. Mais pouvons-nous dire le visage dans l’exactitude de ses traits ? Non, nous le pouvons et ceci pourrait bien nous délivrer le message qui, depuis toujours nous hante, cette perte de soi de ce qui est dans l’illisible, dans les marges, dans l’abîme qui, toujours, s’ouvre au-devant nos pas et nous précipite dans notre propre néant.

   Est-ce un hasard si l’Artiste qui a commis cette œuvre a biffé l’épiphanie de son Modèle, le réduisant ainsi à l’état de pur mystère ? Nous en sentons la vive brûlure toute contre le dard de notre lucidité. Nous voyons bien qu’il y a un problème, que nulle Raison ne nous aidera à démêler les fils embrouillés de la pelote, que notre tension en direction du connaître ne sera jamais qu’une aporie de plus dont nous ne pourrions émerger qu’au motif de ‘la mauvaise foi’ sartrienne, cet envers de la liberté que nous plaçons sur les choses à défaut de les connaître, d’en percer le derme, d’en deviner la subtile source.

   Constamment, nous sommes livrés à notre propre désarroi. C’est bien parce que nous sommes des êtres finis, bornés dans leur existence, que nous portons notre envieux et curieux regard vers d’autres horizons que ceux qui nous sont habituellement confiés. De tous nos vœux, de toute la force de notre âme nous essayons de convoquer les dentelles étincelantes de l’Intelligible, d’halluciner l’Absolu comme s’il pouvait nous féconder, nous réaliser en totalité ; nous nous efforçons de posséder cet ultime pouvoir de l’Idée, être qui jamais ne se donne pour saisissable, ce qui en fait l’inouï prestige.

   Que dresse ce ‘Portrait inachevé’ dont nous pourrions tirer quelques hâtives réflexions ? Sans doute nous faut-il procéder par analogies, seule manière d’y voir plus clair. Lorsque nous ne pouvons inférer à l’égard des choses que de brèves et fragmentaires pensées, il nous faut consentir à avoir recours à des modèles. Leur compréhension nous aidera dans la résolution de l’énigme.

   Ce Visage : tablette cunéiforme de Mésopotamie que la force du temps aurait usée jusqu’à rendre illisibles les signes qui y figuraient. Il ne demeurerait que l’image de quelques poinçons épars se diluant dans l’histoire immémoriale des civilisations.

   Ce visage : architecture babélienne identique à la représentation de Brueghel l'Ancien, un curieux assemblage de langues, un bruit de fond du monde sur lequel ne se détachent plus les paroles des hommes. Image de la confusion dès lors que l’unité perdue, partout règne le désarroi et la perte de soi dans un jargon qui ne parvient plus à se saisir lui-même. Perte de l’essence du langage. Les mots ne sont plus que les briques d’antiques temples dont les plans ont été égarés. Stupeur des archéologues face à cette incompréhensible mutité.

   Ce visage : illusion rimbaldienne. Suivons le Poète :  

“Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.”

   Outre que ce dérèglement pourrait conduire à toutes les aberrations visuelles possibles, les hommes sont si peu poètes, bien plutôt des faiseurs de prose ‘sans rime ni raison’, si bien que leur langage sombre le plus souvent dans un tumulte dont eux-mêmes ne parviennent plus à démêler ‘le bon grain de l’ivraie’. L’usage, ici, des lieux communs, des formules toutes faites, montre bien l’embarras dans lequel nous sommes de préciser les esquisses d’un réel qui faseye et menace de sombrer.

   Ce visage : artefact lacanien perturbant le ‘stade du miroir’, ce processus faisant de l’enfant qui se reconnaît dans sa surface réfléchissante le principe même de son identification, les fondements de la constitution de son moi. Ici, le ‘moi’ du Modèle, le ‘moi’ du Voyeur sont à égalité d’indécision. Nul ne se reconnaît qui ne reconnaît l’autre. Effacement de toute altérité et, conséquemment, de toute position de Sujet. Objet faisant face à un autre Objet. Réification des consciences jusqu’à parvenir à la totale incompréhension de tout phénomène.

   Observant cette œuvre, nous sommes foncièrement, radicalement questionnés par la dalle immobile du visage, bien moins par le reste de la représentation, ce corps partiel certes, mais que nous pouvons reconstruire au gré de notre imaginaire. Eu égard à leur caractère de multitude partout présente, les corps nous sont familiers, ce à quoi ne pourraient prétendre les visages, ils sont inscrits dans le cercle étroit d’une singularité. Leurs propriétés sont individuelles, nullement transposables à tout autre visage qui prétendrait être le calque d’une forme homologue. Il ne peut y avoir homologie d’un visage à un autre. Chaque épiphanie ne peut rendre compte de sa présence qu’à elle-même, c’est le signe de sa liberté et de sa constitution. Il y a donc une sorte de ‘banalisation’ des corps en même temps qu’une essentialisation du visage.

   Ce n’est pas un hasard si, parmi les cinq sens de la perception - le goût, l'odorat, l'ouïe, la vue, le toucher -, quatre d’entre eux trouvent leur site d’élection dans le visage. Quatre sens faisant SENS jusque dans le luxe inouï d’une homophonie lexicale. N’est-ce pas une vérité ? Bien évidemment ceci ne veut nullement dire que le corps serait de surcroît, que nous pourrions nous en passer et continuer notre chemin sans plus de souci. L’homme est un tout mais sous l’ascendant du visage. C’est bien en lui, dans la plus évidente singularité d’une personne, que peuvent apparaître, aussi bien la lueur d’une intelligence, le lieu d’une émotion, se deviner la source d’une vertu ou bien son contraire. Notre visage est sculpté à tel point par notre esprit, modelé par notre âme, qu’il se donne à entendre tel le sceau que nous tendons aux autres de manière à ce qu’ils puissent nous saisir en notre plus cardinale ressource.

    Joubert, dans ses ‘Carnets’, ne propose-t-il pas cette pensée éclairante ? :

   « Ce n’est guère que par le visage qu’on est soi. Et le corps nu d’une femme montre son sexe plus que sa personne… La personne est proprement dans le visage ; l’espèce seule est dans le reste. »

    Il importait donc de s’arrêter un instant sur cette face puisqu’elle a constitué, pour l’Artiste, l’espace d’une interrogation. Parvenus ici, nous serait-il possible de faire l’économie du beau concept ‘d’épiphanie’ tel qu’abordé par Emmanuel Lévinas ? Nous donnons la citation glanée sur le Site ‘Lire Derrida, l’œuvre à venir’, tellement celle-ci va droit au cœur du sujet, là même où le sens (encore lui !), fulgure et montre sa profondeur :

   « L'expression originelle du visage se dit : "Tu ne commettras pas de meurtre". Son épiphanie suscite la possibilité de se mesurer à l'infini, sans en prononcer le premier mot. L'infini se présente comme visage, il paralyse mes pouvoirs, il instaure la proximité même de l'Autre.

   Un être, depuis sa misère et sa nudité, s'exprime et en appelle à moi. Dans la droiture du face à face, sans l'intermédiaire d'aucune image plastique, il invoque l'interlocuteur et s'expose à sa réponse et à sa question. Ce n'est ni une représentation vraie, ni un acte, mais je ne peux pas rester sourd à son appel. En suscitant ma bonté, il promeut ma liberté. »

  

   Quelques rapides commentaires

  

   La signification du visage, tel qu’envisagé en son caractère infini, ‘sacré’, en son acception de « sacrer roi », de reconnaître une royauté, cette valeur donc se déploie sous l’injonction d’un meurtre à ne pas commettre. Le serait-il et il s’agirait d’un régicide, c'est-à-dire d’atteindre la personne même du Monarque, laquelle au motif du droit divin se réfère à Dieu en personne. Offenser le visage, c’est d’un seul et même geste, condamner le Roi, et à travers lui porter gravement atteinte à Dieu. On voit combien le visage recèle en lui de notations vertigineuses, images d’un abîme qui s’ouvre devant l’homme s’il en profane l’étrangeté. Car il y a bien ‘étrangeté’ dès lors que l’on questionne ces entités métaphysiques qui nous dépassent et nous reconduisent au centre de notre microcosme humain si étroit, à peine une étincelle dans le grand feu universel.

   « La proximité même de l’Autre », la Majuscule à l’initiale nous reconduit à la qualité d’une spiritualité, d’une demande muette mais infiniment fondamentale, cette proximité est exposition, vis-à-vis de l’interlocuteur, « à sa réponse et à sa question », ce qui veut dire que l’Autre n’existe qu’à l’aune de mon regard, de mon approbation. Et que, par simple phénomène d’écho, de réciprocité, je n’existe moi-même qu’à être reconnu par l’Autre. Une conscience fait face à une autre conscience et se déploie à l’aune de cette rencontre. Etonnante puissance de l’événement lorsqu’il permet l’assomption de deux personnes au centre même de leur unité ontologique. N’y aurait-il ce phénomène de l’union et tout demeurerait dans un sourd mutisme, et tout s’effondrerait de soi sous le faix d’une lourde incompréhension.

   Alors se devine la vigueur du point focal de l’œuvre. Ce visage sans relief ni profondeur, sans sourire ni regard, ce visage déserté de ses propres prédicats flotte infiniment quelque part dans un espace sans limites, un temps sans heures ni minutes. Ce visage erre dans les confins d’une immense solitude, dans les régions froides et sans vie d’une naissance qui ne pourrait avoir lieu, d’une parole qui ne pourrait s’élever, d’un sourire qui demeurerait dans les frimas d’hiver et ne connaîtrait nullement son printemps, cette sortie hors de soi, ce rayonnement qui est la puissance même d’exister.

   Cette peinture est d’autant plus réussie esthétiquement qu’elle réalise cette insoutenable tension, qu’elle porte au jour cette déchirure qui nous traverse comme la tragédie du genre humain : l’éblouissement d’une chair veloutée que vient reprendre en son sein cette triste énigme qui, en même temps est notre joie, ce visage sans visage, cette pâte aveugle, ce masque de cire, ce mot troué de silence. C’est la question qui nous tient en haleine et nous fait poser, chaque jour qui passe, notre pas sur une terre nouvelle dont nous ne savons quelle sera sa nature, félicité, éblouissement, chute ou bien élévation pour plus haut que soi. C’est cette indétermination qui nous fait hommes et femmes sous le ciel courbe, sur la terre qui fuit au loin vers son illisible horizon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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