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2 février 2021 2 02 /02 /février /2021 09:36
Idéelle-en-soi-pour-soi

"indifférence..."

 

André Maynet

 

***

 

   Il est des êtres dont le corps est si évanescent, il nous traverse sans même que nous nous en rendions compte. Nous ne les percevons nullement à l’aune de nos sens, seulement une intuition qui glisse au loin et nous avertit de leur étrange essence, quelque part dans l’infinie et plurielle trace du monde. Ils ne se donnent nullement à nous, ils sont les illisibles figures du détachement, de l’insouciance, ils sont doués de cette ataraxie, de cette impassibilité d’âme qui en fait des êtres de pure fiction, des genres d’elfes dont nous souhaiterions partager la consistance éthérée, manière de rémige toujours plus loin que le lieu de son énigmatique ‘présence’. Oui, je reconnais combien ce mot ‘présence’ ne vient qu’à défaut d’un autre qui nous dirait la consistance aérienne de ces plis de pure vibration, de ces zéphyrs azurés, de ces fluides immatériels qui toujours nous inquiètent au motif de leur immarcescible fuite. Jamais nous n’en pouvons fixer la forme dans quelque quadrature qui nous rassurerait, qui nous dirait notre réelle consistance d’homme, non cette buée se dissolvant, dans laquelle nous sombrons dès que le réel échappe, que la matière glisse entre nos doigts, que le concret ne s’élève plus qu’en spirales abstraites, nous y sombrons corps et âmes.

 

Alors comment dire l’indicible ?

comment voir l’invisible ?

comment toucher l’intouchable ?

  

   Nous nous rendons bien compte que nous sommes condamnés à végéter dans notre citadelle de chair, à en éprouver la continuelle limitation, à ne pouvoir jamais sourdre qu’en notre intérieur même, genre de corail prisonnier de sa bogue, d’oursin ne pouvant guère s’éprouver qu’à retourner ses propres piquants dans le derme profond qui le constitue et le cloue à demeure. Ce sentiment de privation de liberté est le pire qui soit, il nous condamne à ne regarder que nos pieds, nous qui voulions posséder et l’éther et l’immense courbure boréale du monde. Oui, car nous nous éprouvons si limités que nos doigts ne saisissent que des feuilles d’air, que nos pieds ne font que du surplace, que nos esprits sont à la peine, ils s’élèvent si peu au-dessus de notre margelle de chair. Ne serions-nous qu’une île qui flotterait dans l’azur avec une consternante pesanteur nous berçant d’illusions ? Nous pensions voler alors que nous ne sommes qu’un point fixe perdu dans le vaste univers, peut-être le simple accident d’une météorite, un minuscule fragment perdu dans la grande plaine universelle, galimatias égaré parmi le concert des astres et des planètes. Tout ceci est si exténuant que nous en viendrions à souhaiter notre disparition, notre fusion dans le grand désert cosmique, notre dissémination parmi les spores illisibles de l’Infini.

   Mais ne nous égarons nullement en nous. Sortons de notre chrysalide affectée certes de bien des maux, mais qui donc pourrait atténuer notre sort, inverser notre destin, nous faire dieu à la place d’homme ? Nous sommes des éternels rêveurs, des tisserands d’imaginaire, des ‘peigneurs de comètes’. Et c’est bien là notre plus grande chance de nous distraire de qui nous sommes, de croiser le céleste chemin emprunté par des êtres de pure grâce. Car il convient de s’alléger au contact du nuage, de la bruine, de la brume, ces êtres de rien qui, en réalité, sont des êtres de tout. Ils sont ici et ailleurs. Ils tracent au ciel les chemins de l’invisible. Ils sont déjà à l’avenir alors que nous les pensions au passé. Combien nous nous sentons gourds, empruntés, nous qui traînons nos anatomies comme le bousier sa boule.

 

Nous avons trop de corps,

Et pas assez d’esprit.

Nous avons trop de matière

et pas assez de ciel.

Nous avons trop de lieux

et pas assez d’espace.

 

  Mais arrêtons de geindre, nous ne contribuons qu’à nous affaiblir, à mortifier la lourde texture de notre réalité. A simplement regarder qui vient à nous dans ce nuage de beauté, nous devrions déjà avoir dépassé notre condition, être devenus de séraphiques figures ne s’inquiétant ni de la rumeur des villes, là-bas, dans le souci des hommes, ni des lourdeurs et des misères de la Terre, mais seulement occupés à emplir nos yeux des tourbillons calmes de la joie, des pliures de baume de la félicité. C’est ainsi, les êtres de pure faveur nous entraînent dans leur sillage d’écume sans même que nous n’y prenions garde et nous sommes devenus autres, bien meilleurs qu’avant, bien plus vertueux que dans notre complexion d’hommes, tout disposés à goûter l’ineffable en sa vêture de lumière, en ses orbes de clarté.

    Mais regardez donc Idéelle-en-soi-pour-soi. Mais imaginez, un instant, que vous puissiez lui ressembler si une telle hypothèse n’était simplement stupide, tissée de tout l’orgueil dont les Existants sont capables afin d’échapper à leur sort, on doit le reconnaître, fort peu enviable. Mais que peut-on face au réel ? Celui-ci nous a assignés une place dont nous ne pouvons nous distraire qu’à l’aune de notre propre mort. On ne sort pas de ses empreintes, elles vous sont attribuées à vie et nul ne pourrait s’en affranchir qu’au péril de sa terrestre aventure.

   Idéelle-en-soi-pour-soi, qui est-elle, elle qui nous questionne, elle qui allume dans nos cœurs, non la braise du désir, seulement celle de la connaissance de ce qui est infini, tutoie l’absolu avec naturel et juste reconnaissance ? Sans doute a-t-elle forme humaine. Seulement de cette manière elle peut nous apparaître. Mais commençons par éliminer tout ce qui, d’elle, détournerait notre regard. Au loin, dans l’indéterminé de la vision, une manière de spectre dont il ne nous appartient nullement de décider s’il s’agit d’un homme assis, quelqu’un qui attendrait de rencontrer son improbable destin, d’un voyageur égaré parmi les apories de l’être, un rêveur d’impossible, puis mettons entre parenthèses ce parapluie ouvert qui fait signe en direction de quelque utilité dont cette Pure Effigie n’est nullement en quête puisque l’entièreté de son être est contenu en-soi, pour-soi, liberté-vérité dont Idéelle est la figure consommée, circonscrite à ses seuls contours. Car il en est ainsi des entités métaphysiques - ainsi les nommons-nous à défaut de disposer d’autre prédicat qui les définirait en leur essence -, elles ne nous apparaissent jamais qu’à mieux se soustraire à notre vue, à s’exiler de quelque geste qu’on pourrait leur destiner, à faire silence alors que notre bavardage ne tresserait tout autour de leur présence que les mailles d’un éternel ennui.

    Mais Lecteur, avant même que tu ne t’égares sur des sentiers de fausse compréhension, pensant par exemple qu’Idéelle est le lieu même où rougeoie l’égotisme, où s’affirme le vénéneux égoïsme, où se livre le culte de l’égomanie, que je te dise tes pensées poinçonnées au gré de la plus verticale erreur. Eventuellement ces prédicats tu pourrais te les destiner si, du moins, ils définissaient celui que tu es en vérité. Idéelle, quant à elle, se situe bien au-delà de ces affections pour la simple raison qu’elle n’a nullement à briller aux yeux de qui que ce soit.
 

Elle est, à elle-même,

le centre et la circonférence.

Elle est l’alpha et l’oméga.

Elle est la cause et la conséquence.

Elle est soi-même et tous les Autres

qui pourraient s’illustrer

sous son horizon

si ceci était possible.

Elle est la partie et le tout.

Identique à la merveilleuse sphère,

elle est la perfection même,

la beauté accomplie,

le Bien en son visage

le plus précieux.

   

   Sans doute, la jaugeant au gré de tes défauts, de tes vœux constamment inexaucés, de tes manques constants à être, la percevras-tu à la façon d’un microcosme, d’une manière d’infinitésimal que dominerait de tout son éclat le vaste macrocosme. Eh bien ta vue serait atteinte d’un cruel strabisme. Comment peux-tu ne pas apercevoir Idéelle en son mode unitaire, le microcosme ayant rejoint le macrocosme, si tu veux, le relatif connaissant enfin la mesure de l’absolu. Car son en-soi-pour-soi la met à l’abri des fâcheuses aventures qu’elle rencontrerait si elle voulait combler sa propre essence en ayant recours à des existences qui graviteraient tout autour d’elle. Elle est en une seule et même donation Elle et tout ce qui est Autre. Ce qui veut dire qu’elle atteint de facto cette complétude qu’il nous désespère tant de posséder un jour, nous les hommes de faible constitution.

    Son corps, fût-il diaphane, tu l’aperçois bien. Ne t’interroge-t-il ? As-tu déjà croisé telle silhouette au hasard de tes rencontres ? Non, certainement pas. Les dieux sont rares sur Terre et, par voie de conséquence, les déesses. Bien évidemment, tu l’auras deviné, lui attribuer un nom, la doter d’un statut, c’est déjà édulcorer la nature si pure de son être. Certes, mais il nous faut des clés de compréhension, partir du connu pour tenter de saisir l’inconnu. Par exemple si je dis ‘Aphrodite’, je dis en même temps Amour, Beauté. Je fais apparaître ces entités abstraites que sont l’Amour et la Beauté par la médiation de la déesse. Elle, la Déesse, n’est ni l’Amour, ni la Beauté, elle leur sert simplement de support. De la même façon, Idéelle en sa représentation picturale, formelle, est la vectrice qui en réalité ne fait sens qu’en direction de l’Idée, cet émerveillement, ce prodige à nul autre pareil.

   Souvent, nous les hommes, évoquons l’idée (présence minuscule), employant ce mot en lieu et place de ‘pensée’. Nous avons des ‘idées’, veut dire que nous ‘pensons’ à des choses éminemment terrestres, ourlées de matérialité, soudées au concret comme le coquillage l’est à son rocher. Être humain est ceci : toujours se rapporter à des inférences logiques, déduire la pluie de l’orage, déduire l’orage du ciel, puis nous renonçons à poursuivre notre quête au-delà, estimant avoir épuisé le sujet. Mais comment donc ne nous posons-nous jamais la question des dieux qui habitent l’empyrée, puis de l’Idée selon le mode platonicien, dont ils ne sont que les risibles rejetons ? Les dieux sont en partie humains au motif qu’ils nous requièrent afin d’accomplir les œuvres dont ils sont les démiurges. Les dieux, nous les humanisons afin que, les faisant à notre image, ils soient plus proches et que, peut-être, un miracle se produise qui fasse des hommes des dieux. Sur cette tentation anthropomorphique, lisons ce qu’en dit Jules Toutain dans son compte-rendu consacré à l’ouvrage ‘De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion’ :

   « Ce ne fut pas seulement dans sa forme extérieure, matérielle, que les Grecs se représentaient chaque divinité sur le modèle de l’homme ; ce fut sur le plan intellectuel et moral. Ils lui prêtèrent les sentiments, les passions, les joies, les douleurs qu’éprouve l’humanité. De tous les êtres divins ils formèrent une société ; entre les membres de cette société, ils imaginèrent des liens de famille, des rapports d’amitié, des rivalités, des jalousies comme entre les humains. Les poèmes homériques tracent de cette société divine le tableau le plus précis en même temps que le plus varié et le plus vivant ; c’est par eux et chez eux que nous connaissons le mieux l’anthropomorphisme hellénique. »

   Tu vois, Lecteur, ce que je disais précédemment à propos des inférences logiques apparaît ici de manière évidente dans ce processus d’humanisation des dieux. De fait, pour l’homme, les dieux ne sont plus des dieux, à savoir de pures entités vivant de leur propre essence et ne cherchant rien au-delà. La volonté humaine, non seulement s’est approprié leur image, mais a établi tout un réseau de relations (inférences) dans lequel la notion même de déité se dissout, puisque ceux qui en ont reçu la grâce ne se justifient plus qu’au travers de tout un maillage sémantique qui les fait cousins, frères à l’intérieur de la grande famille humaine.

   Ainsi, détachés du sceau divin dont ils auraient dû assurer la pérennité, rejoignant la ‘terre des hommes’, ils ne sont plus ‘qu’humains trop humains’, et libèrent ainsi le vaste champ où rayonnent les seules Idées. Si Idéelle présente figure humaine c’est dans le but qu’elle nous demeure perceptible. Son image n’est que l’écho, le halo d’une réalité bien plus haute dont il ne nous revient nullement de tracer les traits car on n’esquisse pas ce qui est de la nature de l’Être. L’Être est en-soi-pour soi, tout comme Idéelle est cet Être indéfinissable dont, tout au plus, nous pouvons avoir l’intuition, jamais former l’image en nous. Sans doute est-ce pour cette raison seulement d’une approche, que l’Artiste l’a vêtue de ces contours flous, illisibles. Ils sont les traits de la grâce. Ils sont les rayons de la Beauté venue sur Terre nous dire l’exception du regard.

    Mais, après avoir connu brièvement le Ciel des Idées, il nous faut revenir à de plus terrestres représentations. L’image est lissée d’une intime douceur. Une manière de camaïeu gris-beige qui ne fait que tenir Idéelle à distance. Ce à quoi se destine cette poétique présence, apparaître selon une vision qui nous la rend précieuse. Ce sont toujours les fleurs que nous n’avons nullement cueillies que nous rêvons, un jour, de réunir en bouquet, afin d’en humer la troublante fragrance, un tourbillon se lève en nous qui confine au vertige. Ces êtres de pur prestige vivent dans un lointain qui toujours se dissout dans la transparence d’un gel, l’intimité d’une résine comme s’ils étaient les âmes tutélaires des espaces sylvestres et ne se donnaient que dans une manière de retrait. C’est sans nul doute leur valeur d’absence qui nous les rend si chers.

   Alors, tout ce qui se situe autour d’eux, prend la forme d’une pure relativité. La terre, les villes, les hommes s’effacent pour ne laisser, en une lumière diffuse, que Celle qui en est la légère floraison. Ce que nous prenons pour un parapluie (certes sa forme nous inviterait à le penser), n’est en réalité que l’écho d’Idéelle, son aura, son propre resplendissement sur la courbe alanguie des choses. Combien, regardant cette image sereine, nous éprouvons un sentiment de calme et d’heureuse complétude ! Toutes les failles dont nous étions traversés, tous les avens et les abîmes qui creusaient notre quotidien, voici que tout se comble, voici que tout s’éclaire, que nos anatomies internes sont atteintes de cette unique et délicate clarté qui plane ici et là avec un glissement d’aile, une onction si légère.

   C’est bien la consistance du rêve dont nous apercevons la touche si délicate, proche d’une aquarelle. Aussi, l’observant avec attention et retenue, nous faisons silence car notre parole pourrait offenser Celle-qui-vient-à-nous et nous fait être à emplir nos yeux de reconnaissance. Nous n’arrivons à notre intime présence qu’en cet effleurement, ce frôlement, cette étonnante vision. Un Soleil se lève depuis son heureuse nébulosité ! ‘Indifférence’ était le titre de cette image. Ce mot indique un état d’insensibilité, de détachement par rapport aux choses du monde. Ceci voudrait dire que nul ne pourrait l’atteindre, Elle-la-Déesse. Ne serait-ce l’essence de l’Idée que de soustraire à ce qui voudrait la requérir et, possiblement, la faire tomber dans la contingence, se vêtant des contraintes de la facticité ?

 

Demeure donc en ton Olympe.

Nous, les hommes,

demeurerons en notre Terre,

les yeux levés vers ta Magique Figure.

En Amour nous serons

le temps de notre fragile éternité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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