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16 avril 2021 5 16 /04 /avril /2021 09:38
Esthétique du frémissement

Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

   Déjà le simple mot ‘chorégraphie’ nous fait rêver. Déjà nous nous inscrivons dans le monde pluriel de ses figures et signes. Déjà nous avons troqué notre corps contre celui de la Danseuse. Infiniment aérien, infiniment mobile, alloué à la grâce pure d’être, cette si belle allégorie de ce qu’est la vie en son essence, un éternel passage, une constante transitivité. Le geste de la Ballerine ne nous entraîne nullement dans une sphère méditative/contemplative. Elle en constitue l’opposé en une certaine manière. L’observant sur le fond de la scène où elle évolue, ses fondus, arabesques ou jetés demandent notre participation active. Nous vivons à son rythme, vibrons à chacun de ses pas, nous mobilisons selon les plis et déroulés de sa sublime anatomie. En une certaine façon il nous est demandé de sortir de notre corps, de le projeter dans l’espace de jeu, d’en faire le double symbolique de Celle qui en a pris possession. ‘Possession’, oui, car totalement fascinés par ce qui nous est montré, nous ne pourrons nullement détacher notre regard de cette forme qui nous appelle à faire, avec elle, un magique ‘pas de deux’.

   De la Danseuse au Voyeur, une seule ligne continue, un identique élan en direction de ce qui s’origine aux sources même de l’esthétique. ‘L’esthétique’, ce mot si outrageusement galvaudé au motif qu’il n’indiquerait qu’une intention de produire et n’assurerait nulle finalité qualitative. Si, étymologiquement, il fait signe vers la ‘science du beau’, chaque tentative qui en revendique la présence n’est pas toujours synonyme de cette haute valeur que nous en attendons. Parfois ce beau est-il confondu avec une coquetterie, avec une décoration qui en tiendraient lieu. Ici, à proprement parler, la beauté se diffuse et parle d’elle-même le langage de l’exactitude, de l’authentique. Car il n’y a de beau qu’en vérité. Si la grâce est ce qui s’oppose à la pesanteur (voyez le titre du bel ouvrage de Simone Veil), nul doute qu’ici nous sommes en ciel de poésie, que la terre lourde et opaque se fait lointaine, que les rumeurs sourdes de la tectonique humaine ne nous parviennent plus qu’à la manière d’un antique chaos situé hors de notre mémoire, au large de notre vision.

   Nous devenons, par le mystère d’une immédiate cohésion, par la force d’une nécessaire coalescence entre cette altérité et nous, cet archipel battu par les eaux d’une généreuse félicité. Nous flottons immensément, pareils à des oiseaux des hautes altitudes, nos rémiges traversées du vent de la liberté. Oui, c’est ceci le paradoxe, l’étrange ambiguïté, notre fascination, bien plutôt que de nous aliéner est condition même de notre émancipation. C’est parce que nous sommes reliés à la pureté que nous connaissons l’harmonie et souhaitons en prolonger la douce manifestation.

   Maintenant il nous faut parler du style de l’image, en décrypter les significations latentes. Tout, ici, se donne dans l’approche, la suggestion, le frémissement, l’irisation du réel. Nous n’avons pas l’image de la Danseuse, mais celle de la Danse, de son caractère évanescent, jamais accompli en totalité (en ce cas il faudrait en suspendre le cours), toujours en devenir temporel et spatial. Après une figure en ce lieu, une autre ailleurs. Après une figure en ce temps, un autre temps s’en empare qui la modifie et amplifie le merveilleux processus de la métamorphose. S’il fallait nommer la vérité de la danse, lui donner un emblème, celui-ci ne serait nullement ponctuel (une illustration punaisée à un mur), mais s’identifierait à l’ensemble du trajet qui, partant de la chenille, passant par la chrysalide, aboutirait à la forme ultime, révélée à elle-même de l’imago : ce Machaon avec ses larges ailes bicolores, ce Paon du jour taché de feu et semé d’eau, ce Sphinx à la tunique orangée, à l’étonnant vol stationnaire. Donc une permanente mouvementation, une reformulation constante des formes, une réorganisation des fragments du kaléidoscope dont toute existence est l’illustration, intuition héraclitéenne du flux permanent des choses, jeu alterné des moments d’apparition/disparition.

   Ce qui est en tous points remarquable, le traitement de l’image dans ce genre de vibrato qui l’arrache à la mutité d’un réel figé pour lui donner l’envol lyrique d’une énergie interne, lui communiquer la puissance germinative d’une passion corporelle, lui attribuer l’efflorescence polyphonique du bonheur de danser, de la joie de faire de sa chair cet inépuisable étendard déployé, cet hymne toujours renouvelé, cette turgescence si proche de l’acte d’amour lui-même, cette scansion qui dit le jour et la nuit de l’être, ses peines et ses joies, ses abattements et ses exultations les plus subtiles. Cette représentation, tout en légèreté, tout en touches délicates, un lavis plutôt qu’une pleine pâte, un impressionnisme plutôt qu’un expressionnisme, une esquisse plutôt qu’un dessin achevé, tout ceci libère la silhouette pour lui donner son élan vital, sa force totalement persuasive, son étrange pouvoir d’aimantation.

   Seul le flou, le tremblé, le nébuleux, le vaporeux peuvent permettre ce prodige du détachement de soi de l’image, en même temps qu’elle est détachement de Celui qui admire, qui demeure en sustentation, tout le temps que durera le ‘spectacle’ ou bien plutôt l’hypnose. La force de ce qui est ici représenté tient en entier dans son pouvoir de captation. Ce qu’une photographie aux contours nets et précis aurait dit en l’espace de quelques mots brefs, prend ici l’allure d’une vaste période, d’un texte étoffé dont jamais le terme ne semble pouvoir survenir. Peut-être, pour jouir d’une scène, faut-il être arraché, ôté à soi-même, demeurer suspendu à l’énigme de la profération vibratile, enjamber une manière d’abîme dont les parois, jamais, ne se refermeront. Être en suspens et vivre de cette espérance de n’en jamais sortir, être fini en son être et connaître le ravissement de l’infinité, voici l’une des façons dont la création artistique nous rencontre telle une part de nous-mêmes. Peut-être la meilleure, peut-être celle qui s’ouvre sur la plénitude du monde.

   Car, autant de temps que durera le prodige, nous serons suspendu à cette arche lumineuse qui traversera notre corps, le rendra transparent en vertu d’une simple loi d’analogie, le portera aux limites de l’incandescence, l’allègera pour n’en laisser paraître que les nervures, autrement dit l’essentiel, le creusera jusqu’à la monstration de ses racines fondatrices. Oui, c’est l’être en entier qui est convoqué à sa propre fête, c’est l’esprit qui brûle de sa matière invisible, c’est le principe éthéré de l’âme à qui il est demandé de nous communiquer l’ineffable de tout phénomène.

Irréelle beauté de la Danseuse.

Irréelle beauté de la Danse.

Irréelle beauté du Beau en soi

 

   qui, parfois, consent à nous rencontrer, à descendre de l’olympienne altitude, à déposer sur nos fronts distraits les lauriers inouïs d’une ‘visitation’.

   Oui, le terme est religieux, sacré, à la limite d’une théophanie. Faute d’un autre lexique qui nous dirait la pure merveille du Simple à nous adressé en des moments uniques, si peu reconductibles, c’est bien là la marque de leur nécessité, de leur ineffaçable aura. Regardant dans la fascination, notre corps, soustrait à toute forme de causalité autre que sa propre présence se sera allégé de toutes les contingences, se sera libéré de toutes les apories. Ceci, en termes orthodoxes, se nomme ‘extase’, attribut exagérément marqué du sceau du divin, alors que quiconque peut en faire l’expérience dans la rencontre d’un amour, d’une altérité, d’une œuvre d’art, d’un paysage sublime. Certes ces moments sont rares, ils ne sont que des éclairs, des clairières que l’être creuse dans le dense et l’ombre des forêts, les marécages parfois houleux des nuits et des malheurs du monde. Nous sommes identiques à ces arbres des mangroves, ces palétuviers sur leurs hautes racines aquatiques, les pieds dans la boue, les ramures dans le ciel étoilé. (Cette métaphore est récurrente dans mes écrits, elle est selon moi, indicatrice de la condition humaine, de sa position toujours périlleuse entre deux réalités opposées, le Bien et le Mal, le Vice et la Vertu, le Beau et le Laid et le lexique serait infini des oppositions et contradictions).

   

   Du réel et de l’imaginaire

Esthétique du frémissement

 

Alicia Alonso en 1955

Source : Wikipédia

 

  

     De cette troublante et belle image tout en nébulosité, il nous faut nous distraire un instant pour en saisir une autre et faire se lever, par le biais d’une rapide dialectique, les forces convergentes ou divergentes qui se signalent dans telle ou telle œuvre. Cette photographie d’Alicia Alonso, danseuse et chorégraphe cubaine, retiendra notre attention en raison de son esthétique de la ‘précision’, laquelle pourrait, en tous points, s’opposer à cette autre esthétique du ‘vacillement’ que nous propose Léa Ciari. Ici donc la Ballerine native de La Havane se donne à notre regard d’une façon que l’on peut qualifier de réaliste. L’entièreté de sa signification est contenue dans l’image, sans reste, sans écho qui nous appelleraient ailleurs, en dehors du site déterminé par les contours du corps. Tout est évident qui coule de source.

    Tous les motifs qui viennent à nous, la position des bras en arceaux, la posture de la tête, la cambrure des reins, l’exactitude du tutu, la tension des jambes, tout est reporté à l’immanence de l’objet-corps, à la nature sans fard de la danse, au sensible qui en délivre la juste mesure. Nul élément additionnel dont il faudrait aller chercher la présence en dehors du cadre de l’image. Tout se situe dans l’orbe d’un comprendre immédiat, nous saisissons, prenons ce surgissement de l’humain en son essence la plus affirmée, nous ne doutons nullement de Celle que nous voyons, qui tient un clair langage. Nous sommes, pourrait-on dire, soumis au régime de la pure objectivité, au plus près de ce que nous attendions de la danse, à savoir l’immuable d’une figure gravée dans le marbre que rien ne saurait venir altérer. Nous sommes en territoire connu.

   Bien que la proposition de Léa Ciari ait pour fondement la danse, c’est bien d’un autre monde dont il s’agit. En tant que Voyeur nous sommes d’emblée confronté à un sentiment d’étrangeté. Si le paradigme de la connaissance de l’œuvre précédente reposait entièrement sur le mode de la compréhension, donc d’une saisie immédiate de ce qui nous était montré, présentement c’est le processus d’une ample interprétation qui commande notre vision. Celle-ci est soumise à un glissement du réel, à la perception d’une sensation sibylline, indécise, en constant réaménagement de qui elle est, sous le sceau d’une infinie transitivité qui la place toujours ailleurs par rapport au lieu qui lui serait logiquement et naturellement assigné. Un doute naît, fondateur d’une profuse et féconde irréalité. Le règne de la subjectivité s’instaure ici en maître, autorisant le déploiement transcendant de l’imaginaire et du rêve qui en constitue l’imminente facette.

    Nous sommes invité à nous situer dans les marges, sur le bord extrême du cadre et sans doute dans ce hors-champ qui nous exile de notre propre figure, en exige une autre, surréelle, augmentée, amplifiée par cette neuve liberté d’être ici et ailleurs, dans cet espace qui se dilate, dans ce temps qui se temporalise selon une ligne infinie.  Etonnante fluence qui, par définition, nous multiplie, nous ouvre d’autres horizons puisque l’être est toujours coalescent au temps qui en constitue la trame ontologique. Ce sentiment d’expansion est bien évidemment indissociable du ressenti floral, bourgeonnant d’une plénitude. Nous arpentons, tout au long de l’image, les travées ouvertes de l’axe syntagmatique, nous substituons au mot isolé de l’image ‘alonsienne’, l’infinie polysémie d’un sens qui varie et s’accroit au gré de notre caprice, de nos préjugés esthétiques, de nos affinités avec telle forme plutôt qu’avec telle autre.  

    Pour autant, bien évidemment, nulle esthétique n’est supérieure à l’autre. Chacune joue à sa manière sa partition du réel. Homophonie et principe d’identité pour Alicia Alonso, polyphonie et principe d’altérité pour Léa Ciari. En définitive, toujours se pose le problème du sens. Que veut dire chacune des œuvres pour nous ? Déjà chacune le dit à l’intérieur de soi, puis chacune l’exprime par rapport à l’autre. C’est cette pluralité des approches, du clair à l’ambigu, du fixe au fluent, du contingent au nécessaire, de l’immanent au transcendant qui effectue le réel en son ensemble. Aucune vérité qui se résumerait au fragment. Bien plutôt le tangible en son effectuation la plus bigarrée, chamarrée, en sa forme de totalité unifiante. Rien ne se donne tant pour vrai, incontournable, que cette Nature foisonnante dont notre existence témoigne comme de notre horizon le plus sûr !

 

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