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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 10:39
L’imaginaire, amplification et doublure du réel

Source : Lionel Cruzille

 

***

 

    ‘Imaginaire’, ‘Réel’. A seulement évoquer ces deux mots, et déjà nous sommes pris au piège de leur paradoxe pour la simple raison que nous ne percevons pas aisément leur différence, que nous ne savons pas où se situe la ligne de partage qui place ici telle réalité, là telle imagination. Mais si nous poussons davantage notre réflexion à leur sujet, nous apercevons deux entités apparemment non miscibles, deux domaines éloignés l’un de l’autre, comme peuvent l’être deux montagnes, deux vallées que sépare un relief. Du réel, de son mode d’être, nous pouvons prendre conscience à l’évoquer au gré d’une métaphore. Nous dirons que le Mont Cervin est réel en sa belle assise géologique, que ses quatre faces se rejoignant en sa remarquable pyramide sommitale, que les schistes qui le constituent le posent devant nos yeux telle l’évidence qu’il est. Or le réel ne peut qu’avoir ce caractère de forme concrète, cette présence indubitable à laquelle aucun doute d’existence ne saurait être appliqué. Il y a une fatalité du réel, une dimension incontournable que nous illustrerons par les trois citations suivantes :

 

« Le réel, c’est ce qui nous résiste » - Régis Debray

« Le réel, c’est quand on se cogne. » - Jacques Lacan

« Le réel est toujours à sa place. » - Jacques Lacan

 

   Or le Cervin résiste, on peut facilement s’y cogner, sa place est déterminée pour l’éternité. C’est ce caractère têtu, obstiné, indocile qui frappe en premier lieu l’esprit. Il y a, face à nous, s’opposant à nous en quelque façon, cette masse imposante qui emplit l’horizon et lui dicte sa loi. Face au Cervin, rien d’autre n’existe que cette réalité-là qui envahit la conscience et ne lui laisse aucune possibilité de fuite. On est sous le regard de ce Géant, il nous toise et nous consigne à demeure. C’est pour cette raison que nous ressentons à son contact un genre de privation de notre liberté comme si le Massif, par sa nature même, s’imposait à nous et nous plaçait en son étrange pouvoir. Il y a, à le contempler, de l’irrémédiable qui se dégage de sa présence, du nécessaire qui se dit, de l’incontournable qui se montre. Métaphoriquement, si nous voulions illustrer cette puissance existentielle, nous pourrions imaginer une vaste plaine au sol de sable mouvant, il serait le domaine des songes, de la rêverie, toutes choses fluctuantes, mobiles, nullement nécessaires, sorte de paysage lunaire que rythmeraient de hauts cratères, des pics géants qui affirmeraient leur constante, inéluctable et indéfectible factualité, à savoir d’être des réalités indépassables. Au Cervin, tout comme au Mont Kailash nous pouvons attribuer la définition canonique du réel telle que fournie par le Dictionnaire : « Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée. » Or, de ceci nous pouvons être assurés, le Cervin n’a nul besoin de nous pour dresser sa haute stature sous la bannière lisse du ciel, pas plus que notre pensée n’en a façonné l’altière figure.

  Mais il nous faut trouver d’autres représentations, dans le domaine pictural, dans les textes de la littérature ensuite. En peinture, nous choisirons le tableau ‘Les Glaneuses’ de Millet, peintre réputé pour son réalisme. Quelques commentaires suivront afin de préciser l’essence du réel inscrit dans cette composition

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

‘Les Glaneuses’

Millet – Musée d’Orsay

Source : «’Comprendre la peinture »

 

   Tout, ici, converge en l’endroit singulier de la quotidienneté paysanne. Où trouver, en effet, milieu plus immuable que cette communauté des agriculteurs rivés à leur sol ? Image de la fatalité, du destin avançant dans les rets de son étroit sillon, comme si les gens d’ici étaient de simples émanations de la terre d’où ils semblent provenir. Peut-être la Genèse n’a-t-elle jamais trouvé illustration plus parfaite pour dire l’homme issu de la glaise, façonné par la main de Dieu ? Personnages consignés au réel le plus strict, existences sans épaisseur ni liberté, cloués tels des insectes sur la plaque de liège de l’entomologiste. Ces formes inclinées vers le sol se donnent telles des physionomies immémoriales, des genres de concrétions surgies de la glèbe, en instance d’y retourner prochainement. Etrange impression d’aliénation à la vue de ces gens modestes, de leur peu de liberté. Ils paraissent n’exister qu’à être de simples prolongements du sol, des élévations de poussière dans l’air figé de chaleur. Rien, ici, qui pourrait différer de soi. Tout est inclus dans une pesante immanence. Nulle dérobade hors de sa propre condition.

   On est livré à soi, uniquement à soi sur ce coin de terre, en ce temps, en ce lieu. On ne s’arrachera de son lopin d’argile, ni par son corps, ni par la pensée car le dur labeur n’autorise quelque distraction que ce soit. Il y a même une dette morale à demeurer au plus près de ce chaume, d’en cueillir les épis épars, ce sont de réelles conditions d’existence, non la poursuite de quelque loisir coupable. On est arrimé à son sort. On ne s’exonère nullement du réel. Les vêtures sont des prolongements du corps, non des habits d’apparat. Le paysage est une toile de fond dont ne sort aucune scène idyllique, dont ne montent ni métaphore ni chant poétique. Tout dans le ton uniment serré, sans modulation, teinte d’argile et de terre de Sienne, identique à un symbole chtonien, à une mélopée silencieuse enfouie au sein de l’âme. Lorsque le réel devient trop vertical, pareil au flanc abrupt du Cervin, l’ascension ressemble au geste absurde exécuté mille fois par le malheureux Sisyphe. Il n’y a plus rien à espérer, sinon le fait d’accomplir aveuglément une tâche sans signification ni but.

 

    Le réel dans l’espace de la littérature - ‘La Terre’ - Emile Zola

 

   Sans doute le naturalisme de Zola est-il le lieu où trouver la plus forte empreinte du réel. Mais laissons la parole à ce texte éclairant :

   « La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares à peine, au lieu-dit des Cornailles, était si peu importante, que M. Hourdequin, le maître de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mécanique, occupé ailleurs. Jean, qui remontait la pièce du midi au nord, avait justement devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute.

   C'était des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'étendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s'abaissant derrière la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du côté de l'Ouest, un petit bois bordait seul le ciel d'une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Châteaudun à Orléans, d'une blancheur de craie, s'en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux de télégraphe. Et rien d'autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des flots de pierre, un clocher au loin émergeait d'un pli de terrain, sans qu'on vît l'église, dans les molles ondulations de cette terre du blé. »

  

   Quelques brefs commentaires  

  

   A cette terre l’on ne peut se soustraire et ceci d’autant plus qu’elle est située dans l’espace avec précision, on ne peut la confondre avec une autre qui lui ressemblerait en quelque autre endroit du globe. Nous sommes près de Chartres, sur la route de Châteaudun à Orléans et, luxe d’horloger, au lieu-dit des Cornailles. Le lecteur, pris dans les mailles de ce réseau serré, ne saurait être ailleurs que là où la fiction veut le mener. Puis c’est le patronyme du maître de la Borderie qui est nommé, ce Monsieur Hourdequin dont nous pourrions presque toucher la silhouette, tellement elle est vraisemblable. Quant à la pléthore de détails, les « murs bas », les « vieilles ardoises », elle n’est présente qu’à nous ‘faire toucher du doigt’ cette réalité rurale, champêtre qui irrigue l’ensemble du roman. Les métaphores, signature habituelle de l’imaginaire, sont peu nombreuses et circonscrites à une brève description, « la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer », « des flots de pierre ». Ici, il faut être entièrement remis à cette pastorale, ne nullement diverger en direction d’inutiles commentaires, de digressions qui dilueraient l’empreinte sociale forte dont l’Auteur veut teinter son histoire.

 

   Quelques variations sur l’imaginaire

 

    Imaginaire, sens étymologique : « qui n'a de réalité qu'en apparence, fictif »

   Tous les jours nous rencontrons nos commensaux. Ils sont bien réels, campés dans leur anatomie, épaisseurs de chair dont s’échappe le flot continu des paroles. Leur chair est provisoirement immuable, leur parole est fluente qui s’échappe d’eux à la manière de filets d’eau s’écoulant en direction de l’estuaire. Ces Hommes, ces Femmes sont bien réels, ils nous font face avec toute la densité de leur belle assurance. Cependant, leur présence manifeste, leur apparente figure de barbacane comporte en ses murs de larges meurtrières au gré desquelles nous nous décalons de ce réel afin que, surgissant en quelque manière en leur intérieur, nous puissions lire en eux, ou à travers eux, autre chose que cette lourde chape de plomb qu’ils nous tendent comme leur vérité la plus accessible qui soit. Vous croisez une connaissance au hasard des rues. Vous bavardez un moment. Parmi la foule des événements, vous retenez cette information délivrée par votre vis-à-vis : « Tiens, l’autre jour j’ai rencontré Dubourg, tu sais le Journaliste de ‘Latitudes’, il partait pour le Grand Nord ».

   Alors voici, vous êtes avec votre Connaissance, cette indéniable existence posée là devant vous et vous êtes ailleurs, bien plus loin que son profil humain, bien plus loin que la rue qui vous sert à l’instant d’écrin. Les mots de votre Ami ne sont pas identiques à des blocs lexicaux qui, à eux seuls, constitueraient une barrière infranchissable. Dans les blancs situés entre les mots se dévoile un pur espace de liberté dont votre imaginaire s’empare comme votre corps s’énivrerait de la boisson d’une douce ambroisie. Car il vous est impossible de rester accroché à ce roc biologique, l’Autre en son effectivité, à cette scène étroite, l’environnement immédiat en sa clôture, il vous faut traverser le réel, l’orner de guirlandes de fleurs, le poudrer de fins nuages, le grimer à l’aune de votre propre sensibilité, de vos goûts d’esthète.

   A peine votre interlocuteur a-t-il prononcé le nom de ‘Dubourg’ que, déjà, votre mémoire collecte une infinité de souvenirs concernant ledit ‘Dubourg’ et se lève, sans délai, un personnage fabuleux, doté d’autant d’esquisses plurielles que vous avez d’événements mémoriels le concernant. Un genre de kaléidoscope mouvant qui n’a plus guère à voir avec l’évocation présente. Identiquement du ‘Grand Nord’ qui n’est plus, pour vous, uniquement une indication topologique, un lieu bien défini en quelque Laponie suédoise ou finnoise, peut-être simplement un voyage à dos d’oie au sein même de la mythologie scandinave si brillamment mise en musique par Selma Lagerlöf dans son merveilleux conte aérien qui vous invite à connaître le monde éthéré des elfes et autres trolls.

    Vous êtes là, dans la nasse étroite de votre corps et vous êtes devenu soudain illimité, au-delà de l’espace et du temps, une sorte de pensée libre aux confins du monde. Belle remise aux êtres humains que nous sommes d’une faculté prodigieuse qui est faculté d’enchantement, multiplication et fécondation de soi, libre disposition en des moments de ‘grâce’ de s’envisager sous les auspices d’extases dont, parfois, l’on revient fourbus, l’ombre est si dense après que la lumière a été visitée au cœur même de son être.

    Maintenant il nous faut rejoindre de grandes pensées (ces inouïes libertés) et les interroger sur la valeur intrinsèque de l’imagination :

 

« L’imagination est la folle du logis. » - Nicolas Malebranche

« Il n’est de plaisir qu’en imagination. » - Paul Léautaud

« L’imagination porte bien plus loin que la vue. » - Gracian y Morales

  

   Tout est dit, ou à peu près de l’essence de l’imaginaire dans ces trois méditations.

   D’abord il est conseillé à l’Existant de ne point demeurer dans un logis qui ne ferait que la part belle au rangement, à l’ordre. Bien plutôt il est indiqué d’introduire du désordre dans le strict ordonnancement des choses, de se départir d’une attitude apollinienne, d’opter pour une conduite dionysiaque, de troubler le divin cosmos en y faisant surgir les agitations du chaos. Et puis, ce fond de folie qui habite tout humain, que chacun rêve de solliciter mais dont chacun se défend d’en posséder quelque parcelle dissimulée dans un sombre cachot, pourquoi le retenir, pourquoi ne pas lui donner cours ? A l’évidence certains états de conscience ne peuvent s’atteindre qu’au gré de cette transgression du réel, tous nous le savons mais n’osons que très rarement franchir le pas, devenir des funambules progressant sur cette limite que les anglo-saxons nomment ‘border line’, qui n’est en définitive, que le désir de sortir de soi, de s’adonner à ces bacchanales antiques où tout était permis jusqu’à l’ivresse absolue. Savoir s’arrêter à temps, avant que l’irréparable ne soit commis, voilà la seule règle qui vaille.

   Quant à la volupté suscitée par l’imaginaire, il est aisé d’en comprendre le sens si l’on met en regard, en concurrence, ces deux principes opposés et fondamentaux que sont ceux de Réalité et de Plaisir. D’une manière entièrement naturelle, au tout début de la vie, le jeune enfant est totalement voué à ses multiples et inassouvissables jouissances réitérées. Apercevoir le visage maternel, se souder au sein nourricier, s’amuser des contentements itératifs du balancement de son corps, sourire aux anges du sein même de sa propre béatitude. Rien de pervers ici, rien qu’un épicurisme au premier degré, le « souverain bien, la recherche des plaisirs », selon la définition canonique. Mais bientôt l’éducation survient afin de limiter les ‘caprices’ enfantins et une nouvelle vie s’instaure, plus rigoureuse, davantage soucieuse des autres, mais, en son fond la nostalgie demeure des émois et satisfactions primitives. Ce que l’éducation lui refusera, l’imaginaire le restituera lorsque l’enfant devenu adulte se conformera aux codes de la morale. Rêver, former en soi des pensées douces, se projeter dans une aire édénique, voici ce qui demeurera du paradis originel.

    Enfin, la portée imaginaire qui outrepasse la fonction exploratrice de la vue, il nous faut la comprendre à la façon d’une métaphore douée de sens. Si vivre c’est, au premier chef, ouvrir les yeux sur le monde afin de nous le rendre disponible, il ne suffit nullement de le constituer en tant que préhensible, de le loger dans le cadre d’une praxis étroite, mais d’en amplifier la puissance dans l’optique ouverte d’une contemplation intellectuelle, spirituelle. Or, à cette fin, nous possédons ce pouvoir fabuleux de créer en notre intériorité même, une foule d’images infiniment plus libres que tout langage formalisé, que tout code social nous plaçant, le plus souvent ‘aux fers’. Peut être est-ce là le seul domaine d’une autonomie dont nul ne saurait nous déposséder. Nos idées, nos pensées, nos sensations intimes n’appartiennent qu’à nous. Liées à nos secrets les plus profonds, nulle loi n’en pourrait restreindre la belle fécondité, le ressourcement infini.

 

   L’imaginaire en peinture : ‘La Persistance de la Mémoire’ - Salvador Dali

 

 

L’imaginaire, amplification et doublure du réel

La Persistance de la Mémoire

Salvador Dali

Source : Kazoart

     

    

   Avant d’aborder, de manière plus précise les significations latentes de cette peinture, il convient d’examiner les conditions de son apparition, telles que décrites par Salvador Dali :

   « Lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super mou » de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude un dernier coup d’œil à mon travail. (…) Il me fallait une image surprenante et je ne la trouvais pas. J’allais éteindre la lumière et sortir, lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier. »

   Superbe confidence qui nous dévoile un peu du mystère de la création d’une œuvre. Ici, le réel le plus contingent qui soit, un camembert en voie de perdition, donne vie à une scène imaginaire de la plus haute valeur, ce surréel qui transcende les objets du quotidien et les projette dans le domaine ouvert du rêve. Il nous faut regarder ce tableau et le décrire afin de faire apparaître ses lignes imaginaires les plus apparentes. La scène est l’image certes ‘réelle’ de la Plage de Portlligat, lieu de résidence de l’Artiste, mais idéalisée, genre de terre édénique flottant dans l’espace indéterminé de ces teintes fondues qui ne sont plus terrestres, pas encore célestes mais bâties à la manière d’un intermonde reliant le sensible à l’intelligible. Si le haut de la composition, malgré son aspect éthéré, de mirage, conserve quelques attaches avec l’univers des choses ordinaires, le bas de la toile, elle, a accompli un saut ontologique si décisif que plus rien ne se donne vraiment de ce que nous rencontrons habituellement. Bien évidemment, cette toile n’étant nullement abstraite, un certain de nombres de traits formels se rattachent à nos visions habituelles, l’arbre dépouillé, les quatre montres et une vague apparence d’un fragment d’humanité, un œil fermé nous orientant vers un individu étrange qui aurait trouvé le lieu de son accueil sur un sol totalement inattendu.

   Cependant c’est bien l’imaginaire de l’Artiste qui a imposé la loi de sa ‘voyance’, son don de percevoir du paranormal au travers des phénomènes singuliers que son génie métamorphose. Nous sommes alors en territoire de magie et les figures qui se présentent à nous le font dans le cadre d’une totale liberté. Les objets transfigurés le sont au titre d’une distorsion, d’une pliure imposée au tangible, au manifeste, mutation qui fait de la physique, une métaphysique. Ce qui, ordinairement, se serait donné à notre conscience telle une montre au poignet indiquant l’heure, celle-ci devient le support immédiat et incontournable d’une métaphore du temps en son empreinte irréversible, de l’angoisse qu’il génère en nous, et pour finir de l’allégorie de la finitude en son insoutenable contresens essentiel.

   Le travail de l’imagination a consisté à se saisir du réel le plus prosaïque, le plus immédiat, à lui imposer la puissance d’une volonté quasiment démiurgique, transformant les habituelles sensations humaines en leur contradiction, en leur envers puisque, aussi bien, le néant dont le filigrane apparaît ici est bien l’opposé de l’être en son devenir. L’imaginaire donc, en tant qu’appel de la lucidité la plus vive, en tant que révélation de ce vers quoi tout humain sur terre devrait faire porter son regard dans une manière d’attitude stoïcienne à la Montaigne, car « Philosopher, c’est apprendre à mourir », et vivre c’est philosopher, pouvons-nous rajouter à l’exemplaire sentence.  

 

   L’imaginaire en littérature

 

   Sans doute le Romantisme allemand est-il, parmi les mouvements littéraires, celui qui a donné à l’humanité ses plus belles heures imaginatives. Les créations sont prodigieuses depuis les évocations du jour « baigné du rêve de l’enfance » de Hölderlin, aux éblouissements de la conscience « lorsque la lumière et l’ombre à nouveau se marient en une clarté nouvelle » chez Novalis, jusqu’aux extases de Jean-Paul pour qui le rêve « donne à la fois le ciel, l’enfer et la terre. » Certes, chez ces Poètes, l’inspiration est de nature religieuse et leur chemin semble suivre, la plupart du temps, un orient mystique. Mais peu importe le chemin, c’est la profonde poésie qui en résulte qui est le but. C’est peut-être chez Johann Paul Friedrich Richter (dit Jean-Paul) que l’expression lyrique (cette extase de l’imaginaire) est allée le plus loin dans un lexique hyperbolique et une profusion d’images inouïe. Ci-dessous un extrait de ‘La Loge Invisible’, intitulé : ‘Rêve de Gustave’ :

   « Il se sentait tomber sur une prairie infinie qui couvrait plusieurs belles planètes contiguës. Un arc-en-ciel fait de soleils juxtaposés comme les perles d’un collier embrassait toutes ces terres et tournait autour d’elles. Le soleil couchant baissait à l’horizon et son grand disque rond était environné d’une ceinture de brillants faite de mille soleils rouges, et le ciel amoureux avait ouvert un millier d’yeux pleins de tendresse. Des bosquets et des allées de fleurs gigantesques, hautes comme des arbres, traversaient la plaine en zig-zags transparents ; la rose haute sur sa tige y jetait une ombre rouge et dorée, la jacinthe une ombre bleue et toutes les ombres mêlées givraient le sol d’une teinte argentée. La magie d’une lueur crépusculaire ondulait comme une rougeur de joie parmi les rives ombreuses et les troncs fleuris sur la plaine, et Gustave sentait que c’était là le soir de l’éternité et les délices de l’éternité… »

 

   Quelques commentaires

 

   Un évident paradoxe se pose à l’écrivain lorsqu’il veut faire œuvre imaginaire. Bien évidemment, il doit partir de ce réel têtu, de ce réel qui résiste (comme précisé précédemment), car il ne saurait partir de rien et créer ex nihilo cette fiction qu’il souhaite offrir à ses lecteurs avec quelque aune de ‘vraisemblance’. Dans une œuvre, il y a nécessairement présomption de réalité, cette dernière fût-elle ténue, aussi mince qu’un fil de la Vierge. Car, à défaut de ceci, rien ne serait compréhensible et l’Auteur ne ferait que s’enfermer dans une forteresse autistique. Voyez les essais de mise sur pied d’un langage inusité, telles les glossolalies d’Antonin Artaud dans son essai de traduction de quelques lignes écrites par Lewis Carroll.

 

« NEANT OMO NOTAR NEMO

« Jurigastri – Solargultri

Gabar Uli – Barangoumti

Oltar Ufi – Sarangmumpti

Sofar Ami – Zantar Upti

Momar Uni – Septfar Esti

Gonpar Arak – Alak Eli. »

 

   « On est ici dans le délire au sens étymologique : on a quitté le droit sillon de la langue pour entrer dans le langage privé de la folie. » Ce commentaire de Jean-Jacques Lecercle dans l’article « Qu’est-ce qu’une langue mineure ? », nous éclaire sur les rapports qui existent entre l’imagination et la folie. Bien évidemment il s’agit du cas extrême d’Antonin qui se bat avec ses fantômes dans l’enceinte de l’Hôpital de Rodez. Certes, écrivant, on peut côtoyer le chimérique, le fabuleux mais la marche est étroite qui conciliera l’invention et ce qui, dans l’existence, s’adresse à nous avec son exact coefficient de concevable, d’envisageable. Alors, au sens strict, la soi-disant ‘science-fiction’ n’a nul réel fondement pour la simple raison qu’elle n’est nullement science par manque de rigueur et que la fiction ‘pour tenir debout’ a constamment besoin des béquilles du réel. Ne les aurait-elle, ce serait simplement ouvrir les portes de l’absurdité. Pour nous, humains vivant sur terre, existe une loi infrangible qui s’énonce ainsi : ‘Si le réel veut l’image, l’image veut le réel’ à l’aune d’une simple considération : nous ne pouvons nous affranchir de notre condition qu’à y retourner. ‘Les Paradis artificiels’ évoqués par Baudelaire nous disent notre dette éternelle vis-à-vis de ceci qui nous est le plus familier, cet homme, cette femme, ce bout de terre, ce paysage, cet objet auquel nous sommes ‘naturellement’ attachés, ils sont les amers au gré desquels pouvoir poursuive notre route.

   Mais, après cette longue et utile digression, du moins le croyons-nous, regardons le poème de Jean-Paul. Nul ne pourrait dire qu’il s’agit d’une évocation du réel ordinaire, nul ne pourrait s’inscrire en faux contre la perspective amplement imaginaire qui, ici, irradie tout, envahit tout, à la manière d’un raz-de-marée bousculant notre horizon familier. D’emblée nous sommes de plain-pied avec un univers étrange, irréel, à la limite du fantastique à bien des égards. L’Ecrivain romantique a contourné le paradoxe initialement mentionné, de la coexistence réel/imaginaire par le recours systématique à la métaphore, donc à la puissance d’évocation poétique des images. Le lexique est partout usuel, évitant le piège facile de la sophistication. Ce n’est nullement de l’intérieur des mots que se lève le pouvoir de symbolisation, d’iconicité. C’est bien plutôt de leur relation réciproque, de leur fécondation au titre de leur rapprochement spatio-sémantique. C’est bien parce que les « soleils juxtaposés » jouent en miroir avec « les perles d’un collier » que se montre avec éclat, aussi bien l’osmose des astres que la dimension proprement humaine de leur effusion, car le cou et le sein d’une Belle sont convoqués à la fête de cette pure joie.

   C’est ceci, l’exception de la métaphore, de réunir le possible et l’impossible dans une même unité signifiante. De cette jonction des différences, des disparités, des écarts, sinon des abîmes, résulte la fascination qui nous étreints dans cette représentation du sublime que réalise ce que l’on pourrait nommer, dans ce texte de Jean-paul, la naissance d’une ‘cosmopoétique’. Ces rapprochements, ces correspondances souvent déconcertants, ces annexions d’un mot par un autre qui en est sémantiquement éloigné, ceci trame les fils d’une toile luxueuse, polyphonique, infiniment colorée. Cette représentation ne s’adresse pas uniquement à notre raison mais décuple la chrysalide de nos sentiments, les métamorphosant en ces papillons insoucieux qui butinent, de fleur en fleur, le nectar d’un subtil langage qui, en même temps, est illustration pour notre âme de ce qui peut la troubler et l’enchanter, cette immense liberté qui ouvre l’espace et le temps de nos destinées humaines.

   Le recours pluriel au ‘pathos positif’, la récurrence des mots du vocabulaire amoureux, psycho-affectif « embrassait », « le ciel amoureux », la « tendresse », la « joie », tout conflue en un identique lieu de félicité qui, du point de vue de Jean-Paul, est l’unique chemin en vue de la Divinité. Et cette idée du parcours en direction d’une transcendance est rendu amplement visible par l’usage des mots d’ascension cosmique, « un arc-en-ciel », « planètes contiguës », « mille soleils ». Ceci s’énoncerait, en lexique platonicien, par le truchement de ce fameux ‘Souverain Bien’ qui surplombe toutes les autres essences à la mesure de sa gloire et de son rayonnement. Quant à l’ivresse florale, à la volupté de la rose, de la jacinthe, quant à la qualité de leurs ombres gigantesques quasiment surnaturelles, elles ne font que refléter les beautés d’un ‘autre Monde’ dont tout Romantique digne de ce nom est en quête afin de s’exiler de son étroit statut terrestre. Et l’usage d’un style lyrique, soutenu, vient amplifier toutes ces sensations éthérées dont le Poète est atteint, dont le Lecteur véritable s’emparera comme du bien le plus raffiné.

    Les commentaires sur les œuvres des grands Romantiques pourraient constituer des sortes d’exégèses à l’infini, tellement leurs œuvres sont riches, à la fois sur le plan lexical, mais aussi grâce aux événements sémantiques pluriels qui traversent leurs ouvrages. Si le réel souffre d’une blessure endémique qui est celle de son étroitesse, parfois de son dénuement, dans tous les cas celle de la limitation de son horizon, l’appel à l’imagination est toujours amplification, déploiement de ce qui aurait pu demeurer strictement contingent et qui reçoit, avec le rêve, la pure fiction, la poésie lyrique, ses empreintes les plus décisives. Cet article se terminera sur cet extrait de la présentation par Albert Béguin de son livre ‘Jean-Paul - Choix de rêves’ :

   « L’imagination, à ses yeux (de Jean-Paul), n’est pas, comme on le voulait depuis Helvétius, « le simple écho affaibli des sens ». Elle est en nous l’expression de ce sens de l’infini qui nous habite tous, et sa magie consiste à répondre à notre désir par des évocations (rêve, souvenir, poésie) qui contentent ce besoin de l’illimité, qui nous consolent de ce que la réalité a d’insatisfaisant. « Les bras de l’homme se tendent vers l’Infini ; tous nos désirs ne sont que partie d’un grand vœu illimité. » A cet appel, l’imagination seule peut donner un écho. »

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