Exposition Barbara Kroll
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C’est seulement dans l’exactitude du jour,
dans la pliure neuve de l’instant.
Rien ne distrait de soi.
Rien ne distrait de l’œuvre.
Une conscience en regard d’une autre.
Une attention s’abreuve
à une autre attention.
L’Unique en sa pure donation.
La Liberté en sa juste mesure.
Nul écart.
Nulle faille.
Nul abîme.
Une ligne continue
sur la peau attentive du Monde.
La Demeure est blanche,
immensément blanche.
Virginale en sa posture diaphane.
Pureté que rien ne saurait voiler.
Surgissement immédiat de l’Être
en son éternelle finitude.
Ici, vivre et mourir
sont une seule et même Unité.
A chaque instant je meurs à moi-même
de ne pouvoir me connaître,
de ne pouvoir déboucher
sur le savoir intime de ce-qui-est.
Les Choses n’arrivent à elles
que dans la perte même du mot
qui voudrait les nommer.
Seule la rumeur du silence
pourrait dire la fable de l’Être.
Dire son éloignée proximité.
Plus on cherche à saisir,
plus tout s’évanouit dans le Néant.
Nul Temps ici que le temps de l’image.
Nul Espace ici que l’espace de l’œuvre.
Ici, c’est l’œuvre qui espacie.
Ici, c’est l’œuvre qui temporalise.
Ici c’est l’œuvre qui pose sa loi
comme la seule possible.
En existerait-il une autre
et tout alors s’abîmerait
car la loi humaine dissimulerait
celle qui irradie en ce lieu de pure Beauté.
Car il est essentiel d’avoir saisi la Beauté,
condition originaire
de toute approche authentique du réel.
Voyeur de l’ample mystère de la Création,
je ne vois que cette Forme
qui détermine ma propre présence.
Je ne suis présent qu’à être
le Répondant de la Forme.
Une manière d’écho, si l’on veut.
Là, dans l’aire blanche au sol gris,
là au carrefour des plans architecturés,
près des portes débouchant sur le Vide,
je suis le témoin d’un accomplissement.
Tout autour,
dans les corridors de la Ville,
sur les agoras désertes,
dans les boyaux où glissent
les Aventuriers existentiels,
tout se tait et demeure en soi,
à l’étroit dans la geôle des corps suppliciés,
appelés à disparaître.
Dans la Grande Demeure Blanche,
rien de plus qu’un vis-à-vis,
qu’un face à face.
Je ne suis celui-que-je-suis
que confronté à qui je-ne-suis-pas
et qui, pourtant, bien qu’en-dehors,
me convoque à la tâche d’exister,
de penser, de demeurer là,
au plein de l’angoissante question
de la Présence.
Une grise lumière zénithale
coule avec lenteur,
elle est pur état d’âme,
interrogation manifeste.
‘Pourquoi y a-t-il de l’étant,
plutôt que rien ?’
Nulle réponse cependant.
L’Etant que je suis éprouve là,
au cœur de la dévastation,
l’ampleur de sa propre solitude.
Forme moi-même,
absorbée par la Forme de la Toile,
je n’ai plus ni épaisseur,
ni réalité autre
que cette inouïe liaison
avec ce qui se donne
dans une étrangeté radicale.
C’est bien là le risque d’être,
sans distance,
auprès de l’Art,
auprès de l’Abstraction,
dans la brûlure même de l’Absolu.
Qu’ai-je donc à être sinon
ce rayon ténu qui va
de ma chair à celle de l’œuvre ?
Mais ce trajet m’assure-t-il
de moi-même,
m’exonère-t-il de poser la question
de mon être-au-monde,
comme si l’esquisse suffisait
à m’installer dans une manière de Vérité ?
C’est par mon attentive relation à l’œuvre,
par la reconnaissance de sa vérité
qui est la mienne,
qui est celle du Monde
que je peux,
au gré de cercles successifs,
avoir conscience de l’existence des Autres
et de l’Univers comme certitudes,
présences suffisamment affirmées
pour n’être nullement phénomènes illusoires,
mais présences effectives, réelles, incarnées.
Je suis là, dans le doute exténué du jour.
Je suis là et ne suis nullement là.
Ce corps posé là, cette image,
ce trait de crayon, cette esquisse,
que me disent-ils ?
Me disent-ils mon être,
sa course hasardeuse
sur la peau infiniment tendue
du Monde ?
Me disent-ils, ELLE-la-Forme
en son esthétique effusion,
Celle que je ne connaîtrai
qu’à l’ombre de ce clair-obscur ?
Toute chose il faudrait connaître
à seulement en viser
le surgissement, la pure effectivité.
Savoir immédiat de cela même
qui se pose ici et rutile d’y figurer,
telle la Nécessité.
Je regarde la Forme qui me regarde.
Double regard croisé.
Double fascination.
Oui, le Dessin me voit.
Et pourquoi ne le pourrait-il ?
Il existe, j’existe et nous sommes
à égalité de Présence.
Certes il y a un grand mérite à être HOMME.
Certes il y a grande faveur à être DESSIN,
à témoigner d’une forme humaine
ou bien inhumaine.
Y a-t-il grande différence à ceci ?
De l’Humain à l’Inhumain ?
Non. Tout est en tout et le Mal nous habite
en même proportion que le Bien
et sans doute bien plus.
Il est facile d’être mauvais,
de répandre la médiocrité autour de soi,
de se commettre en des basses œuvres.
Il est difficile d’être Droit, Haut, Généreux, Altruiste.
Ces qualités sont des exceptions.
Ces postures presque un Absolu.
Un Dessin, s’il est le signe d’une Esthétique,
l’est tout autant d’une Ethique.
En lui, l’Artiste a déposé une réalité
qui ne peut être que Vérité.
En serait-il autrement
et le Dessin manquerait sa cible
et le Dessin ne serait qu’une erreur
parmi les erreurs du Monde.
Mais pourquoi donc,
moi en tant que Voyeur,
puis demeurer des heures
dans la salle claire du Musée,
totalement fasciné
par ces quelques lignes
tracées au graphite
sur la feuille vierge ?
Seul à seul.
Dessin face à moi.
Moi face au dessin.
Seule cette posture confère
l’authenticité à la situation.
Toute altérité serait de surcroît
et détruirait le faisceau magique tendu
entre la Chose et Qui-je-suis.
Toujours l’exigence d’une réalité bicéphale.
En cet instant de la Vision,
je ne suis moi qu’à la mesure
de ce qui m’interroge
et m’emplit d’une imminente joie.
Forme n’est Elle
qu’au motif de mon regard
qui la pare des prédicats
au terme desquels elle paraît
en sa totalité imprescriptible.
Bien sûr, tout autre que moi
pourrait donner vie
à cette mince ligne.
Mais alors, il faudrait que je m’absente,
que l’autre se substitue à qui-je-suis.
Deux formes en vis-à-vis
qui se détermineraient,
chacune, en son être propre.
Être, c’est bien être
pour une conscience,
n’est-ce pas ?
Nulle conscience, nulle existence.
Dans la grande pièce blanche,
sous la coulée de la lumière,
nous sommes deux à savoir
que nous existons.
Moi au regard de l’œuvre.
L’œuvre au regard de l’Artiste
qui lui a donné vie.
Ainsi s’établit
le jeu multiple des consciences,
de l’Artiste,
de l’œuvre qui en est la récipiendaire,
la mienne pour finir qui clôt
le cercle de la compréhension.
Car comprendre veut dire originairement
« saisir ensemble, embrasser une chose,
la prendre en garde ».
Voyant Esquisse,
je la saisis et la porte en moi,
tout comme s’ouvre à moi
la conscience de l’Artiste
qui a prodigué la Forme.
En un instant déterminé du temps,
il y aura eu, en une unique profération,
triplicité des consciences,
des rencontres,
des existences.
Il y aura eu.
Ainsi s’écrit le temps
en sa définitive césure.
Une Forme arrive,
une Forme part.
Nulle ne demeure !