Bol japonais à cérémonie du thé - Chawan,
HAIUWAGUSURI, orange
Source : Ryokucha
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Une journée dans la vie de Pierre Bazérac
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Ici le ciel est bas, poudré de gris. Le jour se lève avec lenteur, émerge à peine du large plateau de pierres blanches. Pierre Bazérac est dans la pièce unique, tout à la fois cuisine, salle de vie, chambre, coin pour la toilette. Son visage est enduit de mousse. Il se rase à petits coups de lame. La lumière traverse la fenêtre étroite, se pose sur les choses dans une manière d’indistinction. Tout paraît se confondre, le bahut de chêne, les objets de toilette, la teinte claire de la boiserie du lit, la table lissée d’une mince clarté. Pierre aime cette heure non encore venue à elle, ce genre de parenthèse habitée du linge de la nuit que décolore le premier soleil si pâle en ce début de printemps. C’est comme si les rêves nocturnes se dissolvaient lentement, portaient encore dans leurs plis ombreux les traces d’histoires anciennes, de contes pour enfants, de légendes venant buter tout contre l’étrave du réel. On est encore entre deux eaux, entre deux existences qui peinent à se rejoindre et qui, bientôt réunies, donneront le jour à la toile lisse et uniforme des tâches quotidiennes. C’est un peu un temps sans temps, un horizon sans horizon, un non-lieu ne pouvant dire son nom. C’est comme si l’on s’appartenait dans la distraction, dans l’à- peu-près du jour à venir.
Pierre va au puits, en ramène une cruche pleine d’eau dont les flancs vernis apprivoisent les lueurs neuves, matinales, en voie de constitution. Un grain de lumière pousse l’autre. Une touche de clarté en appelle une autre. L’heure se décèle de sa bogue nocturne, bourgeonne et s’épanouit sur le bord attentif du monde. Le Potier s’assoit sur le banc de bois qui longe la table. Il étire ses longues jambes avec douceur, en chasse quelques fourmillements. Ses articulations craquent, identiques à ces vieux bois de charpente qui chantent sous la montée de l’heure. C’est bien de se sentir vivre ainsi dans le dépliement immédiat de ceci qui vient à soi dans le genre d’un don du ciel. Saturne, le chat gris et blanc, lisse sa fourrure longuement. Parfois la fente de ses yeux révèle, en un éclair, des gemmes couleur de résine.
Il y a beaucoup de beauté vacante partout où l’on consent à porter ses yeux, pense Pierre, il suffit de s’y confier dans la sérénité. De son Opinel, Pierre coupe des cubes de pomme qu’il mâche posément avec la sagesse qui sied aux âmes simples. Puis il croque des noix de son verger qu’il associe à quelque tranche de pain cuite dans son four. Puis un verre d’eau claire. Quelques bulles y dansent pareilles à celles de la rivière qui serpente tout en bas dans la vallée. Cette journée, identique à toutes les autres, est l’endroit même où se dit la merveille d’exister sur ce coin de terre familier, unique, tellement connu, il s’insère en chaque pore de la peau, il s’immisce en chaque fragment de la chair.
Voyez-vous, l’on est tissé de son propre pays. L’arbre du plateau, c’est l’arborescence de votre tête, le sentier sinueux c’est la complexité de vos pensées, la source entre deux pierres c’est votre inspiration quand, dans l’événement que constitue chaque minute, des mots s’inscrivent en arrière de votre front, des phrases se lèvent, un texte se déplie qui est l’essence même de qui vous êtes. La vie est poésie, doit être poésie pour qui se lève le matin en toute innocence, encore bercé des vagues imaginaires qui font le corps léger, l’esprit ouvert aux variétés infinies des choses.
Dans sa remise, le Potier prend un grand seau, une houe au manche de noisetier, une lame de fer en guise de racloir. Saturne le suit de loin, sautant parmi les touffes piquantes des genévriers, débusquant quelque sauterelle endormie, encore saisie du froid de l’aube. Au-dessus de la mare, le talus est de glaise pure oscillant entre le jaune de mars et la teinte du blé mûrissant. Pierre, de sa houe, entaille les flancs du tertre en prélevant des cubes pareils aux mottes des tourbières. C’est si rassurant cette belle géométrie du sol qui s’offre à la manière d’un présent naturel, prompt à initier dans l’âme la flamme d’une joie libre, infiniment disponible, geste mille fois répété qui, jamais ne s’épuise. Comme d’habitude Saturne a saisi un mulot qu’il dépose, tel un modeste cadeau, aux pieds de Pierre. Le seau est lourd à porter sur le chemin qui monte vers ‘Bastide’, la maison du Potier que tout le monde connaît dans la région.
Pierre s’installe sous l’auvent qui longe sa maison. C’est là son atelier. D’ici, la vue se déploie largement sur les collines crayeuses du Causse, sur les touffes vert-de-gris des chênes, sur les ‘cayrous’, ces longs tumulus de pierres bâtis par les ancêtres pour délimiter les parcelles cultivables. Souvent le vent d’ouest balaie le Causse qui ressemble alors à un océan traversé des embruns et des courants du large. Le Potier s’est vêtu d’un tabler de cuir. Ses cheveux en catogan, il les a retenus par une ficelle grossière. Après avois tamisé sa terre, l’avoir humectée à point, il pose une boule sur le plateau du tour qu’il actionne grâce au mouvement régulier, continu, de ses pieds nus sur la couronne inférieure qui tourne en grinçant. Le bruit est pareil à celui d’une berceuse, il rythme ‘les travaux et les jours’, il indique la nécessité de vivre ici, parmi les troupeaux de moutons, les cairns dressés sous l’horizon, les semis parme des ophrys abeille, les corolles jaunes des hélianthèmes, les étendues de pelouse sèche qui sont l’âme de la lande calcaire.
Alors cela devient si facile d’imaginer le monde alentour depuis cette sorte de sphère armillaire que représente symboliquement le tour, sa rotation régulière, ses plateaux qui sont les équateurs et les pôles d’une mappemonde réduite mais combien douée de pouvoirs multiples, visitée d’étranges fascinations. Alors, entre le Potier, le Tour, le Monde, il y a nécessaire cohésion, il y a unité qui assemble en un geste immémorial les postures antiques des hommes depuis qu’ils créent et façonnent l’aire de jeu qui leur a été octroyée comme leur destin quotidien, un pas après l’autre sur le Grand Sentier de l’Espace-Temps. Sur la courbe infinie de ce vivant cosmos dont ils sont l’un des rouages essentiels.
Peut-être le bonheur, est-ce simplement ceci : vivre au rythme de l’eau du ciel, de l’air qui plane longuement au-dessus du Plateau, du feu solaire adouci lorsqu’il féconde la peau, du contact avec la terre qui est, entre tous, l’élément constitutif de qui nous sommes. L’eau, l’air, le feu, on pourrait les ignorer un temps, les loger quelque part dans la tanière d’un repos. Mais la terre, comment pourrions-nous nous en absenter ? Elle qui porte nos pas, qui soutient le sol de nos maisons, elle en qui se tracent les sentiers que nous empruntons afin d’être conduits d’aujourd’hui à demain, elle en qui se façonnent les briques et les tuiles dont nous faisons nos abris. Elle dont le toucher est déjà gage de certitude, d’assise, de fondation pour les Egarés que nous sommes qui, toujours, sont à la recherche d’une mère. La Terre est notre Mère à tous, aussi lui devons-nous reconnaissance, amitié, gratitude. Aussi devons-nous nous mettre en quête d’assurer sa survie, de créer les conditions d’un accueil favorable. De ceci nous sommes comptables que trop d’Existants ignorent comme s’il allait de soi que tout nous soit dû, à nous les hommes, au prétexte de quelque supériorité. Combien cette opinion est insuffisante qui place l’homme au sommet de toutes choses, tout devenant, alentour, superflu, périphérique, dénué d’intérêt.
Entre les mains de Pierre, ces mains longuement exercées au façonnage de la matière, la boule de terre s’aplatit puis s’élève en une mince paroi qui se métamorphose au gré de ses gestes si habiles à connaître l’élément dont elles constituent, en quelque sorte, le prolongement.. La terre est alors pareille à une Amante attentive à combler son Amant. Lien d’amour qui se crée de l’homme à l’argile, de l’argile à l’homme en un flux continu, doué des plus belles inspirations. Ce qui n’était que boue informe, voici que cela prend forme, prend sens, dit quelque chose de son être. Prodige de l’artisanat qui est l’exercice plénier du geste juste, de la coïncidence entre Créateur et ce-qui-est-créé. Avant que l’acte ne soit entrepris, il n’y avait rien qu’un homme livré à une longue errance, aux caprices du hasard, il n’y avait qu’une substance amorphe, incertaine de soi, au seuil même d’un oubli. Il a suffi de quelques impulsions des pieds sur le plateau de bois, de quelque souple volonté des mains s’exerçant à modeler et, soudain, l’indéterminé, l’insignifiant, l’anonyme, les voilà pourvus de précieux prédicats qui les installent dans l’horizon éclairé d’un monde.
Là où il n’y avait que désordre,
il y a un cosmos qui s’organise.
Là où il n’y avait que mutité,
il y a une parole qui s’annonce.
Là où il n’y avait qu’immobile silence,
il y a naissance du rythme et chant du poème.
Ceci qui éclot entre Pierre et ce corps de matière qui devient essentiel ce n’est rien moins qu’une fascination réciproque. Pierre n’existe que par cette terre ductile, cette terre n’a de réalité que par le modelage, la mise en forme, l’élévation de ce qui va devenir coupe ou bol ou encore cette poterie abstraite sans aucune autre utilité que d’être forme remise à son propre destin. Désirs qui naissent l’un de l’autre et s’actualisent au gré des manifestations successives des esquisses. Oui, la terre est désir d’être façonnée car la terre est vivante au motif que le Potier a projeté en elle sa propre climatique interne, l’orbe vif de ses sentiments, l’amour qu’il porte à la Nature en ses déploiements multiples, cycle infini des pluralités ontologiques, les ressources de l’être sont inépuisables.
Le soleil a percé le fin voile de brume. Le soleil est blanc, vaporeux qui joue avec les pierres de calcaire du Causse, fait luire la cime des chênes, pique des étoiles à l’extrémité des épines des genévriers. Saturne s’est allongé sur le plan de travail du tour. Il sommeille et sans doute rêve. Ses yeux parfois s’allument, traversés du vol des premiers papillons. Au loin, se laissent deviner les craquements des arbres qui s’éveillent au jour nouveau. A intervalles réguliers, comme venues du fond du temps, les trois syllabes brèves de la huppe, trois motifs floraux qui installent de brèves clairières lumineuses dans le tissu serré du jour.
Vivre ici, sur la garrigue solitaire, au milieu des tresses de vent et du passage des oiseaux dans le ciel, que souhaiter de mieux pour une âme modeste qui n’espère jamais prélever du réel que ce qu’il peut offrir d’immédiate et pure félicité ? Le monde est trop compliqué, trop sophistiqué avec ses facettes consuméristes éblouissantes, avec l’artifice de ses prouesses technologiques, avec les kyrielles d’images qui, tout le jour durant, s’allument sur de bien étranges écrans. Les hommes fascinés courent d’une hallucination à une autre, aimantés qu’ils sont par ces mondes mirifiques qu’on leur promet à défaut de leur en faire don. En réalité, rien n’est hors de soi, mais en soi, logé au plus secret de la niche de l’être. Toute recherche de prospérité et de faveur, c’est à soi de la créer en l’intime le plus accessible de notre conscience. L’en-dehors est toujours ‘miroir aux alouettes’, fable allumée devant nos yeux tachés de cécité, pirouettes de saltimbanque auxquelles nous feignons de croire pour nous rassurer. Toute fortune du destin ne peut résulter que de soi, au prix d’un effort continu, rien ne se donne dans la gratuité. Mais ce sont toujours, en priorité, les évidences qui sont les premières oubliées.
Qu’en est-il d’une forme qui arrive à sa complétude ? Est-ce cette forme elle-même qui s’est constituée à l’insu de l’artisan ? Existe-t-il une volonté des choses de parvenir à leur être ? Et si c’est bien l’homme qui la fait surgir, comment ceci se produit-il ? Quel degré de conscience du créateur s’y trouve assemblé ? Ou bien est-ce la loi de l’inconscient qui a dicté sa mesure ? Nous voyons, dans l’horizon de ces questions, combien démêler le ‘bon grain de l’ivraie’ est difficile. Mais peu importe, jamais nous n’éluciderons le mystère de la création et c’est heureux car tout sentiment de beauté ne doit reposer que sur ce halo, cette aura, cette irisation sans laquelle une œuvre d’art ne serait qu’un objet vulgaire que nous ne prendrions même plus en considération. Ce qui est à saisir ici, simplement la manifestation d’une chose belle ornée des motifs de satisfaction qui accompagnent toujours le rare et le vrai. Le vrai car n’est beau que ce qui est vrai en soi. Toute le reste n’est que palinodie, dérobade. Pierre Bazérac (est-ce la force tellurique de son prénom qui le justifie ?), Pierre est un genre de menhir dressé dans le ciel, sa pointe est exigence de vérité ou bien n’est pas. Créer, pour lui, est se mettre soi en acte, s’immerger dans sa création au point de lui ressembler, à savoir ne nullement différer de son propos, livrer un fragment du monde en sa plus exacte figure.
Pierre a tourné plusieurs formes qui, plus tard, deviendront des bols à thé selon l’initiale destination que l’imaginaire de l’artisan a forgé sans même prendre la peine d’en émettre quelque plan. C’est l’intuition, le ressenti de la pâte qui dictent les choses et non un projet qui viendrait les fixer à demeure. Car c’est bien l’instant qui est le moment formateur de l’œuvre, c’est la pulpe des doigts qui éprouve et palpe les volumes, ce sont les paumes des mains qui reçoivent les douces pulsations de l’argile en son premier foisonnement. Non que le conscient soit déconnecté de l’action qui se déroule tout à l’extrémité du corps, bien au contraire la conscience s’accroît de chaque nouvelle sensation et trouve le champ libre de sa prolifération. Plus le bol arrive à son façonnage, plus la certitude de saisir quelque chose du genre d’une authentique révélation s’amplifie. Entre le colombin de terre qui s’enroule sur lui-même en direction de son être futur et la présence du Potier à sa tâche il n’y a nulle césure, chacun se donne à l’autre dans la pure évidence d’exister, de sortir de l’indéterminé qui, jusqu’ici, les habitait.
Car ni l’œuvre, ni l’artisan ne parviennent à leur nature propre tant, qu’en eux, dans le pli le plus profond qui les caractérise, ne s’est accompli le geste qui les comblera, leur dira le lieu et le temps de leur propre effectuation. Nul ne s’étonnera que chose et homme se situent sur un plan de parfaite homologie dans l’expérience qui les concerne de si près. Dès l’instant où entre en jeu un simple échange de formes, la matérielle rejoignant l’humaine, chacun est à identité d’intérêt, chacun est occupé à combler le vide interne qui le constitue. Lisser la terre, lui donner telle ou telle courbure, lisser l’âme du potier, lui attribuer ce supplément dont elle est en quête, ces deux mouvements, en leur signification profonde, n’ont nul écart : devenir œuvre, devenir homme = le Même. Les bols que confectionne Pierre sont de pure exigence, ils portent en eux la longue mémoire de ces ‘chawans’, ces objets rituels venant du plus loin du temps, qui signent la belle cérémonie du thé. Perfection de la Tradition lorsqu’elle aboutit à l’objet artisanal unique qui est porté, par sa sincère sérénité, à la grâce de l’art. Il fut un temps de formation, aussi bien technique que spirituelle, où le jeune Potier apprit en Orient, dans la proximité des élégantes maisons de thé nipponnes, à donner vie à la terre, à entourer l’âme même du bol du lieu unique de son recueil.
Les bols sont maintenant parvenus à maturité. Les mains de Pierre peuvent vaquer à d’autres tâches. La terre, dans sa neuve autonomie, se confiera aux mains du vent océanique, cet air chargé d’une juste humidité, laquelle évite un séchage trop rapide mais procure la ventilation qui convient pour conduire les objets à leur consistance de cuir, prochaine étape de l’intervention du Potier. Pour ce dernier, voici l’heure venue de s’accorder une pause. Il fait halte au puits, actionne la pompe qui grince et délivre des jets successifs d’eau claire, fraîche. Il boit de longs traits qui font leur trajet vivifiant à l’intérieur du corps. Saturne profite lui aussi de la manne aquatique, lape le précieux liquide à petits coups de langue aussi précis que rapides. Repos de l’animal qui joue en écho avec le repos de l’homme.
Mais qui a donc a dit que les bêtes portaient bien leur nom ? Ceci, cette confluence des minces joies, n’indique-t-elle, tout à la fois une intelligence de ce temps spécifique, la juste émergence d’un sentiment d’accord, d’harmonie ? Vivre en symbiose avec la Nature en son fond, c’est comprendre (prendre avec soi) ce qui, dans l’altérité fait sens et en rejoindre le secret le plus fécondant. Homme et animal communient en une unique destination : sentir en soi, en l’autre, le dépliement de la palme d’une joie, fût-elle inapparente. L’invisible est toujours doté de plus de virtualités que le visible. Le problème du visible est son usure, la banalité prend toujours le dessus, arase le beau, aplanit le vrai, métamorphose l’or en plomb, autrement dit inverse le merveilleux processus alchimique. Or, sans l’imaginaire des mutations secrètes, l’existence est un plateau désert où ne croissent que les vents mauvais de la désolation.
Pierre Bazérac, au centre de l’heure qui monte au zénith, a poussé la porte à claire-voie de son jardin potager, suivi de près par Saturne. De beaux légumes s’y épanouissent déjà. Pierre cueille deux belles feuilles de blettes, quelques brins de persil. Aujourd’hui il confectionnera un seul plat, comme à l’accoutumée. Il est intégralement végétarien, par goût et par conviction. Pourquoi ferait-il le moindre mal aux bêtes, lui qui vit en intelligence avec elles, aussi bien les domestiques que les sauvages ? Dans une sauteuse il fait chauffer un peu d’huile, y fait revenir l’oignon coupé en minces dés. Il ajoute les côtes de blettes, une pincée de curry, de cumin et un filet de lait de coco. Il aime entendre le crépitement que font les aliments sous l’effet de la chaleur. Il aime les premières exhalaisons des odeurs généreuses. Saturne aussi les apprécie qui s’est posé sur une chaise à proximité, visiblement intéressé par ce qui se concocte. Puis viennent les pois chiches, un trait de jus de citron, les feuilles des blettes, un peu de sel. Du riz complet accompagnera le plat. Pierre descend dans la cave où règne une agréable fraîcheur. Il choisit une bouteille de Vin de Cahors, ce vin généreux, tannique, noir d’encre, puissant avec des notes de cerise et de cassis. Il lui faut cette touche alcoolisée, ce breuvage des dieux dont la libation quotidienne, en plus d’être un plaisir, est un geste destiné à fêter le travail dans la joie, une juste récompense après que bols, pots et autres objets en raku auront été portés au somment de ce qu’ils peuvent atteindre dont Pierre ressent les bienfaits parfois jusqu’aux limites de son sommeil.
Saturne s’étire devant son écuelle, lèche ses babines. Le rituel est compris à sa juste valeur par Pierre qui lui offre une première ration de croquettes avant que le curry ne vienne compléter son menu. C’est un moment de juste repos, une halte qui libère le corps et l’esprit, les dispose à l’accueil d’une manière d’épicurisme. Non à l’exercice d’une philosophie naïve telle que considérée par la plupart, mais l’atteinte d’une ataraxie qui se prépare, se mérite, dévoile le sens de la moindre chose dans sa quotidienneté. Aussi le repas est-il une fête ou plutôt un genre de cérémonie initiatique. Chaque mets, il faut en apprécier les saveurs, les métaboliser, les archiver dans une mémoire souvenante, en faire des singularités qui, à l’occasion, resurgiront, se placeront en perspective. Ainsi naissent les comparaisons, les réminiscences gustatives qui sont, en réalité, bien plus des motifs esthétiques que de simples choses perdues dans leur souverain anonymat. Depuis la surface en clair-obscur de sa table, Pierre aperçoit, au travers de la porte ouverte, les horizons verts et blancs du Causse. Jamais il ne se lasse de ce paysage qui fait partie de qui il est, naissant à son contact, il nait à lui-même, il s’emplit de cet air vital qui le porte et le comble.
Il détaille chaque ingrédient à sa juste valeur. Il apprécie le croquant des feuilles de blettes juste à point entre le cru et le presque cuit. Il aime la fermeté souple du riz, la consistance pâteuse des pois chiches, la verdeur du persil, la touche exotique du curry, du cumin que vient renforcer la couleur astringente du citron. Le vin, de rubis sombre, vient rythmer chaque pause. Il est une manière de refrain s’intercalant parmi les motifs du chant. Il est l’alchimiste qui lie les goûts entre eux, en majore l’évidente unicité. Chaque goût joue pour lui, en lui et se majore des goûts voisins. Chaque analyse se dirige vers une belle et unique synthèse. Ceci est le plaisir sans pareil d’entrer dans le monde éblouissant des saveurs et de s’y accorder avec suffisamment d’attention. Tout repas, au sens strict, est une communion. Communion avec cette Nature si généreuse, si prodigue en dons multiples dont il faut savoir apprécier l’intime richesse, la rareté existentielle.
Pierre Bazérac, après avoir complété l’écuelle de Saturne des reliefs de son propre repas, gagne la terrasse, s’assoit sur une chaise de paille. C’est l’heure de la lecture. L’heure du texte écrit qui coïncide avec celle du séchage du bol qu’il a façonné ce matin. Aujourd’hui il a repris la lecture du ‘Dit de Tian-Yi’ de François Cheng. Il avait bien aimé ce passage qu’il avait pris soin d’entourer d’un trait de crayon :
« Un jour de février – comment l’oublier ? -, nous faisions une excursion jusqu’à une clairière, à une dizaine de kilomètres de la ville. Nous passâmes l’après-midi à visiter une fabrique de porcelaine, à regarder les artisans, absorbés corps et âme dans leur travail, actionner à l’aide du pied le plateau tournant et modeler des deux mains l’argile tendre et docile. Un après-midi entier, à admirer leurs gestes habiles et caressants, infiniment délicats et précis. Gestes transmis de génération en génération depuis toujours, depuis ce moment inaugural où, fixé sur un terroir, le Chinois a découvert le pouvoir magique de modeler et de cuire la matière pour la transformer en ustensiles propres aux humains. Un après-midi entier donc, à regarder ces façonneurs de bronze et de porcelaine. Un peuple à la parole brève et aux gestes longs, peu doué pour le discours, et dont le génie réside dans les mains et dans les pieds, mains et pieds sortis de l’argile, couleur d’argile. »
Oui, l’écrivain décrit avec exactitude et un beau sens de l’observation la vie simple du Potier entièrement consacré à mener sa tâche à bien. Tourner une pièce oblige à ne nullement différer de soi. « Corps et âme » totalement immergés dans le flux de la création. On est là dans l’immédiateté du geste, dans le pur sensitif, dans l’instinct de la chose rejoignant celui, primitif, archaïque de celui qui façonne et donne vie. Le Potier est un démiurge. De la pâte qu’il dresse et modèle surgit une forme qui n’existait pas. Peut-être était-elle en attente depuis avant même la naissance de l’Artisan, sorte de nécessité existant « depuis toujours », inscrite dans « le génie des mains et des pieds » ? Etranges irisations corporelles qui sont la conscience en acte, le feu de l’esprit irradiant la matière.
Lorsque l’artisan, dans le lieu unique de son atelier, focalise son attention sur la boule de glaise, plus rien ne compte au monde que ce geste immémorial dont il reproduit le rythme jusqu’à la limite de la fascination. Ce qui, jusqu’ici était inconnu, invisible, voici que cela se dévoile, sort de l’occultation, quitte le fond chaotique, mystérieux de la matière et se donne comme ce bol qui servira au rituel du thé dans la plus haute perspective, sinon sera le simple objet quotidien de l’homme se nourrissant. Entre les deux gestes, le sacré qui honore les dieux (sens profond de tout rituel) et l’autre, profane, de celui qui se nourrit dans les heures bleues de l’aube, il n’y a nulle différence de nature, simplement de degré. Le Méditant est en lui hors de lui, autrement dit se vit en mode extatique, alors que Celui qui déguste simplement son breuvage est entièrement en lui, pris dans la meute dense de son corps, centré sur le geste de satiété. Cependant chacun honore et remercie. Le premier le sachant, le second à son insu.
Mais le travail, au sens d’une activité librement consentie, a malgré tout ses exigences, le tempo de sa temporalité propre. Sur des claies à l’ombre, des bols sont alignés qui ont dispersé toute l’eau qu’ils contenaient. Maintenant, parvenus à cette fameuse consistance de cuir, ils sonnent avec clarté sous la pulpe des doigts, ils affirment leur répondant, ils attendent de parvenir à cet état qui ne peut qu’être le leur, à savoir de devenir des objets beaux que l’on se contentera d’admirer ou bien que l’on destinera à la boisson plus ou moins exigeante du thé, ce breuvage si élégant, si raffiné. Le bol que Pierre a prélevé est dans sa forme approximative, plutôt ébauche grossière qu’objet fini. L’heure est venue d’amincir ses parois, de lui donner son galbe, d’affirmer son caractère spécifique puisque chaque objet est unique et c’est pourquoi le prédicat ‘artistique’ peut et doit lui être attribué.
Chaque bol sera singulier en son être, pièce non renouvelable, atteignant sa personnalité définitive que rien ne saurait altérer. Le bol est posé sur une tournette de bois de la fabrication de l’artisan. Une règle de vie en quelque sorte : tout doit sortir des mains du Potier, rien d’extérieur ne doit venir entamer l’autonomie de la création. Un monde dans le monde. Les outils, couteaux, ébauchoirs, mirettes et autres estèques sont des objets faits-maison qui portent l’empreinte de qui les a amenés au jour de leur parution. Ceci seulement est doué de signification : rejoindre la simplicité et la spontanéité des artisans d’autrefois, se porter vers l’origine, là où réside la force première du vrai.
D’une estèque découpée dans une lame de bois de cornouiller, Pierre retire de la matière. Sous le passage de l’outil la terre chante et crisse, livrant un peu de son secret. Des structures, des densités différentes apparaissent. Le grès brille par endroits. Sa texture est parfois poreuse. Un simple fil de fer recourbé tient lieu de mirette. Le potier s’applique à retirer les excédents de matière sur le bord du bol. Tout s’affine, tout s’oriente en direction de cette allure à atteindre, de cette figure à faire émerger du silence, afin que l’œuvre portée à la parole profère quelque chose de son être, livre des esquisses de plus en plus précises de sa destination.
Saturne n’est guère éloigné de son maître. On dirait un observateur attentif, une manière de sage confirmant les progrès de l’œuvre, méditant sur l’aspect futur, anticipant couleurs et visage du bol. Comme si un double regard devait présider à la venue en présence de ce qui est en question : un regard animal, instinctuel, un brin primitif que doublerait un regard humain conscientisant tout ce qu’il touche de son rayon d’effectuation active. Objet à la confluence de la matière et de l’esprit, du sensible et de l’intelligible, du réel et de l’imaginaire. Toute chose travaillée à l’aune de cette binarité, de cette dialectique dont toute finalité est de disparaître dans la forme même qui les accomplit en totalité. Être, c’est ceci, oublier ses conflits archaïques, ses lignes de clivage, s’unifier autour d’une seule idée, se montrer en sa plus exacte dimension, en sa silhouette la plus digne d’intérêt. Tout un jeu raffiné qui gomme le superflu afin de parvenir à l’essentiel et à lui seul.
Les bols ont atteint la forme ultime qu’ils peuvent présenter au titre de la terre crue. Bientôt l’étape décisive de la cuisson, celle qui décidera des œuvres, de leur qualité, de leur esthétique. Peut-être des biscuits éclateront-ils sous l’ardeur de la flamme ? D’autres révéleront des glaçures, des fragmentations, des climats imprévus, des géographies imaginaires. C’est là un des bonheurs les plus subtils du Créateur de forme : celui de la surprise, de l’étonnement qui s’actualisent au terme du travail. Conflit des sensations, regrets, tristesse, soudain enchantement de la découverte, vertige inouï de celui qui n’attend rien moins que le dessillement du réel, son éclosion, l’éclair d’une vision qui s’illumine d’une vérité belle, qui répand dans l’aire native du four ce qui ne devait venir qu’à son heure et se révèle selon sa nature propre. Moment de pur bonheur, il est une étoile brillant dans le sombre dense du firmament.
Le four, cette pièce maîtresse, c’est Pierre qui l’a confectionné. Derrière la maison, à l’abri du vent d’ouest, il présente sa forme d’igloo. Il est bâti de brisures de briques réfractaires que lie entre elles une grossière terre crue. Une porte voûtée à sa base, un orifice circulaire sur le dessus, que vient occulter un épais couvercle de tôle. Pierre débite à la hachette des bûches de chêne qui proviennent de la garenne proche. Il les dispose sur un lit de sarments. Il glisse une feuille de papier journal enflammé. Le feu gagne petit à petit. L’intérieur du four s’illumine de teintes rougeoyantes traversées de jaune. La fumée se dégage de l’orifice, fait sa traînée blanche dans le ciel qui s’incline vers le couchant. A l’aide d’une forte toile de drap qu’il agite vigoureusement, le Potier attise le feu, lui donne de l’élan. Quelques flammèches sortent par le cratère, portant avec elles des volées de brillantes escarbilles. Au sol, le tapis de braise se constitue lentement. Il est d’une belle couleur carmin au milieu des nuées de cendre grise. Etrange fascination tout de même qu’induit le pouvoir rayonnant du feu. On pourrait passer une vie entière à en observer l’aimantation magique, sa faculté de renouvellement incessant, à sentir sur sa peau le bienfait de sa douce chaleur. Les braises sont arrivées à leur plénitude. A l’aide d’une paire de pinces aux longs bras de métal, Pierre dispose les bols à même les brandons incandescents. Il obture la porte de gros moellons de terre cuite qu’il enduit d’une couche de glaise. Il pose le couvercle sur l’ouverture, l’arrime au moyen d’une grosse pierre.
Saturne n’est guère loin qui assiste à la scène. Il connaît parfaitement le rituel. Il sait que son maître, tout le temps de la cuisson, ira faire sa promenade sur les chemins sinueux du Causse, qu’il s’arrêtera, observant longuement le paysage, Qu’il fumera en rêvant. Lui, Saturne, sera le fidèle accompagnant. Il jouera à saisir des boules de gale du chêne, jonglera avec elles comme s’il s’agissait d’innocentes souris qu’il relâchera sans quelque dommage que ce soit pour elles. Le temps de deux ou trois cigarettes et ce sera le retour à ‘Bastide’ et ce sera l’heure du défournement, de la divine surprise, au moins celle-ci est-elle espérée. Une subite étincelle tout à la pointe du long processus. Parfois un éblouissement. C’est cette félicité de la chose révélant son être dont Pierre est friand, tout comme on peut l’être de quelque gourmandise épicée. Un plaisir anticipateur se montre, se tient tapi en quelque coin de la conscience, s’impatientant de son prochain jaillissement, une eau fossile se libérant soudain des lèvres de glaise qui la retenaient captive.
Une naissance à soi de la pièce, une naissance à soi de l’artiste. La manifestation de l’art pourrait bien se résumer à ceci : une coïncidence des éclosions, une efflorescence simultanée des émotions. Ce même geste qui sera réitéré par les Voyeurs des œuvres, eux sans qui l’événement plastique demeurerait en sa bogue, ne connaîtrait qu’un mur de silence, une parole proférée ne trouvant nul dialogue. Oui, toute œuvre porte en soi cette nécessité dialogique, suppose une ouverture, implique un écho qui la conduira à qui elle doit être de toute éternité puisque l’art ne saurait avoir ni début, ni fin, au titre de son essence universelle. L’art se ressource toujours à sa propre étrangeté et c’est en quoi il nous attire et nous questionne si fort dès l’instant où l’on a saisi sa valeur constitutive sans laquelle une humanité ne serait pas ce qu’elle est, à savoir l’appel d’une transcendance qui l’arrache à sa terrible condition mortelle. Regarder une œuvre d’art avec l’application qu’il convient, c’est déporter sa propre finitude provisoirement hors de soi, c’est déchirer le voile de ténèbres qui nous environne, c’est décupler l’horizon de sens que les temps modernes ont contribué à singulièrement étrécir.
C’est la Bastide tout entière qui se dispose à l’événement de cette fin de jour. Tout conflue ici en une étrangeté constitutive de la profondeur de l’être. Abîme donateur de l’être-paysage, dépliement de la sphère anthropologique de l’être-artiste, attente instinctuelle de l’être-animal, stances métamorphiques infinies de l’être-matière, vibration sensible de l’être-œuvre, surgissement phénoménal de l’être-art. Point de focalisation de l’être en sa donation-retrait puisque celui-ci ne saurait faire sens qu’à immédiatement se retirer.
L’art est une Idée à l’épreuve du monde,
l’art est un poudroiement à l’épreuve des yeux,
l’art est pur amour à l’épreuve des Aimants.
L’art, par nature, est insaisissable,
sauf à figurer dans le feu de l’éclair,
le coup de gong du tonnerre,
l’éruption de l’extase,
la fulgurance de la jouissance.
L’art est ce blanc chevalier
qui dompte la Mort aux naseaux écumants.
L’art est cette intime condensation de l’instant,
juste une pointe.
L’art est ce qui définit le mieux
le ‘kairos’ de la Grèce antique,
ce moment surgissant de lui-même
en tant qu’acmé de la signification.
Avant sa pure présence :
le trivial en sa posture obscène.
Après sa pure présence :
le trivial en sa figuration désolante.
Pierre a revêtu ses mains d’épais gants en amiante, a saisi la pince métallique. D’un coup vif il ôte le couvercle de tôle. De la fumée sort de l’orifice, semée d’étincelles. Une odeur âcre flotte tout autour. Tout au fond les bols sont encore dans l’indistinction, dissimulés dans une manière de buée cotonneuse. Un peu au hasard, les pinces cherchent puis trouvent un premier objet. Le bol est déposé à même le couvercle de tôle. La terre sublimée par l’action du feu est incandescente, pareille à une coulée de lave sur le cône d’un volcan. La pièce est éruptive, traversée de vives énergies, animée de forts courants internes. Elle est alizarine dans le vif de son éclat, garance expansive, vermeil dilaté, puis la teinte s’assombrit rapidement, s’atténue dans l’andrinople, vire à l’amarante, se perd dans la nuit approximative du rouge de Falun. L’intérieur du bol varie du jaune au blanc pour aboutir, lui aussi, à cette teinte indéfinie dont on pourrait penser qu’elle rejoint quelque sourde mutité. Etonnante involution alchimique de la matière connaissant d’abord sa soudaine dilatation puis déclinant dans sa presque disparition. Elle est maintenant ce dais nocturne, dernier état apparent de sa phénoménalité, comme si sa fermeture était l’épilogue de cette vie si brusquement sollicitée au cœur du feu rougeoyant, le dernier mot de son dire fusionnel. Elle a trouvé son repos. Elle en confiera le soin au Potier.
Plongée dans un bain d’eau froide, elle dégage une vive fumée qui pique les yeux, fait tousser parfois. L’eau crépite, fuse dans toutes les directions, de grosses bulles éclatent à sa surface. Ici, en ce point focal unique, se révèle le jeu de la quadrité des essences. Sublimation de la terre qui prend en elle le feu, le fait sien en une étonnante fusion des principes d’habitude adverses ; puissance de la terre qui expulse l’eau, la vaporise, la désubstantialise au point de la faire renoncer à sa forme commune ; devenue principe immatériel, l’eau se métamorphose en cet éther chaud, infiniment volatile, qui finit par se confondre avec la transparence de l’air.
Les quatre éléments ou modalités de leur être portées à leur essence, Terre/Feu/Eau/Air ont donné lieu (au sens d’une occupation spatio-spirituelle) à cette cinquième essence ou quintessence dont la définition canonique est la suivante : ‘Forme la plus raffinée, la plus concentrée d'un être ou d'une chose’, merveilleuse formule dont on pourrait aisément déduire qu’elle est aussi la définition de l’art. L’art est bien ceci, l’aiguillon le plus avancé d’un être (intelligible) ou d’une chose (sensible), point de jonction inimaginable de l’esprit et de la matière par une autre voie que celle qui demeurerait immanente à son objet, la substance rivée à sa propre substance.
C’est bien dans la relation d’une essence à l’autre, dans leur intime processus métamorphique, dans leur donation réciproque, dans leur transitivité, leur forme de passage d’une identité à une altérité que se tient l’ouvert de l’art en sa clairière la plus manifestement exposée. Une œuvre d’art n’est jamais que ceci, le comblement de l’intervalle de la Terre du matériau, laquelle rejoint le Ciel de la signification. Placés face à l’œuvre, toujours nous sommes interrogés au sein le plus profond de notre matière charnelle alors que notre esprit nous hèle à de plus hautes aspirations et inspirations. Le travail qui doit s’accomplir en nous est l’homologie parfaite du processus au terme duquel une argile travaillée par un feu, se séparant de son eau, libérant son air, se donne en tant que cet accomplissement d’un impossible qui devient tangible, d’un invisible qui ôte son voile d’Isis pour nous livrer l’épiphanie de son être, cette cloison parcheminée diaphane identique à ces parois des maisons de thé. Elles sont sans doute la discrète métaphore d’un mystère au travers duquel transparaît une évidente clarté. Seulement ceci ne peut se traduire ni en mots ni en images, seulement par la grâce imaginative de l’intuition qui est aussi la marque insigne du génie artistique.
Mais revenons au réel de Bastide, au lieu matriciel de Pierre, à l’espace d’une terre fécondée par la juste mesure qui est recherche de l’authentique au milieu des désordres du monde. Moment fascinant pour le Potier. Le résultat d’un travail assidu, la récompense ou bien l’échec, une joie suivant l’espoir, une tristesse succédant à une attente inquiète. Moment fascinant pour Saturne qui ne perd aucune miette de ce spectacle mais a sensiblement reculé à l’instant où rugissait le bol au contact de l’eau. Présentement toutes les pièces ont subi les phases de leur transformation. Dès qu’elles auront refroidi, Pierre les disposera sur sa table de travail. Apparaîtront les signes qui étaient les plus attendus, crevasses, légères fissures, irisations, glaçures, retraits épidermiques qui signeront l’unique de chaque pièce, affirmeront sa personnalité imprescriptible, inaliénable, inscription dans une manière d’éternité. Suivra un long travail de grattage, de ponçage, de lissage, d’application d’enduits de finition. Affirmation d’un tour de main singulier, aboutissement de longues années de métier et de patience. La gamme des œuvres du Céramiste s’échelonne selon une harmonie précise, règle infrangible fixée depuis toujours,
que le Simple est le Beau,
que le Beau est le Vrai,
que le Vrai est le recueil de la Joie.
Les bols ? Gris rappelant la cendre des volcans, irréguliers selon certaines surfaces, de minces cratères y impriment leur discrète présence.
Les bols ? De formes et de teintes homogènes, un blanc écumeux d’ivoire au sommet, on dirait quelque nuage posé sur la margelle du ciel, de fines arborescences brique et acajou pastels montent en direction de la zone médiane.
Les bols ? Belle teinte unie dans des camaïeux de rose-orangé, ils font penser à la note claire de la pelure d’oignon sur laquelle joue la douce palme de la lumière. Ces objets sont l’élégance immaculée de qui veut coïncider avec la richesse d’une tradition, coïncider avec la beauté du monde ; coïncider avec soi dans la plus exacte valeur qui soit. Ceci est le chemin obligé de l’art. Ceci est le chemin obligé de la conscience aboutissant au pli même de son être.
Soir. Les bols sont rangés sur leurs étagères, en attente d’une attention prochaine. Pierre, comme à l’accoutumée, a terminé son frugal repas. Il s’est installé sur la banquette près de l’âtre. Un feu y est allumé qui lance dans l’air serein ses notes fluides, vivantes. Des ombres se dessinent sur les murs, mouvantes elles aussi, qui disent l’exister en sa belle palpitation. Saturne est venu sur la banquette. Il ronronne doucement. Parfois ses pattes s’agitent comme s’il essayait d’attraper un insecte, de jouer avec lui. A quoi donc peut bien rêver un animal ? Son degré de conscience est-il assez haut pour tirer quelque satisfaction des images qui doivent traverser sa tête ? Tout est énigme qui ne peut dire son nom. Et Saturne ne peut dire que ses mouvements, cligner des yeux, onduler de la queue, gamme étroite des mots mais qui sait la vie intérieure, les émotions, les joies ? Existe-t-il une joie animale ? La joie, ce prédicat infiniment, spécifiquement humain. Qui donc, hors l’homme, l’éprouverait ? Le ciel libre de soi, la terre en sa chair la plus dense, l’oiseau en son céleste trajet, la feuille en sa mélodie automnale ? Fascination que toutes ces questions. Lorsque nous les posons, nous demeurons en notre essence d’hommes. Lorsque nous les abandonnons, nous acceptons, à notre insu sans doute, le statut de la pierre, cette immobilité pour toujours d’une forme qui a renoncé à être ! Elle demeure en elle sans autre sens que de demeurer.
Pierre ne possède pas de télévision, cette aliénation à jamais de la conscience à la publicité, au langage à la mode, aux comportements stéréotypés, à la pensée formatée en vue de produire un citoyen en tous points conforme aux désirs et à la volonté des puissants qui dirigent le monde du consumérisme et de la politique. Il écoute la radio, celle qui est la plus neutre possible, la plus objective (si l’objectivité a encore un sens dans ce siècle d’intense relativité !), seulement les informations les plus importantes, les plus ‘vitales’, si l’on veut. Pas d’ordinateur non plus, dons pas d’accès à Internet et à sa mondialisation sauvage, à ses fausses informations, à ses clichés qui aplanissent les cultures et font d’Honolulu la sœur jumelle de Sydney ou de Tokyo, les modes de vie étant de simples facsimilés les uns des autres.
Grande pitié que cette uniformisation des conduites qui créent de toutes pièces l’homo mondialis, nouvelle version d’une humanité qui a perdu ses propres repères, dont l’aiguille de la boussole est devenue folle, dont le sextant n’indique plus que des destinations tissées d’apories. C’est ceci que pense le Potier depuis l’âtre où se donne une lumière bienveillante, juste, modeste, peut-être ce qui reste d’une existence qui se veut authentique, éloignée du bruit de fond des communautés prises d’hystérie et, le plus souvent, d’une violence épidémique. La sagesse consiste-t-elle a tourner des bols à thé sur quelque coin du Causse dont le nom sur la carte est illisible ? Est-ce ceci, la sagesse ? A défaut de ne jamais le savoir, autant se livrer aux joies d’un artisanat spontané qui trouve en soi les motifs de son propre devenir.
Pierre relit quelques pages de ‘La terre et les rêveries de la volonté’ de Bachelard. Titre énigmatique que celui-ci, porteur d’un étrange oxymore, comme si la rêverie, cette libre possibilité de l’imaginaire, se trouvait résulter du travail obligé, assujettissant, de la volonté. Une contrainte s’opposant à une liberté. La matière se dressant tout contre l’activité de l’esprit qui essaie d’en dompter la nécessité, d’en éclairer l’opacité, d’en traverser le derme de cuir obstiné. Puis méditation du Potier sur trois phrases du Philosophe : « C’est dans le modelage d’un limon primitif que la Genèse trouve ses convictions. En somme, le vrai modeleur sent pour ainsi dire s’animer sous ses doigts, dans la pâte, un désir d’être modelé, un désir de naître à la forme. Un feu, une vie, un souffle est en puissance dans l’argile froide, inerte, lourde. »
Certes la perspective génétique est celle qui semble à l’œuvre dans toute activité de façonnage de l’argile. Lointain écho de la Genèse, réitération du geste démiurgique de la Création. Suivons Jean Chrysostome dans sa pensée : « Car l’argile et le potier sont d’une seule et même substance, comme il est dit dans Job :’Les habitants des maisons d’argile, dont nous sommes, nous aussi, faits de la même argile.’ »
Rien d’étonnant alors que Pierre, insufflant la vie dans la terre qu’il pétrit et met en forme, ne s’éprouve en tant que façonnant-façonné, genre d’auto-constitution de soi et d’un monde dont il devient le centre, la condition de possibilité, le point focal à partir duquel tout rayonne et se donne comme réel. C’est sans doute ceci, l’attachement à une origine, à une primitivité qui motive sa vie solitaire à l’écart de tout ce qui pourrait le distraire de sa recherche. Chercher le tout autre afin de se trouver et de placer son soi au centre du jeu. Solipsisme ? Eloignement du monde et de ses tracas ? Refus de s’engager dans un réel sans but facilement repérable ? Peut-être tout ceci à la fois et, surtout, implication dans une manière de spiritualité athée qui tâche de sublimer la matière afin d’y trouver des motifs d’élévation de sa propre conscience. Tout ceci est suffisamment admirable et ne nécessite nul long commentaire. Être soi, au sein de soi, dans sa propre vérité. Mais qui donc pourrait trouver à redire à cette force verticale de l’âme, sinon les fâcheux, les faibles, ceux qui errent longuement à leur propre périphérie sans jamais coïncider avec qui ils sont, seulement vivre dans le désarroi d’être, sans même qu’ils consentent à se découvrir, à se connaître ? Le bonheur du Simple est ceci : le plus court chemin de soi à soi.
La nuit avance maintenant sur les collines de calcaire, les éclaire de longs souffles bleus. Nul bruit sauf, parfois, la plainte d’un oiseau nocturne. Saturne a commencé la traversée de son long repos. A intervalles réguliers il s’étire, arrondit son dos, lisse la tresse souple de ses moustaches. Par la fenêtre une douce clarté coule jusqu’au seuil de la cheminée. Les dernières bûches deviennent braises, les dernières braises deviennent cendres. Du bout du tisonnier, Pierre ensevelit les restes de feu. De minces explosions se produisent, de curieux solfatares se lèvent dans la pénombre. Bientôt il sera temps d’aller rejoindre son lit après avoir vérifié une ultime fois le travail du feu sur la terre. Métamorphose de l’argile qui n’est que la métaphore de celle de l’homme. A Pierre, en guise de reconnaissance de son beau travail, nous dédions cette poésie de Gérard L. Carrière, céramiste Canadien. Oui, le « signe d’homme » se laisse lire, avec toute sa beauté, dans la chair vive de la glaise :
« Je suis l'argile mystérieuse et souple
Et je dors sur ton tour
L'eau me pénètre
Je la retiens et elle me gonfle
Je suis fertile de mille formes
Je suis le rêve de mille mains
J'attends le flot de tes cadences
Je danserai entre tes mains
Tourne la roue de mille tours
Je danse et fuis comme la mer
Et je suis souple comme roseau
Caresse-moi de tes deux mains
Et que tes doigts soient doux et fermes
Je garderai ton souvenir
Ta forme et puis ton signe d'homme »