Source : edensky.net.
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"Beau temps, mais à la façon d’août finissant.. le froid du matin est piquant.. la chaleur de l'après-midi mauvaise et sèche.. maladive.. Lumière du soir riche, colorée aux nuances vieillies.. au fond de la vallée, les panaches des peupliers ont commencé à jaunir.. parfois même à se dépouiller de leur masse foliaire.. et je les regarde frissonner sous le vent.. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles.. Jeunesse.. ardeur pour conquérir un surcroît de sève et de lumière.. vie brève secouée par les tempêtes.. et puis, soudain, le détachement et la mort.."
Texte de Pierre-Henry Sander
Pour consoner avec le texte
La chaleur de l'été peu à peu se décolore, le feu s'assourdit, les tempes se libèrent d'une pression continue, la peau s'étoile de brume, le matin dès l'aurore, le soir au crépuscule. Les étoiles, la nuit, sont à nouveau visibles, faisant leur picotement d'insectes. On les entend chanter jusque sous les toits, au creux des mansardes. Tout décline lentement vers une silencieuse parole, tout s'amenuise vers la clarté d'une source. Les crues de l'été sont loin déjà, qui noyaient paysages et hommes dans une même indistinction. Dans les chambres alanguies les corps sont livrés à l'opalescence des nuits claires. Partout les ruissellements, les filets souples, les longues translations de l'air et les plaines des corps s'abandonnent comme les champs de blé agités sous de lentes ondulations. On dérive parmi le temps sans même s'en apercevoir.
Le glissement vers l'hiver a ceci de particulier qu'il dispose les Existants à un abandon, une confiance, à la recherche attentive d'une vérité. Ce que la chaleur décuple, amplifie, dilate, l'apparition de l'automne le ramène à de plus modestes proportions, les choses deviennent assurées d'elles-mêmes, moins tentées de disparaître sous les masques habituels du doute, de l'ambiguïté. Les lignes s'éclairent, les nervures apparaissent, les formes se détourent de dessins exacts, alors que les corps repus de clarté se réfugient dans l'ombre souveraine. Il y a tant de choses à voir, de menus événements à comprendre.
Au plein de l'été, alors que l'étoile blanche diffuse dans l'éther ses millions de phosphènes éblouissants, que la garrigue brûle sous les assauts des rayons ignés, que les pierres de calcaire se dilatent et éclatent, que les pignes libèrent leurs milliers de graines huileuses, que l'écorce des pins se distend, que les élytres des cigales poussent devant elles leurs cymbalisations aiguës, les hommes se terrent dans leurs étroites termitières, replient leurs mandibules, éploient leurs pattes étiques afin de trouver un peu de repos. Les huttes de terre blanche, serrées en grappes compactes sur les collines de pierres, au-dessus de la mer, renvoient les éclats mortifères et les criques s'allument de sourdes réverbérations, et les galets des grèves se gonflent de chaleur. C'est l'heure de la pause méridienne, du bleu décoloré du ciel, de l'élongation des fissures de terre, du bouillonnement de l'eau, de l'abandon de toutes choses à leur destin cloué, scellé. Alors les consciences s'abîment dans le gel compact du temps, les pensées végètent, pareilles à des gemmes, des perles de résine soudées à leur propre viscosité, engluées dans les mailles serrées du sec et du tendu, espace étréci voué à la mesure étroite.
C'est ainsi, plus le corps se dilate, plus l'esprit étrécit ; plus le soleil s'affirme, plus les pensées s'étiolent, peau de chagrin, cortex pareil à une noix antique, synapses soudées, sidérées, myéline en lambeaux. Idées de luciole à la lueur indécise avant que l'étincelle ne s'éteigne. Le déchaînement de Dionysos est de telle nature, que les bacchanales qui s'ensuivent vendangent les grappes de lucidité avant qu'elles ne soient arrivées à pleine maturité. Car alors, poussé par le Dieu viticole, il y a urgence à boire la vie jusqu'à la lie, à orner son front des pampres de la vigne, à lutiner les Nymphes à même le tonneau, à dégorger tout son jus afin de dire au monde, de sa voix mâle, l'impérieux amour sacrificiel, la nécessite de fouetter le sang des passions, d'éjaculer sa puissance parmi les égarements de la nature.
C'est cela, l'été, cette folie qui s'empare de l'homme et, le privant de son libre arbitre - on peut le perdre pour si peu, le vol d'un papillon, la corolle blanche d'une jupe, la courbe prometteuse d'un sein -, donc, cette folie bienheureuse, avec ses vêtures de couleur, son bonnet à clochettes, sa gigue polyphonique, le place, l'homme, dans sa condition archaïque, primitive, manière d'épicurisme heureux, dont, plus tard, lorsque la fête ne battra plus son plein, il se remettra. Mais, d'abord, il faut cette ivresse, ce laisser-aller au profane, à l'immédiatement perceptible, cette manducation de la chair à pleine dents afin que tout s'inscrive dans une fastueuse arche de plaisir, de désir sans entraves.
Puis voilà l'automne et alors, soudain, tout semble basculer dans le calme, la mesure, la tempérance apollinienne. Partout les feuilles mortes qui semblent témoigner d'un repliement de la nature sur son germe initial. Temps de repos, de ressourcement, d'intériorité. Temps de nostalgie et de réminiscence. Si le printemps était naissance, l'été maturité, voici venus les jours où la sève regagne l'enclos des branches, la lumière rentre dans de mystérieuses cryptes, les mouvements rétrocèdent vers une perte racinaire, un enfouissement. Métaphore facile, évidente, de l'âge dernier avant que les choses ne s'effacent du champ de vision. Cependant, ces feux ultimes brillent d'un singulier éclat. La pensée se pose, l'esprit s'ouvre en conque devant la connaissance, les affects se déplient, les percepts s'ordonnent à ce qui voudrait bien se montrer avant que la rétine devienne opaque, la méditation fait ses efflorescences, la contemplation s'ouvre à l'aune d'une longue patience.
Les couleurs de l'automne sont si belles, chatoyantes, genre d'ode de la nature à la vie, appel de "l'éternel retour du même" dont le balancement du nycthémère, le rythme des saisons, l'enchaînement des années sont les déclinaisons les plus visibles. L'Existant, inclus dans ce rythme cosmique qui le traverse de part en part, microcosme inséré dans le macrocosme, fait avancer ses pas comme le font les laborieuses fourmis, poussant leurs brindilles devant elles sans bien connaître la finalité de leur longue procession. En prendraient-elles conscience avec acuité que les innocentes brindilles se métamorphoseraient aussitôt en rocher poussé par Sisyphe. Autrement dit la figure de l'absurde. Heureusement, pour nous, Marcheurs de l'infini, la beauté de cette saison finissante soustrait à nos yeux cette image tragique dont toute existence, par essence, est affectée.
Car, en définitive, "l'éternel retour du même", s'il est avant tout un concept philosophique, nous le soupçonnons de cultiver, en sourdine, une singulière et confondante rhapsodie que nous pourrions nommer ainsi : "L'éternelle fuite du différent." Car tout procède de cette fuite en avant, mortifère, impérieuse, sans faille et l'on a beau tendre ses mains sur le silence, essayer de saisir les ombres, d'agripper les derniers feux de lumière, rien n'y fait, rien ne s'ouvre plus en définitive, rien ne parle plus. Mutité, cécité, morphologie tubéreuse, racinaire, rhizomatique, comme la tentation d'une ramure, d'une feuillaison voulant dire au monde des Vivants sa sève ultime, son bourgeonnement, sa possible éclosion et déjà l'écorce cède et déjà les termites et les insectes xylophages commencent leur patient travail de nettoyage. Car tout retourne à l'origine. Inéluctablement. Ceci, nous le savons, mais cette route fuyant dans la brume, alors que les arbres effeuillent leurs corolles de rouille et de feu, nous la poursuivons, tout entourés d'une ineffable beauté. Mais le silence s'impose car nous ne saurions mieux dire que la nature elle-même dans l'éblouissant spectacle dont elle nous fait constamment l'offrande. Nous sommes au monde comme le monde est à nous, le temps d'une parenthèse. Entre ses rives en forme de révérence, il est toujours temps d'exister. Cela nous le pouvons, fût-ce dans une dernière gloire de lumière.
Car l'automne est une belle métaphore existentielle
qui s'habille de couleurs chatoyantes
avant que l'hiver ne vienne
la dépouiller.
Il est encore
temps.