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31 décembre 2022 6 31 /12 /décembre /2022 09:36
Une confusion de lignes

Peinture : Barbara Kroll

 

*

 

                                                             Ce Jeudi 29 Décembre

 

                                                Très chère Sol,

 

 

   Décidemment, « les jours se suivent et se ressemblent », selon la formule idoine. Depuis plusieurs mois je t’avais laissée sans nouvelles et voici, que deux jours de suite, je viens vers toi, sans doute pour me réfugier dans le creux de ta bienveillante épaule. Tu connais mon tempérament cyclothymique, aussi ne t’étonneras-tu point de ce nouveau message. Tu sais combien je suis sensible aux images, photographies, peintures et autres documents filmés dont notre société est prodigue. Aujourd’hui, pour thème de méditation, cette peinture ou plutôt ce croquis de Barbara Kroll, Artiste Allemande dont, ensemble, nous nous sommes déjà entretenus. J’aime beaucoup sa façon impulsive, spontanée, de travailler, jetant sur la toile ou le papier ce qui, en somme, paraît ou bien la ravir ou bien l’inquiéter, la concerner en toute hypothèse. Je joins à ma lettre une photographie de l’œuvre, de manière à ce que mon discours, plutôt que d’être abstrait, trace devant tes yeux un contenu que je qualifierai de « métaphysique ». Tu connais aussi mon attrait pour les choses invisibles, les idées, parfois les ruminations, les utopies, les libres méditations qui, souvent, m’entraînent loin au-delà du sujet de mon énonciation.

   Apercevant cette belle esquisse, les aplats sont grossièrement peints, les formes à peine esquissées, le support froissé, immédiatement m’est venue à l’esprit la pensée d’un genre de genèse de l’être en voie d’accomplissement, une manière de chrysalide, si tu préfères, qui n’aurait encore déchiré la tunique fibreuse qui la corsète et la maintient aux lisières de la vie. Je crois que pour comprendre cette œuvre (peut-être demeurera-t-elle à l’état d’esquisse ?), il nous faut envisager une rétrocession temporelle qui aille jusqu’au socle originaire avant toute émergence lisible qui tracerait les contours de la personne, qui brosserait les traits de son caractère et de sa socialité.

   Alors il faut imaginer ceci : cette forme vaguement humaine, qui tient encore du végétal, du racinaire, est en proie à des convulsions internes que l’on pourrait dire simplement reliées à un métabolisme basal, un difficile équilibre entre ce qui ressort au néant et ce qui ressort à l’exister. Une léthargie, une atonie, une catalepsie dont rien ne pourrait s’élever qui pourrait ressembler à l’activité d’une conscience, fût-elle réduite à l’état d’un faible lumignon. C’est si peu animé, si peu vital, un brandon sur le point de s’éteindre. Ne trouves-tu, Sol, qu’il s’agit là d’une vision tragique de ce qui est censé venir à l’être, n’éprouves-tu quelque frisson à t’apercevoir combien l’humain en son socle premier pourrait sans peine se confondre avec un bout de bois calciné, une savane jaunie et dépeuplée, un marécage qu’un faible crépuscule reconduirait à sa nuit, peut-être la promesse d’une disparition ?

   La touffe des cheveux a la tonalité éteinte d’une étoupe. Le visage est comme gommé, épiphanie d’une entité ne parvenant nullement à connaître sa possible venue au monde. Les mains, bien plutôt que d’être des motifs humains, font signe vers des moignons pourvus de doigts racornis, rétractés, inutilisables pour des tâches communes fussent-elles élémentaires. Oui, vraiment, cette posture du futur Homme, de la future Femme (rien n’est encore bien différencié), met nécessairement mal à l’aise comme si notre propre genèse était ce maintien archaïque, insoutenable, si proche de l’animalité qu’elle nous interrogerait sur notre propre présent, toujours inquiets d’y trouver à l’état pur, en quelque endroit insoupçonné, ce trivial limbique, ce consternant reptilien qui se manifesteraient à l’occasion de nos plus fortes régressions, de nos plus impétueuses passions.

   Eh bien, vois-tu, Solveig, et je me doute que ceci te surprendra au plus haut point, j’énonce le paradoxe suivant : de l’Homme Primitif situé dans sa gangue de limon à l’Homme Moderne hantant les avenues de nos plus belles cités, il n’y a guère plus d’écart qu’entre deux jumeaux dont seulement quelques détails mineurs permettraient de les nommer sans risque de se tromper. Ce que je dis ici, c’est que la distance qui sépare l’Australopithèque du Civilisé est infime, que sous l’épiderme raffiné du Moderne, vit cette lueur primaire qui ne demande qu’à resurgir selon des formes dont l’on pensait qu’elles n’appartenaient plus qu’à la lointaine Préhistoire.  Le paradoxe, nous pourrions le nommer « paradoxe de la Ligne ou du Trait », au motif que l’imbroglio des lignes, la confusion, le trouble qui affectent cette image, reflets d’une réalité surgie de la nuit des temps, nous la retrouvons à l’identique chez les humains éduqués, policés que nous sommes devenus à force d’éducation et de préceptes moraux. Mais pour autant rien n’est changé. L’Homme inculte, sauvage ; l’Homme façonné, poli, de notre époque contemporaine, quoiqu’il nous en coûte de le reconnaître, sont identiquement constitués de ces empilements de lignes, de traits, de ces tumultes initiaux sur lesquels reposent les fondements de notre essence. Je sais, Sol, que mon propos va te sembler aussi abscons que les lignes que j’essaie, ici, de définir, mais le réel est parfois si complexe que les plus efficaces métaphores échouent parfois à en dresser le portrait.

   Pour tenter d’entrer plus avant dans le sujet, c’est toujours d’un retour aux sources dont il faut faire l’expérience. Supposons que le Sujet de la peinture, grâce aux motifs d’une progression maîtrisée, soit parvenu à présenter, dans la réalité qui est la sienne, une face lisse, des traits réguliers, une certaine harmonie et même une évidente beauté. Oui, l’éducation parvient à des résultats admirables. Pour autant, l’Homme, la Femme (puisque maintenant le Sujet aura gagné sa vraie identité), auront-ils effacé tous ces traits désordonnés qui en obéraient l’exacte vision ? Au risque de te décevoir, j’affirmerai que si ces traits ne sont plus visibles, ils n’en demeurent pas moins en une sorte d’état de latence dont la puissance, certes symbolique, peut à chaque instant jeter le trouble dans une existence au demeurant bien conduite. Remontons donc aux sources et postulons, avant même que le Sujet ne vienne au monde, des Qualités n’attendant, en tant que prédicats, qu’à venir poser leur empreinte sur une Ligne Vierge (le Sujet en voie de devenir), de manière à ce que son exister se colore de telle ou de telle manière. En un mot que la vie, pour lui, devienne possible sous tel et tel aspect.

   Et, maintenant, tu conviendras avec moi que si nous voulons remonter au fondement même du Sujet, découvrir sa racine première, nous serons dans la nécessité, au moins sur un plan strictement symbolique, de lui attribuer le minimum dont son essence puisse se réclamer en tant que sédiment originaire, Ainsi conviendrons-nous de le définir à l’aune d’un Trait ou d’une simple Ligne, sans que quelque autre attribut vienne lui ôter ce dénuement, ce dépouillement qui en font un être situé à l’initiale de son événement.

 

Une virginité donc,

une blancheur,

un silence.

 

Tout se doit d’être au repos

avant même que de se manifester,

c’est la loi de toute dialectique.

  

   Donc, primitivement, le Sujet est Ligne, Ligne claire dont aucun artefact ne vient assombrir l’exemplaire destin. Puis, à mesure que l’existence déploie ses orbes, tisse ses auras, fait rayonner ses mandorles, multiplie franges et lisières, instille au sein du corps même mille détails qui étaient au départ inapparents, le Sujet-Ligne, délaissant en quelque manière sa simplicité native, se met à croître, à lancer dans l’espace de qui-il-est, quantité de signes, de pullulations, d’indices, de figures, d’emblèmes qui sont autant de sèmes qui concourent à le définir tel qu’il est, lui le Singulier par excellence, lui l’Exception faite l’ordinaire dont il tisse ses jours, araignée qui déplie sa toile dans tous les horizons possibles. Å son insu, tout comme il dort, respire ou bien vaque à ses occupations quotidiennes, le Sujet-Ligne est devenu, comme chez Léonard de Vinci, « Ligne flexueuse », à propos de laquelle je vais citer les propos d’Henri Bergson dans « La pensée et le mouvant » :

     « Il y a, dans le Traité de peinture de Léonard de Vinci, une page que M. Ravaisson aimait à citer. C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel. Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »

   Bien évidemment cet extrait concerne la façon dont le dessin repère et met en œuvre cette désormais fameuse « ligne flexueuse », dont il est dit qu’elle n’est pas seulement un trait caractéristique de la pratique artistique, mais qu’elle dénote, en quelque sorte, le caractère intime de la psyché d’un individu, sa nature profonde, laquelle trouve son admirable traduction dans l’expression « serpentement individuel ». Donc, Solveig, si tu as bien suivi ma méditation, il ne t’aura nullement échappé que tout Existant peut être reconduit à cette « ligne onduleuse ou serpentine », qui est sa façon, sur un plan formel, de tracer le sillon de sa vie. Nous ne serions jamais, Toi, Moi, les Autres, que d’incroyables enchevêtrements, d’étonnantes liaisons de cordes et de lacets, des imbroglios de boucles et de chaînes, autrement dit des tissages complexes de qualités multiples dont plus aucune ne serait reconnaissable, si bien que la figure que nous tendrions au Monde serait identique à un chaos originel dont, constamment nous jouerions l’éternelle partition, Heure après heure, Ligne après Ligne. Vois-tu, cette idée de représenter une biographie sous la métaphore de la Ligne me réjouit de façon exemplaire, et je ne veux pour preuve de mon choix, pour en justifier l’emploi en ce qui concerne tout cheminement du destin individuel, que ces quelques valeurs étymologiques qui l’inscrivent dans l’existentiel le plus évident :

« sillons de la peau »

« avoir un profil pur, des formes harmonieuses »

« direction continue dans un sens déterminé »

« direction, sens dans lequel on agit »

« rang assigné à quelqu’un selon sa valeur »

 

   Tous ces différents sens disent : l’inscription de la Ligne dans l’épiderme, la présence de la Ligne dans la beauté, la détermination de la Ligne à s’engager selon la volonté, le choix de la Ligne quant aux valeurs morales, la position de la Ligne quant à la qualité du Sujet. Cependant, et c’est bien là l’écueil de tout jugement subjectif, les évidences pour moi seront peut-être des réfutations pour toi. Mais ceci, tu en conviendras, a une importance toute relative. Que la Vie m’apparaisse sous la figure de la Ligne, que cette même Vie se manifeste pour toi selon l’emblème de la Fleur ou de l’Eau qui s’écoule, tout n’est que contingence. Ce que je crois avec force c’est que pour nous y retrouver avec l’existence, nous ne pouvons nullement faire l’économie de quelque Signe qui s’adresse à nous du plus loin de l’espace et du temps. Des manières de guides, de sentiers éclairant la lande, de traces dans le sable qui indiquent le passage du Nomade, de clartés stellaires auxquelles confier le vertige de notre vision.

   De la confusion initiale des Lignes à leur dissolution finale dans d’inextricables apories, toujours nous sommes des êtres reliés entre eux par des Lignes de force invisibles. Elles sont ce qui fait des Hommes, dispersés au hasard des continents, l’imprescriptible lien de leur commune humanité.

 

Voici pour ces méditations de fin d’année.

Seulement quelques LIGNES aussi vite effacées que tracées.

Par la pensée avec toi dans ton beau chalet rouge au bord du Lac Vättern.

 

Celui qui aime les « lignes flexueuses ».

 

 

 

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