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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 08:15
La Beauté

En Lauragais 3 …

De Bram …vers Montréal d’Aude…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Pour trouver LA BEAUTE, il faut avoir parcouru beaucoup d’espace, avoir visité les pays les plus éloignés, la Namibie et son désert aride, être monté sur la grande dune à Sossusvlei éclairée par le soleil de l’aube, un arbre dépouillé se détache sur sa masse sombre, avoir franchi le canyon sculpté par la Rivière Sesriem. S’être posté en voyeur tout en haut des steppes d’Afghanistan, les collines vert amande moutonnent dans une lumière de résine, les terres sont semées d’une herbe folle, pareille à un chaume. Avoir empli ses yeux des belles silhouettes des Porteuses d’eau dans la Province de Koundouz. La beauté, l’avoir approchée avant même l’invasion de Venise-la-lagunaire, avant même les grandes migrations dans Dubrovnik-perle-de-l’Adriatique.

   Pour trouver la beauté, il faut avoir connu des femmes semblables aux reines noires de Méroé, leur teint de terre de Sienne, leur front doucement bombé, leurs yeux couleur noisette, leurs lèvres charnues, l’ovale parfait de leur visage. Pour trouver la beauté, il faut être entré dans des musées silencieux, parfois des toiles noires striées de clarté chuchotent la venue au jour de leur être, dans la plus pure des discrétions. Être entré dans les salles tapissées de maroquins fauves d’une grande bibliothèque, le temps y est suspendu comme des flocons à mi-hauteur du ciel. Il faut avoir rencontré des enfants aux yeux de lumière, aux mains ouvertes sur l’étrangeté du monde. Il faut avoir bu des liqueurs rares, elles tracent dans le corps leurs longs fleuves de félicité. Il faut avoir été le témoin d’un amour naissant, avoir surpris les liens d’une très ancienne amitié, le bonheur d’une rencontre, l’éblouissement d’une fascination, le surgissement d’une extase.

   Toutes ces beautés, il faut en avoir fait l’expérience au plein de soi et puis, étonnamment, les avoir oubliées, dissimulées qu’elles sont dans les très anciennes archives de la mémoire. Oui, car trouver la beauté, c’est approcher au plus près celle qui correspond à nos propres affinités, celle qui, en un certain sens, se donne en tant qu’originaire. Comme si notre rapport à sa forme devait résulter d’une ‘co-naissance’, ce qui veut dire d’une ‘naissance double’, d’elle, la beauté, et de qui nous sommes en notre nature unique, ce point de convergence avec le monde qui nous détermine comme nous singularise notre façon d’être, d’aimer, de découvrir, de porter sur les choses le climat qui est le nôtre dont, nulle part ailleurs, en quelque temps que ce soit, n’existe une manière d’écho ou de fac-similé.

   C’est ceci qui est extraordinaire, profondément troublant, immensément magique : il y a le vaste et polyphonique univers, il y a nous et notre chant intime qui est la marque originale de notre destin. Faire surgir la beauté, c’est la ressentir en soi à la façon d’une nervure sans pareille et la reporter sur l’image du paysage, de l’art, de l’Autre en son éthique donation, sur la page belle du livre, là où le langage parle le poème de notre essence, sur cette peinture qui est, en quelque manière, notre double, le creuset en lequel nous reconnaître et nous porter au-delà de notre propre histoire, en direction d’une toujours possible transcendance. Oui, la beauté, toute beauté est nécessairement de cette nature. Elle prend son envol d’un sol contingent, fortuit et elle ouvre le domaine immense de ce qui devient essentiel, dont toujours nous sommes en quête sans en bien savoir les ressources internes, le déploiement des lignes de force.

    ‘Vivre’, c’est seulement assumer son mécanisme biologique. ‘Exister’, c’est faire entrer dans le métabolisme vital le phénomène du sens, le seul à même de fonder notre projet sur autre chose que des sables mouvants et, à défaut de certitudes, du moins connaître l’exercice d’un bonheur suffisant. Or il y a un lien invisible entre beauté et joie, c’est tissé des mêmes fils, cela provient de la même source, cela s’éclaire avec une identique intensité. La beauté, toute beauté, il faut y insister, ne peut jamais être qu’un document natif, c’est-à-dire qu’une coalescence très ancienne (peut-être même à l’orée de notre naissance) entre une disposition intérieure et son efflorescence extérieure qui convoque et accomplit tel arbre majestueux, tel sourire ourlé de plaisir, telle émotion qui nous emplit d’une multiple reconnaissance, être soi plus que soi en l’altérité qui vient à nous et nous féconde. Nous ne sommes immédiatement au monde qu’à l’aune de cette relation, de ce lien qui, provisoirement, nous exonèrent de notre finitude, nous fait êtres éternels alors que nous nous pensions, à raison, mortels, infiniment.

   Le bien compris, ici, est donc ce tissage intime entre ce qui nous a toujours été proche au titre d’une beauté et la valeur fondamentale que nous lui attribuons. Tout amour est réactualisation d’un premier amour. Toute joie, d’une primitive joie. Toute beauté d’une épreuve archaïque, si l’on peut dire, qui en constitue l’archétype. Par exemple, cette beauté découverte un jour dans le parcours de l’enfance qui nous hante à bas bruit et jamais ne nous laisse quittes, indemnes. Toujours nous puisons à la source. Dès lors, nous ne pouvons faire l’économie de la thèse freudienne de l’Œdipe. Tout homme parvenu à l’âge adulte porte en soi ce motif de l’amour premier qu’il reporte inconsciemment sur le choix de telle compagne, sur le désir de telle ou telle amante.

   En ce domaine, comme en bien d’autres, nous sommes conditionnellement libres, nullement totalement comme si, à chaque instant, notre mémoire somatique abolie, nous pussions être cause de soi, entièrement autonomes dans la postulation de nos actes. L’épreuve faite de la dune du Désert de Namibie, trouve sans doute son écho dans cette colline aperçue autrefois dont la forme s’est abîmée dans l’épaisseur du temps. Ces Porteuses d’eau du Koundouz ne font-elles signe en direction d’une identique tâche accomplie jadis par un être aimé ? La Lagune de Venise ne trouve-t-elle sa correspondance dans une sorte d’eau originelle, mare, étang dont, enfant, nous aimions regarder l’aimable surface ? C’est ainsi, nous sommes pris dans les mailles inextricables de phénomènes anciens, dont les tenants et aboutissants ne nous sont plus accessibles.

   Mais où donc est passée la très belle photographie (une icône !) d’Hervé Baïs ? Ne l’avons-nous sacrifiée à un jeu intellectuel qui l’a éloignée du site de notre regard ? Nullement. Tout ce qui précède, afin de faire saisir le fait que cette image possède ses propres racines, ses propres esquisses, sans doute perdues dans la mangrove d’une immémoriale mémoire. Que le Photographe ait été imprégné de terres primitives, celles-ci ou bien d’autres, ceci est un énoncé de pure évidence. Tous, nous portons en nous les perspectives d’un sol qui nous habite, tous nos pas en conservent, les réactualisant, les empreintes, sinon toujours réelles, le plus souvent symboliques. Nous ne sommes pas des êtres hors sol, nos coordonnées existentielles se traduisent par une position exacte, la jonction d’une latitude et d’une longitude. Et nos voyages mondiaux n’y pourront rien changer pour la simple raison que nous ne pouvons tirer les fils de notre propre destin. Nous sommes de telle et de telle manière sur un chemin dont nous n’avons nullement tracé les berges, dessiné le sinueux parcours.

   Afin de corroborer ou d’infirmer ma thèse selon laquelle toute création s’affilie à un sol originaire qui la constitue, j’ai questionné l’Auteur de cette image. Français natif d’Afrique, de Bamako, au Mali puis, après avoir longuement résidé en Afrique Noire, il n’est revenu en France que très tardivement, dans cette belle région du Lauragais dont il décrit inlassablement et avec un réel talent, les simples et beaux paysages. Ici, ma thèse semblerait s’effondrer : il y a loin du Mali à Bram et Montréal d’Aude. Mais y a-t-il si loin qu’il y paraît ? Au terme de constants renvois, de jeux d’échos et de miroirs, d’emboîtements sémantiques, les terres du Proche et du Lointain jouent une identique partition. Si la distance géographique les sépare, les figures symboliques dont elles s’investissent les rapprochent et les unifient.

   Ce à quoi il convient de penser, en termes de création, bien plus qu’à un élément-terre anonyme et universel, c’est à la dimension du ‘terroir’ en lequel ensemencer, afin que naisse l’œuvre dont on est porteur. (‘Terroir’ au sens de « sentir le terroir », « un accent de terroir », toutes définitions qui placent l’homme au centre même de ce qui le constitue et le dote de ses prédicats essentiels). Or, ensemencer, ici ou ailleurs, ne présente nulle différence, une seule et même exigence : que la beauté surgisse de là où elle peut faire événement. Bamako, Bram : deux signifiants distincts, un seul signifié, celui d’un sens photographique vrai à faire s’élever du réel. Porter au jour une essence commune. L’art est le même, en sa signification, en Afrique, en Asie, en Europe, sur tous les continents, dans toutes les contrées.

    A l’initiale de cet article, nous sommes partis de Namibie, d’Afghanistan, nous avons évoqué Venise et Dubrovnik, autrement dit nous étions en quelque sorte dans un éloignement qui se référait à l’universel, au général. Maintenant il nous faut revenir au particulier, au singulier. Nous exiler d’une beauté abstraite, regagner une beauté concrète, immédiatement saisissable. Pour trouver la beauté, il nous faut nous éloigner des images hautes en couleurs des catalogues des voyagistes, il nous faut substituer à l’exubérance, le dénuement, il nous faut rétrocéder en direction du simple et du silencieux. Il nous faut déserter les Hautes Terres et orienter notre regard vers celles qui sont à notre mesure, à savoir ce ‘terroir’ dont nous parlions qui se décline sous le modeste, le presque inapparent, la seule climatique du Noir et du Blanc au travers de laquelle se disent le Jour et la Nuit, l’Ombre et la Lumière, l’Eclat et le Retrait.

   C’est dans l’économie des sèmes, dans le lexique premier que les choses se donnent à nous avec leur plus pur accent de vérité. Nul miroir aux alouettes d’une couleur flatteuse. Nulle tricherie d’une apparence, d’une flatterie. Nulle exagération d’une Nature qui ne peut être que la simplicité même. La nature se donne pleine et entière d’un seul et même geste de sa présence. Elle ne profère rien d’exceptionnel et le ‘sublime’ n’est jamais que l’invention héroïque d’un romantisme exacerbé. La nature n’est ni ‘généreuse’, ni ‘somptueuse’, ni ‘ingrate’. Seuls les hommes peuvent se doter de tels attributs au détour d’une conscience intentionnelle. La nature est simplement la nature, autrement dit la nature est l’être en sa plus exacte dimension. Rien à lui ajouter, rien à lui soustraire. Le grand mérité de la photographie d’Hervé Baïs est de se conformer à cette exigence de respect de ce qui est le plus essentiel pour nous, ce vis-à-vis d’une matière dont nous provenons, cette étonnante matrice, cette mère-nourricière qui ne peut recevoir que notre amour, connaître notre reconnaissance.

   Pour trouver la beauté, il ne suffit pas de voyager loin, de découvrir les ‘majestueux’ canyons et les paysages ‘à couper le souffle’ dont nous abreuvent généreusement les documentaires ‘technicolor’ en tous genres sur les écrans, grands ou petits. Pour trouver l’UNIQUE beauté, il faut par exemple, faire l’expérience du ‘terroir’ du Lauragais ou, à défaut, et c’est au moins aussi efficace, se laisser porter par cette photographie, laquelle sera le lieu d’une inévitable fascination. Mais ici le terme n’a nulle connotation péjorative. Bien au contraire, au sens premier de, « enchantement, charme », dont à l’évidence, si nous possédons quelque vertu d’esthéticien, nous aurons le plus grand mal à nous détacher. La chose belle en soi possède cette aimantation qui nous demande de nous fondre en elle, de ne plus faire qu’un avec ce qui se présente soudain telle une indépassable vérité. Nous savons que nous avons alors atteint la pointe d’une explication avec le monde, que cette occasion est aussi rare que l’est le trajet lumineux d’une comète dans le ciel nocturne.  

   

   Approche symbolique

 

   Il nous faut regarder et nous trouver, d’emblée, au centre de l’image, à son point focal, ce lieu unique à partir duquel se donne l’ensemble des significations. Notre regard est immédiatement capté par cette étrange présence, là au milieu de ces terres sans début ni fin, là sous le ciel dont l’éternel voyage semble ne jamais pouvoir s’interrompre. Sur un tumulus faiblement élevé, se confondant avec une courte végétation, est posé le cube blanc d’une tombe. Quatre cyprès en délimitent le site. Ils sont des genres de flammes noires dressées dans l’éther. Ils sont des manières de génies tutélaires tenant sous leur protection la mémoire de quelque mort anonyme. Ici donc, à la jonction de Gaïa-la-Terre, la matrice primordiale qui enfante Ouranos-le-Ciel, puis est fécondée incestueusement par son propre fils (ici se laisse voir le mythe d’Œdipe), à la jonction de ce par quoi la vie apparaît et fructifie, se montre le signe de la mort par quoi toute vie est abolie.

   Cette image reproduit donc une dimension hautement archétypale, geste essentiel, fondateur, originaire que ne pouvait traduire qu’un ‘polemos’, un combat entre deux principes premiers, une Mère, un Père ; la Nuit, le Jour ; l’Ombre, la Lumière ; l’Esprit, la Matière. Oppositions binaires fortement contrastées que la photographie en Noir et Blanc symbolise à l’aune de ses valeurs parfois conflictuelles. Certes cette explication mythologico-symbolique est lourde de tout ce Chaos s’extrayant du Néant pour y mieux retourner, mais pouvait-on la passer sous silence ? Que nous le voulions ou non, nous sommes reliés à ces massives entités au simple titre d’une généalogie, nous sommes traversés de ses tellurismes, de ses soubresauts. En nous encore, au plus profond de notre système limbique-reptilien, la pesante présence de la pierre, la compacité de la glaise, le sourd grondement du Déluge.

 

      Prolongement esthétique

 

      Le silence est partout répandu. Parfois se réveille-t-il avec son bruit d’étoupe. Il est ce murmure que l’on confond avec les battements de son propre corps, avec la circulation rouge de son sang, avec le souffle à peine perceptible de sa respiration. On est bien, là, comme penché sur le bord du monde. Tout naît de soi et se donne dans la pureté, dans la lumière native, aurorale. Peut-être n’y avait-il rien avant cette vision ? Peut-être est-ce la force de notre regard qui a fait surgir, dans la douceur, cette lente montée de terre, quelques vagues souples s’y dessinent, quelques sillons y jouent le motif premier de leur présence. Ici, tout fait phénomène comme sur la toile immaculée de l’Artiste dans le calme de son atelier. Ce ne sont d’abord que des traits au fusain, des estompes qui disent le trajet imperceptible de la clarté. Ce ne sont que des esquisses, de brefs essais de parution. Il faut marcher à pas de velours afin de ne nullement déchirer ce motif originel. C’est si fragile une venue au jour. C’est si précieux. Tout pourrait retourner à sa source et nous laisser démuni. La terre est belle au plein même de sa discrète existence. Elle chemine lentement. Elle n’est nullement pressée. Elle sait que le ciel est une longue patience, qu’elle est attendue, qu’elle connaîtra bientôt l’horizon, qu’il y aura liaison, fusion, deux êtres en un seul pli de leur mutuelle destinée. L’étendue du ciel est à proprement parler inimaginable, elle dépasse l’entendement, elle est cette immense arche cosmique qui boit notre vision et lui fait le don d’un prodigieux rêve éveillé. Tout en haut est le noir dense, celui qui recèle les mystères, celui qui, un instant, nous aveugle et borne notre vue, nous reconduit au centre de notre être.

   Puis les nuages, oui les nuages blancs pareils à une longue traînée d’écume tendue sur l’invisible. Ils nous parlent du temps, de sa fuite infinie, de ce temps qui nous fait être dans le réel aussi loin que nous pourrons en soutenir l’épreuve en même temps que l’indicible joie.

 

On est là, dans la dérive première du jour.

On est là, dans la solitude constitutionnelle de l’être.

On est là, dans le colloque singulier

qui nous fait citoyen de l’univers.

On est là dans la multitude joueuse de sa chair.

 

   On est soi et tout ce qui est autre, ce limon noir à perte de vue, cette course zénithale, cet horizon pareil au trajet d’une flèche. On est immergé dans la citadelle de son corps, mais aussi exilé de lui, disponible au voyage stellaire, à l’effusion plurielle des choses, à LA beauté, à l’UNIQUE beauté. L’image de la mort est là, fichée au milieu du paysage, avec son blanc tombeau et les javelots de ses quatre cyprès. Elle aussi est constitutive de la beauté. Elle aussi nous dit la quadrature de notre être, le clignotement en Noir et Blanc de l’existence :

 

une Ombre, une Lumière, une Ombre

 et le retour à ce sublime Néant

dont nous provenons.

Toujours il nous habite comme le revers

de qui nous sommes.

Ombre,

Lumière,

Ombre,

y aurait-il une autre Vérité

sur terre ?

 

 

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