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9 juillet 2021 5 09 /07 /juillet /2021 08:35
Que laisse-t-on derrière soi ?

‘Traces’

Photographie : Christine Laroulandie

 

***

 

Trace.

Toute trace est belle

qui montre le chemin de la vie.

Toute trace est à recueillir

au sein de soi,

elle est signification,

elle est un signe sur le parcours

de notre destin.

 

   Trace ne peut jamais être que trace de vie : une fumée dans le ciel, le sillage d’écume sur la mer, l’empreinte du scarabée dans la poussière, la marque d’un doigt sur le miroir, le rouge à lèvres sur une joue, l’émotion au front de l’Aimée. Trace, jamais ne peut être l’indication de la mort. La mort est rien, néant, vide béant sur sa propre béance, intervalle que rien ne saurait combler.

Trace est toujours la marque mémorielle d’un vécu.

 

La feuille morte fait signe vers le temps de sa feuillaison.

Les rides se souviennent d’une jeunesse.

Les pas dans le sable sont ce qui reste d’un passage.

 

   Tous ces témoignages sont ineffaçables. Ayant eu lieu en un espace déterminé, un temps singulier, leur être est gravé au profond de l’admirable palimpseste humain. Tout signe est de nature archéologique, tout signe ne nous hèle qu’à être rattaché au sol originel sur lequel il prit appui de manière à fonder son être.

   Les traces, les empreintes, les traînées, les sillons, les vergetures, les cicatrices sont la mémoire du monde. Le problème qui nous affecte le plus souvent lorsque nous les rencontrons, c’est que nous voyons leur témoignage de surface à défaut de pouvoir rejoindre le lieu de leur apparition, de pouvoir suivre leur progression, de nous y reconnaître dans l’histoire qui leur est propre car, de l’existentiel, nous avons toujours une approche superficielle, notre naturelle curiosité ne creusant guère plus avant ce que nous rencontrons.

   Tel stigmate sur la peau, telle griffure, y compris sur la dalle de notre propre anatomie, nous n’en percevons plus le sens, notre souvenance de l’événement fondateur s’est effacée, si bien que le phénomène qui se montre devient pure énigme. Si, par extraordinaire, nous pouvions interpréter tous ces signes prolixes, alors les hiéroglyphes se décèleraient de leur mystère et l’univers nous deviendrait transparent et nous cesserions de nous alarmer lorsque notre regard rencontre du diffus, du complexe, de l’illisible.

 

Lire le visage du monde,

c’est procéder à notre propre exploration,

c’est ouvrir en nous la baie de la compréhension,

c’est éclairer notre part nocturne,

c’est nous mettre au défi de nous y entendre

avec qui nous sommes.

   

   Cette photographie de Christine Laroulandie est à la fois esthétique, à la fois porteuse de sèmes multiples qui ne s’accomplissent qu’à l’aune d’une curiosité intellectuelle ou de ce qui en est le corrélat, à savoir l’étonnement philosophique dont, nous les Modernes, devrions être saisis.  Au lieu de ceci, nous nous laissons abuser par le spectacle d’une représentation constante du monde sous les auspices d’une médiatisation croissante qui constitue notre environnement quotidien. La prolifération d’images est telle que nous sommes constamment submergés de visions qui se télescopent et s’emmêlent de telle manière que nous sommes aliénés par ce raz-de-marée que notre conscience, prise dans les rets du multiple et de l’indéterminé, finit par capituler, se contentant, la plupart du temps, de rapides hallucinations. Le regard est, aujourd’hui, dépourvu de profondeur, il erre indéfiniment le long de coursives vides de tout projet.

   Mais sans doute, maintenant, nous faut-il décrire, nommer ce qui se donne à voir, cerner le réel de plus près, puis lui ménager quelque espace de respiration. Le ciel est cette haute dérive, cet insaisissable qui nous questionne, nous les humains qui, rarement, levons les yeux en sa direction. Il se dissimule derrière cette lourde forêt de blancs cumulus que Julien Gracq, dans ‘Un beau ténébreux’, métaphorisait de la sorte : « comme des chevaux blancs, célestes, qui vont se perdre... » Oui, ce sont des chevaux qui se perdent au-delà des yeux, que la métaphore nous rend présents afin de combler notre regard d’une vision de quelque possible. Le ciel, les nuages sont trop abstraits pour que nous leur accordions une attention longtemps soutenue. Nous préférons butiner, ici et là, tels de primesautiers papillons, ici un rapide nectar, là un pollen qui se perd aux confins de nos sensations.

    Nous éprouvons toujours une manière de désarroi lorsque nous sommes confrontés à une forme que nous prétendons privée de signification : un tableau monochrome accroché à la cimaise d’un musée, le moutonnement des nuages dans le ciel. Aussi sommes-nous habituellement tentés de nous projeter dans le réel à la façon dont un enfant distille les formes concrètes qu’il rencontre dans une planche de test de Rorschach. Mais passer de la tache privée de quelque contour reconnaissable à sa possible identification sous les auspices du connu, c’est déserter l’immense pour gagner l’étroitesse confondante de ce qui, affecté de lignes concrètes, paraît nous rassurer au motif que nous nous y retrouvons avec ce qui est familier. Mais cette posture est totalement erronée qui postule le choix d’une forme unique alors qu’un empan était largement ouvert de figures à convoquer, dont les « chevaux » gracquiens n’étaient que l’une des possibles apparitions.

    Ce qui, dans la formulation de l’Auteur du ‘Rivage des Syrtes’ est précieux, c’est bien plus le « céleste » qui s’ouvre en infinie corolle, le « se perdre » qui fait signe en des directions multiples, infinies. Le pouvoir polyphonique de l’imaginaire confronté à ‘la porte étroite’ du réel. Si ce ciel est empli de quelques traces, il nous est enjoint de les faire nôtres, de leur donner bien plus d’essor que ne le permettrait leur naturelle mutité. Nous sommes des êtres de langage, au regard de quoi nous pouvons toujours créer une infinité de mots, les assembler en phrases, les combiner en textes, en faire d’infinies narrations. Là sont les traces vraies de l’être en sa merveilleuse pluralité. Seul l’homme sur terre est capable de ce prodige. Seul l’homme dont l’essence langagière le porte bien au-delà de sa seule esquisse corporelle. Toujours, à être parlée, une réalité s’ouvre et connait le déploiement de la clairière de l’exister. Il n’y a pas de plus grande joie que celle-ci.

   L’image connaît sa césure au milieu du parcours. Quantité égale de ciel, quantité égale de sable que l’horizon de la dune accomplit à la manière de l’ajointement du nécessaire tangible, (la mesure terrestre) et du libre déploiement (la mesure céleste) de ce qui se donne en tant que l’espace infini, ce ciel qui dérive en-lui, au-delà de lui en des contrées inaccessibles aux humains que nous sommes. Heureuse dialectique qui joue une fois sur la certitude du plein, une fois sur l’incertitude du vide. Allégorie, s’il était utile d’en décrire la présence, de ce qui se donne en tant que destin, cette aire de sable sillonnée, maculée des traces de l’activité humaine ; de ce qui se donne en tant que liberté, cette libre fuite du ciel vers d’infinis horizons.

   Bien évidemment, ces empreintes gravées dans le sol, comme l’on imprime un sceau dans une cire fraîche, témoignent de la réalité humaine, de ses contraintes, des ‘travaux et des jours’. Damer le sable afin d’en rendre la surface praticable, tout comme on le fait en hiver des pistes de ski. C’est ceci qui vient en premier s’imprimer dans le cadre de nos représentations. Les significations secondes, les interprétations singulières sont bien sûr dérivées et ne présentent de vérité qu’au yeux de celui, de celle qui s’appliquent à en faire varier la forme à l’infini.

   Et c’est bien dans cette oscillation, dans cette fluctuation de l’imaginaire que réside, pour les individus que nous sommes, la possibilité de transcender le réel, de lui donner des ailes, de l’exhumer de sa gangue de sourde mutité. S’il existe un signe attaché à la liberté humaine, c’est bien celui, en toutes circonstances, de disposer de cet étonnant pouvoir qui fait d’une dune un cétacé en partance vers le ciel, du ciel le recueil des pensées des hommes, ces colombes de l’esprit qui parcourent le monde afin de lui donner sens.

   Métaphores, symboles, allégories, tel se décline, sous de multiples et chatoyantes figures, notre patrimoine le plus précieux pour dire du réel, ce nuage qui envahit le ciel, ce sable qui ondule lentement, ce ciel qui attend de l’éternité sa plus belle confirmation. Tout, ici, est à penser dans une nouvelle dimension. La pureté de cet affrontement en noir et blanc, l’extrême économie des moyens, le dénuement en sa touche de parution originaire, tout conflue à nous placer là, au centre de l’image, en son foyer le plus essentiel.

   ‘Que laisse-t-on derrière soi ?’, tel est le titre de cet article. Il indique, bien évidemment, notre irrémédiable statut de mortels. Nous ne laisserons jamais que quelques images, quelques pensées, quelques postures existentielles dont le parcours futur, dans la mémoire de quelques Existants, sera l’équivalent d’une métaphore dans un texte. Notre corps ne sera plus. Il ne demeurera que des mots. L’essentiel !

 

 

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