Autoportrait
Huile/papier
Léa Ciari
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[Variation phénoménologique sur cette belle œuvre déjà abordée sous le titre : « Quelle est donc cette déshérence ». Sans doute des similitudes ou redites existeront-elles. L’article cité n’a nullement été relu avant que celui qui vous est proposé aujourd’hui ne soit commis. Merci d’avance pour votre indulgence.]
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C’est un bien étrange sentiment que celui d’être confronté à l’image d’une personne dont le visage a été occulté. Nous n’avons plus d’assise réelle, ni pour nous confronter à qui elle est en réalité, ni à qui nous sommes dans notre face à face avec l’Enigme. Car c’est bien de la plus haute Enigme dont il s’agit. Notre rencontre avec l’Autre ne s’accomplit jamais que sous le sceau d’une immédiate saisie dont ses yeux, sa bouche sont les essentielles polarités. Si l’Autre nous détermine en grande partie au motif que son regard nous vise, alors l’absence de ce dernier signifie que nous existons à peine, que nous n’arrivons à notre être que sur le mode d’une tragique incomplétude. Nous nous sentons dépossédés d’une grande partie de nous-mêmes, spoliés en quelque sorte d’une image que nous eussions souhaitée autrement accomplie, ourlée des mille et une grâces qui font de l’humain sa nature unique, non duplicable, une singularité parmi un peuple d’autres singularités. Donc, dans ce traitement partiel du visage, ce n’est seulement l’Artiste en son Autoportrait qui se donne sur le mode d’une privation, mais c’est bien nous (et conséquemment tous les Autres) qui vivons scotomisés, lobotomisés, sectionnés en quelque sorte dans notre prétention à vivre l’entièreté de qui nous sommes sans partage. Toujours le schéma humain fonctionne à titre de réciprocité. Je ne suis Moi que par l’Autre, l’Autre n’est Tel que par ma conscience qui le vise et le pose en tant que cet humain qu’il est, que chacun reconnaît en sa différence, en son unique présence.
Pourtant nous souhaitons regarder, pourtant nous souhaitons fendre l’armure, traverser le fortin qui nous fait face et, de l’intérieur, en connaître la sublime splendeur. Car nous ne pouvons demeurer face à l’Autre dans le plus étrange des dénuements qui soit : le viser et n’en retirer qu’une impossible situation dialogique. Dans cette optique nous sommes tels ces « chiens de faïence » qui, faute de s’apercevoir, demeurent chacun en soi, comme derrière une vitre ou bien dissimulés sous une glaçure d’émail. C’est comme si rien de soi n’existait, que l’Autre n’était qu’une invraisemblable hypothèse, peut-être un mirage allumé par notre conscience, une hallucination trouant la margelle de notre esprit. Qui nous voyons ici est placée dans une étrange distance sans profondeur. Ce nul visage vient à nous et, en même temps, se réfugie dans la cire de son anonymat, un peu à la manière d’une représentation parcheminée du Musée Grévin. Venue au monde qui, en même temps, est venue sur le mode du retrait, de l’absence, manière de néantisation qui la concerne, elle cette figure, nous concerne par un simple effet d’écho. Si bien que nous sommes interpelés au plus profond de notre condition mortelle. Oui, « condition mortelle », finitude trouvant son tremplin à la hauteur de cette épiphanie tronquée. Ce visage, dont on attendrait qu’il fût plein, rayonnant, voici qu’il se donne en tant que résonnance du vide, en tant que douloureuse abstraction. Or, précisément, cette image traitée de façon contemporaine, ceci est une grande beauté bien plus proche de la rigueur du concept que de la mise en vue d’une simple effectuation plastique, une forme belle parmi tant d’autres, eh bien cette image se dépossède elle-même de son coefficient d’humanité et nous entraîne à sa suite dans le tissu serré et mortifère de l’aporie. Qu’un mannequin de Giorgio de Chirico soit pourvu d’une illisible tête, nous les humains en supportons la valeur artistique car nous comprenons aisément que le Surréalisme se dote d’une vue différente de la nôtre, d’essence logogriphique en quelque façon, ce qui veut dire que le Peintre nous propose de déchiffrer le rébus qu’il nous tend sous la figure d’une provocation.
Source : Toute La Culture
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Le plus souvent, l’Art, lorsqu’il se manifeste sous des formes inusitées est subversif. Cependant l’homme n’est nullement un mannequin et la privation de son visage revient à l’amputer de la partie la plus visible, la plus donatrice de sens de son être, autrement dit il s’agit ici d’un revirement ontologique le reconduisant, en quelque sorte, aux premiers balbutiements de l’humain. Sans doute aux prémisses d’une humanité préhistorique. Bien évidemment, il n’y a nulle différence d’essence concernant le traitement du visage, qu’il s’agisse de l’œuvre de l’Artiste Italien ou de celle de Léa Ciari qui fait ici l’objet de notre méditation. Seulement ce qui est à saisir, c’est que l’étude « Autoportrait » sera conduite de manière radicale, comme si, en effet, elle ne faisait que refléter une réalité matérielle indépassable, différente, en son fond, de la simple valeur symbolique que nous pourrions attribuer à cette représentation. Arguons du fait que, si l’Artiste a pris le parti de biffer sa propre image, ceci ne résulte nullement d’un jeu gratuit mais que ceci interroge l’humain en de bien plus décisives profondeurs. Tout ce qui va suivre tout au long de cet article se livrera sous la teinte d’une tragédie affectant les Existants, dès l’instant où c’est la présence même de leur visage qui est remise en question, sinon reléguée dans les plus ombreuses oubliettes qui se puissent imaginer.
Tout ici fait donc signe à l’aune de l’antécédence, tout ici se doit d’être interprété selon une genèse inversée, comme s’il s’agissait, depuis l’ici et maintenant, de rétrocéder en direction de quelque lieu originel, lequel contiendrait en son germe, d’actuelles postures existentielles dont, à l’évidence, nous serions totalement inconscients. C’est ainsi, le plus souvent nos yeux ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg, la dissimulée (bien plus importante), nous flottons au-dessus en toute insouciance. Sans doute cette marche en avant, les yeux levés au ciel, est-elle la seule qui nous soit, de toute éternité, allouée. Marcher tout en regardant ses pieds est aussi malcommode que semé d’embûches. Avançons dans la joie, il sera toujours temps de se morfondre sur les irrégularités du sol et les failles qu’il dissimule !
Mais nous parlions de préhistoire et il s’agit maintenant de voir en quoi cette image nous reporte d’emblée au plus loin de l’esquisse humaine. Donc, à partir d’ici, il convient de faire chemin amont, de régresser et de passer de l’homme total, celui que nous connaissons aujourd’hui, dont le visage humain est totalement accompli, porteur des sens qui s’y attachent (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher), qui correspond à la forme la plus évoluée de l’espèce, pour aboutir à sa forme primitive au sujet de laquelle nous faisons l’hypothèse que le primat du toucher excédait et annulait tout autre sens, les premiers balbutiements de l’humain se donnant à la manière d’une racine, d’un tubercule se confondant presque entièrement avec le sol donateur de vie. En quelque manière une existence terrestre, sinon terreuse, tous les prédicats attachés à la terre, à la glaise, à l’humus, au limon déterminant les linéaments au gré desquels l’homme commençait à se détacher de la matière sans en différer foncièrement. Roc biologique, chair confondue avec l’élément tellurique, encore habité de la sourde rumeur de la lave, des effusions des lapillis, du jet des bombes ignées, des soubresauts d’un chaos ne parvenant encore à s’organiser en cosmos. Âge où le Préhistorique se confond presque avec le Géologique, tout ceci logé en une brume si lointaine que rien de sûr ne paraît, que l’indifférenciation des choses est le lot commun de ce qui vient à l’être.
Une brève incursion dans la genèse humaine prétendra approfondir cette thèse. Chez Sapiens sapiens, déjà versé dans les premières manifestations de l’art, c’est la totalité des sens qui est mise en œuvre afin qu’un monde s’ouvre et parle le langage qu’on attend de lui. Chez Sapiens, c’est surtout la fonction ustensilaire qui est développée, laquelle nécessite aussi une synthèse des sens mais plus proche d’une praxis, moins intellective. Chez Erectus s’hypostasie encore la fonction de l’esprit pour devenir usage premier dont naissent la maîtrise du feu, les prémisses du langage. Chez Habilis, un degré est encore franchi en direction de l’élémentaire puisque la parole n’existe pas encore et que l’outil est à son âge le plus rudimentaire. Enfin chez Australopithèque, dont le nom signifie « singe du Sud », la fonction humaine est si réduite qu’elle rejoint l’instinctuel animal, le presque végétatif, dont les manifestations essentielles sont des pratiques entièrement gestuelles, locomotion, mimiques, éructations pré-langagières. C’est un peu comme si cet homme archaïque pouvait servir de schéma introductif à l’étude d’une posture humaine dépourvue de visage, la dimension strictement tactile constituant la seule voie d’accès au monde. Et, afin de souligner l’étrangeté de cette figure en laquelle est biffé le lieu humain de son épiphanie, nous la nommerons, provisoirement, sous des mots d’origine étrangère, la distance avec le phénomène s’accroissant au motif de cette nomination : en italien « senza volto », en espagnol « sin rostro », en anglais « without a face », en allemand « ohne gesicht », enfin en grec «chorís prósopo, χωρίς πρόσωπο ». « Moi, j'ai dit « bizarre, bizarre... comme c'est étrange ! », comment trouver mieux que la réplique célèbre de Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné ? Oui, sentiment « d’inquiétante étrangeté » que de percevoir cela même qui se donne comme l’inconcevable, l’inimaginable, une femme, un homme sans visage.
A la réflexion, toute posture interprétative du monde pourrait-elle, sans doute, reproduire cette genèse de l’évolution humaine, ce qui revient à dire que tout paradigme du connaître, reporté à son horizon sensoriel, franchirait ces étapes, depuis la simple tournure tactile-gestuelle (la plus primitive), pour aboutir à la pure intellection symbolisée par la saisie visuelle (art perceptif par excellence), en passant par tous les degrés qui se situent entre ces deux pôles, à savoir les différentes captures médianes que constituent odorat, goût, ouïe. Ceci ne saurait en aucun cas constituer une pétition de principe mais le factuel, l’empirique paraissent attribuer à chaque sens une position bien particulière. Donc ici nous confirmons bien cette hypothèse d’une gradation croissante de la sphère perceptive dont
le premier degré serait le Toucher,
le second le Goût,
le troisième l’Odorat,
le quatrième l’Ouïe,
le cinquième et dernier
dans l’ordre de l’élaboration, la Vue.
Mais nous souhaiterions rendre cette thèse plus visible en faisant appel à l’expérience perceptive concrète, quotidienne ou bien parfois plus singulière, évoquant ci-après la relation de Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire. Dès lors il s’agit de savoir quels sont les degrés de phénoménalité qui se donnent sous une telle visée. Nous reprendrons donc le schéma d’une approche progressive, débutant par une saisie grâce au toucher pour terminer par cette même saisie au gré de la vision.
La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus
Le toucher
Imaginons Cézanne qui, depuis la Carrière de Bibemus, observe la Sainte-Victoire. Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que, chez ce sensitif, cet introverti, cet homme attiré en quelque manière par une solitude proche d’un érémétisme, le réel, la nature se présentent à lui d’une façon que nous pourrions qualifier d’instinctuelle, de donné immédiat dans sa forme la plus brute, la plus rudimentaire. Ce que vient confirmer le mot d’Auguste Renoir : « Cézanne ressemblait à un hérisson. Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure… » Ce que Cézanne confirme lui-même dans cette étonnante auto-confession : « Je suis le primitif d'un art nouveau. ». C’est donc sur le mode de la primitivité que le monde s’annonce et se révèle dans toute l’ampleur de son originelle sauvagerie. Donc, depuis Bibemus, ce que Cézanne perçoit tout d’abord, c’est la dimension chaotique, désordonnée, plurielle, luxuriante, polyphonique de ce paysage grandiose qui le questionne tant en son fond quasiment irreprésentable. Le surgisement est toujours tissé de cette structure complexe, fourmillante, foisonnante à tel point que le regard qui s’y porte est comme désarçonné par cette surprenante profusion. C’est au corps propre de Cézanne que la Montagne s’annonce telle cette haute surrection, cette manifestation géologique montant des assises infinies du temps. En réalité, c’est moins la Montagne en tant que telle qui se présente au premier abord mais bien la perspective infiniment déroutante de cet excès de la Phusis en son bouillonnement interne, en son fond animé de pulsations et de convulsions, ce socle dont tout provient et où tout retourne dans un immémorial mouvement de revirement à soi des choses. Sainte-Victoire, c’est en un premier temps pour le Peintre, une irisation sur sa peau, un fourmillement dans le massif même de sa chair, un long écoulement à même son sang, un souffle gonflant ses alvéoles, une impatience formelle s’allumant sur la margelle de son esprit. Dans un premier geste de préhension, la Montagne ne fait signe qu’à partir de sa terre, de ses rochers, de ses arbres quasiment minéraux, de ses nuages tels de gros tampons d’ouate, de ses maisons pareilles à de grossiers jouets de bois. Tout se présente dans la pure matérialité, ce langage de la Nature qui est comme sa vibrante anatomie. Une chair contre une autre.
Le Goûter
Mais Cézanne, dans sa genèse de Peintre, ne saurait demeurer dans ce constat somme toute primaire qui constitue bien vite une limitation à l’acte de peindre tel qu’il doit se présenter. Il faut plus de légèreté. Il faut plus de hauteur. Alors, en un second temps, Cézanne ne peut que « goûter » le paysage qui lui fait face. Bien évidemment ce goûter ne sera nullement d’origine gustative au sens strict, mais bien plutôt d’essence plastique et sensuellle. Mais ici, il nous faut recourir aux analogies avec la sphère des saveurs, faute de quoi le « goûter » n’aurait plus aucun sens. Cézanne goûte la lumière du ciel telle une mousse aérienne, tout en douceur. Il goûte la Montagne en sa consistance plus étoffée, comme un aliment qui résiste sour la dent, un genre de granité dont il faut écraser les grains afin d’en libérer le suc interne. Il goûte la densité de l’habitat semblable à la texture d’une chair. Il goûte les frondaisons des arbres, comme il le ferait d’un biscuit délicat rehaussé de pistache.
Le sentir
En un troisième temps, ce sont les fragrances musquées, épicées de la Provence qui se montrent, lesquelles ne sont nullement dissociables de l’expérience cézanienne du terroir. L’homme est profondément enraciné dans son sol, il en constitue un naturel prolongement, une sorte d’excroissance qui ne peut que témoigner de l’origine de son fondement. Les senteurs d’ici sont comme des marqueurs de ce sol à la forte personnalité. Tout Peintre digne de ce nom ne peut qu’en porter les emblèmes gravés au sein même de qui il est, ces marqueurs qui, dès qu’ils sont traduits en peinture, assurent la liaision du réel (cette Montagne de rochers), et de la figuration artistique (cette œuvre intitulée « La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus »). De la Montagne réelle à la Montagne symbolique, c’est l’Artiste qui a assuré la médiation, transportant les fragarnces du terroir au sein même de la toile, lui attribuant une manière d’ambiance olfactive au gré de laquelle elle rayonne et se rattache à son socle primitif. Chaque touche de peinture sera l’évocation d’un motif végétal. Initier le jeu des correspondances baudelairiennes devient ici une nécessité. La vue depuis Bibémus se déclinera selon une palette riche mais limitée cependant. Le bleu-parme du ciel reflètera les délicates cynoglosses de Crète ; le bleu à peine affirmé de la Montagne appellera la délicatesse du lys de Saint-Bruno ; les ramures des pins se confondront avec les touffes claires du fumana vulgaire ; le jaune du sol évoquera les tapis de pastel des teinturiers ; l’orangé du crépi des maisons fera penser aux pistils des crocus bigarrés. Une erreur serait de croire cette description gratuite, seulement liée au plaisir de l’évocation. Non, chaque coup de pinceau du natif d’Aix-en-Provence pose effectivement sur la toile ces fleurs, ces végétaux dont la subtile fragrance se laisse approcher pour qui porte à l’œuvre un regard attentif. Un terrien qui peint, jamais ne peut se dissocier du lieu de sa provenance. Bien plus, peindre est un acte d’immersion dans cette terre qui vous avu naître et n’attend que votre retour.
L’Entendre
Et l’ouïe ne saurait s’absenter de cet inventaire du réel. Face à la Sainte-Victoire, face à son énigme qui est tout autant énigme de l’art, Cézanne est à l’écoute de « sa Montagne », il n’en veut rien perdre, la posséder jusqu’en son intime. Ce que les sens évoqués précédemment, lui donnaient en mode restreint (le toucher à même sa chair, le goût en une saisie purement intérieure, le sentir dans un environnement immédiat), voici que l’ouïe élargit tout, s’ouvre et annonce déjà la merveilleuse amplitude du voir.
Il faut demeurer là, dans sa conque de chair et la laisser s’imprégner de toute cette musicalité, de ce rythme qui surgissent de partout et disent un peu de la symphonie du monde. Attentif au ciel, c’est déjà le vent qui s’y imprime, le majestueux Mistral et c’est bien sûr la crète de la Montagne mais c’est aussi le couloir de la Vallée du Rhône, la vaste plaine caillouteuse de la Crau, mais c’est aussi, sur son flanc occidental, les bourrasques et les colères de la Tramontane. Et les vents dialoguent entre eux et c’est la Rose entière des Vents qui se laisse entendre avec le Grec , le Levant, le Sirocco, le Marin et tous les flux de la terre en un unique lieu assemblés. Il faut se laisser surprendre par toute cette poésie venteuse, en éprouver le ruissellement sur la surface de la peau.
Puis se rendre disponible aux arbres, écouter la chute des pignes de pin sur le sol durci de chaleur. Alors la touche sera vive, colorée, appliquée en un seul geste de la main. Ecouter la vie de la Sainte-Victoire, ses contractions sous le froid, sa dilatation sous les coups de boutoir du soleil, écouter ses flancs lissés de lumière et le pinceau glissera, léger, avec sa teinte d’aquarelle. Ecouter encore les craquements des vieilles maisons, discerner leur fusion harmonieuse, à peine un chant levé plus haut que le brin d’herbe, et un jaune-orangé glissera parmi les notes du paysage, sans en troubler aucune, un simple écoulement si discret, il faut tendre l’oreille. Ecouter les cigales cymbaliser un peu partout, comme si elles étaient un trait d’union entre les choses, une manifestation particulière de ce beau pays d’Aix. Nul doute que Cézanne ait été un auditeur attentif de ce qui était posé devant lui, dont il devait rendre compte avec ses huiles, ses lavis. Ecouter veut aussi dire être en entente avec les choses, les laisser se manifester à la hauteur de leur présence. Chaque bruit de la Sainte-Victoire était disséqué, puis posé sur la toile qui vibrait et résonnait, vibrant témoignage de cette vie ici réelle, tangible, infiniment tangible.
Le Voir
C’est vraiment à partir d’ici que tout se dénoue, que tout s’organise, que ce qui était séparé conflue, que le divers se donne en mode assemblé. Si, d’une chose, nous pouvons tout dire, c’est bien au motif que la parole prend assise sur le voir, ce même voir qui synthétise tous les percepts fragmentaires qui le précèdent et l’annoncent. Si une chose telle une poterie en terre cuite se manifeste selon sa totalité, c’est bien parce que son toucher lisse ou rugueux, son goût fade si nous y portons nos lèvres pour une libation, son sentir vernissé de glaise durcie au feu, le son qu’elle produit quand on martèle ses flancs, donc tous ses prédicats perceptuels se trouvent reliés d’une manière cohérente par la vue que nous lui adressons. Un aveugle de naissance éprouve certes, au fond de soi, des sensations qui lui sont particulières mais jamais sa vue ne peut lui confirmer la particularité intime des choses. Voir c’est confirmer le réel, lui donner ses assises les plus sûres. Toutes les qualités que nous attribuaons à la chose ont nécessairement besoin d’être mises en perspective selon la lumière du regard. De tel objet dont quelqu’un vous dirait qu’il est granuleux, il y a fort à parier que vous ne pourriez faire l’économie d’un regard porté en sa direction. Ne le verriez-vous nullement et il resterait privé de ce primat essentiel de la vision qui l’accomplit en son être. Vous auriez alors l’impression d’un objet partiel dissimulant à vos yeux l’essentiel de son essence. Nous sommes pareils à des explorateurs du Grand Nord, nous ne voulons pas seulement voir la partie visible de l’iceberg, mais percer le secret de sa partie invisible.
Mais après ces quelques considérations abstraites, revenons à Cézanne et à « sa Montagne ». Bien évidemment, pour la commodité de l’exposé, nous avons livré les explorations sensorielles les unes après les autres, alors que, dans le réel, c’est bien d’un acte de préhension simultané dont il s’agit.
Comme il le disait lui-même, il s’agissait essentiellement de peindre « sur le motif ». La phrase qui suit, tirée d’un commentaire de France-Culture, en résume parfaitement le caractère :
« C'est que, Cézanne aimait traquer sa "petite sensation" en allant en plein air, "sur le motif", regarder au fond des yeux les lieux et les paysages, se mesurer à des arbres hiératiques et à d'anguleux rochers rouges, à la recherche – dit-on – de l'origine du monde ! »
Oui, c’est bien à cette quête étrange de « l’origine du monde » que se livre le Peintre des « Grandes Baigneuses ». Et cette mystérieuse origine, c’est avec les yeux, préférentiellement, qu’il veut y accéder.
Voyant à la manière de Rimbaud, « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », Cézanne doit se doter d’une vision qui fore le réel en sa plus grande profondeur, en déploie toute la puissance de manifestation. Devant la Sainte-Victoire, devant la toile blanche, c’est bien la mutité qui doit être dépassée, c’est bien le Poème en sa plus somptueuse épiphanie qui doit se montrer et dire l’origine des choses, leur essence impartageable. Regard scrutateur s’il en est, lequel ne saurait se contenter de la surface des choses, de l’éclat trompeur de leur vernis. Aller au fond des choses, à la racine de leur être.
Alors toucher ne suffit plus.
Alors gouter ne suffit plus.
Alors sentir ne suffit plus.
Alors entendre ne suffit plus.
Ces approches sont trop parcellaires, fractionnées. Le toucher est trop local, le goûter un sentiment trop interne, le sentir trop limité à un environnement proche, l’entendre trop soudé au présent en son instantanéité. Il faut arriver aux choses avec tout le souci qu’elles méritent. Il faut arriver sur le ton du surgissement. Il faut désoperculer, désensabler, exhumer, créer les conditions de la germination, faire se lever les épis, broyer les grains, obtenir le beau froment et le disperser à tous les vents de la conscience, faire rougeoyer l’intellect, multiplier la sensation, déflorer chaque pouce carré de toile et y inscrire l’arc-en-ciel du monde, il est cette immense faveur en attente d’être.
Que fait la Sainte-Victoire en tout ceci ? Rien d’autre que de déployer son être, de le laisser vacant, à disposition du Peintre qui en sera réellement, tangiblement, illuminé de l’intérieur. Ce sont des gouttes de sève, de résine blanche qui couleront dans ses veines. Ce sont des feux qui s’allumeront dans la nasse de sa chair. Ce sont des tellurismes internes qui le conduiront sur le bord d’une extase et peut-être même au-delà, dans la contrée de l’Art, cette nature de haute venue que ne peuvent connaître que les Artistes au plein de leur création, que les Voyeurs de l’oeuvre dans la sublimité qui les atteint en plein cœur et les rend meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été.
Le regard du Provençal est fasciné, en proie à la plus étrange des chorégraphies qui se puisse imaginer. Le pinceau est libre de soi, il court sur la toile, pose ici un bleu tiffany affirmé, là un bleu céleste plus léger ; ici un jaune aurore lumineux, puis un jaune maïs plus ombreux ; puis un rouge-oange qui vibre dans la discrétion, un nacarat proche de la chair ; plus loin un vert sauge, un vert amande pareil à un poudroiement. Alors ici, dans la joie plurielle de l’apparition, comment ne pas évoquer la formule si juste :
« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »
Ici, il n’y aurait presque rien à rjouter tant cette pensée accomplit, en une seule phrase, le destin de toute création. De la Couleur à la Forme, c’est-à-dire à ce qui fait phénomène dans sa plus haute Vérité, nulle distance, un simple et continu écoulement de la couleur en son autre, la forme qui, maintenant a renoncé à toute altérité pour connaître un unique destin. La couleur est forme en son immédiate venue sur la plaine du subjectile. « Peindre sur le motif », dès lors veut dire « peindre le motif » , peindre la Sainte-Victoire en sa pure beauté d’immédiate présence, peindre ce ciel, ces arbres, ces maisons, ce sol et les donner en tant que ce qu’ils sont : des êtres vivants qui nous font face, qui attendent d’être reconnus et portés à leur entière exposition, un ouvert sans retrait qui ne dissimule rien, la Nature en sa généreuse donation, l’être-à-découvert. Maintenant, décrire la Sainte-Victoire ne servirait à rien. Il lui suffit de se manifester de soi en sa plus effective parution.
Le moment est venu de faire retour à l’Autoportrait de Léa Ciari, de lui proposer, en une manière d’écho, un Autoportrait de Cézanne auquel nous aurons fait subir le même traitement plastique, à savoir effacer de son visage tout trait qui pourrait le donner en tant que réel. Geste iconoclaste, certes, mais indispensable si nous voulons poursuivre la monstration d’une biffure dont le contenu est plein de sens.
Portrait retouché à des fins d’illustration de la thèse
Ce que nous voudrions exposer, à ce point de l’article, l’idée selon laquelle l’Artiste contemporaine nous inviterait à faire l’expérience du primitivisme, de l’archaïsme, comme si le double regard porté sur l’œuvre, la sienne en l’occurrence, mais aussi l’épreuve retouchée de l’Autoportrait de Cézanne , nécessitait qu’une genèse de l’humain fût à anouveau accomplie, depuis les premiers balbutiements de l’Australopithèque jusqu’aux sophistifications du Sapiens sapiens, en passant par les étapes intermédiaires de l’Habilis, de l’Erectus, du Sapiens. Et, comme il a été longuement expliqué précédemment, à cette nouvelle posture progressive de l’humain en ses habiletés perceptives correspondraient les degrés successifs du Toucher, du Goût, de l’Odorat, de l’Ouïe, de la Vue. La station la plus essentielle se donnant sous la forme d’une longue immersion dans la mangrove anthropologique élémentaire, rudimentaire, comme si le simple et l’inachevé, l’à peine émergé des brumes et des convulsions du chaos, constituaient le socle nécessaire, inévitable, à partir duquel toute œuvre humaine, et singulièrement la création artistique, s’abreuveraient, alors même que l’origine en demeurerait dissimulée.
Pour cette raison, nous croyons volontiers que le tropisme cézanien, « le primitif d’un art nouveau », le mettait en contact direct avec cette Nature qui l’appelait comme l’un des siens. Nous croyons que la sauvagerie foncière de la Phusis, son désordre constitutif, sa sourde immanence, son fond indéterminé d’obscurité native, ses plis abyssaux, son langage convulsif, ses forces indomptées, tout ceci se donnait dans l’entièreté de la manifestation de la Sainte-Victoire, se répercutant, par un simple phénomène d’osmose, dans la quête de sensations brutes dont l’Aixois faisait sa provende quotidienne, brodant « sur le motif » les plus belles toiles qui se pouvaient imaginer. Un « art nouveau » devait en émerger dont on connaît aujourd’hui la fortune. Toute œuvre contemporaine est nécessairement traversée par cet archaïsme, animée, de l’intérieur, agitée des tellurismes de la Montagne, fondée sur les intuitions cézaniennes.
Source : Wikipédia
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Sans doute l’un des tableaux les plus significatifs qui puisse appuyer notre thèse en faveur du primitivisme, est-il constitué par cette œuvre d’une très grande beauté « La Carrière de Bibémus ». En elle convergent toutes les énergies, non seulement des créations de Cézanne, mais aussi le destin de l’Art, singulièrement du Cubisme, lequel en sa période analytique paraît vouloir reproduire les désordres initiaux du vivant, l’interpénétration réciproque des plans, la confusion des formes, leur foisonnenent faisant signe en direction de ce Toucher instinctif, sauvage, primordial qui structure tous les êtres du monde en leur laborieuse parturition. Nous, les hommes debout, si fiers de notre allure si élégante, reposons sur une structure limbique-reptilienne qui, parfois, traverse la masse grise de notre cortex avec les conséquences que l’on sait. Ces signes sont le pendant des sourds tellurismes qui courent à bas bruit sous les flancs de la Sainte-Victoire, que le génial Cézanne sut si bien mettre en couleurs. Alors, avec lui nous redisons :
« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »
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Ci-après quelques tableaux en tant que repères visuels
De ce qui a étét précédemment conceptualisé
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Phénomènes selon l’ESPACE (Du Proximal au Distal)
TOUCHER ce qui est sous la main
GOÛTER dans les limites du corps propre
SENTIR ce qui se donne dans une proximité relative
ENTENDRE bien au-delà du corps propre
VOIR en une synthèse largement ouverte
Phénomènes selon le TEMPS (Immédiat/Différé)
TOUCHER dans le présent
GOÛTER se souvenir d’un goût récent
SENTIR ramener à soi une fragrance déjà ancienne
ENTENDRE une comptine du temps de l’enfance
VOIR imaginer ce qu’est le temps présent, ce qui a été, ce qui va advenir
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Phénomènes selon la PARTIE el le TOUT
TOUCHER le site de son propre corps
GOÛTER ce fruit cueilli dans l’arbre
SENTIR ce bouquet de roses du jardin
ENTENDRE ces voix parmi le vaste concert du monde
VOIR la totalité de ce qui nous échoit dans l’espace d’un regard : vastitude sans
fin
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Phénomènes selon le PARTICULIER et l’UNIVERSEL
TOUCHER cet objet qui vient à moi en tant que singulier
GOÛTER cette saveur qui joue avec d’autres saveurs
SENTIR un arôme partagé par beaucoup
ENTENDRE la globalité approchée des discours humains
VOIR bien au-delà de soi jusqu’à ce qui se donne tel l’infini, cet horizon puis
tel autre, puis tel autre
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Phénomènes selon l’ouverture de la CONSCIENCE cézanienne du monde
Dans l’orbe du TOUCHER - Corps à corps du Peintre avec la dimension abrupte, profondément terrestre, matérielle, refermée de la Montagne. Dimension uniquement monadique, correspondant à une simple germination interne. La vue est encore sur le mode mineur de la pré-éclosion, immersion dans le paysage jusqu’à s’y fondre totalement.
Dans l’orbe du GOÛTER - Une rumeur sur les papilles. Un goût dont le Peintre ne connait pas encore la provenance, mais dont il éprouve la souplesse d’un premier dépliement. Germination initiale qui devient hampe florale mais non encore pourvue de fleurs. Simplement une élévation, un début d’ouverture à ce qui s’annonce.
Dans l’orbe du SENTIR - Ce que le goût annonçait, le sentir artistique en déploie la douce fragrance. Sentir, dès lors, c’est se sentir vivant en tant qu’Artiste, autrement dit occuper le centre d’une conscience qui va témoigner par couleurs médiatrices de l’une des formes du monde dont il faut témoigner avec amour, prémisses d’une passion qui couve sous la cendre. Le bourgeon se déclôt dans la sérénité, les feuilles dessinent les contours de la fleur en attente de sa parution.
Dans l’orbe de l’ENTENDRE - La conscience qui n’était au départ que conscience de soi, voici qu’elle devient conscience de cette altérité dont, du reste, le Peintre n’attend nul éparpillement car alors l’œuvre lui échapperait et sa singularité se dissoudrait dans les mailles du réel. Non, la conscience cézanienne se sustente de tous ces sons, de cette manière de symphonie provençale qui le nourrit et que, par un juste retour, il sublime au gré des touches posées par son pinceau. Une conscience, l’humaine, rencontre l’autre, l’objectale, et un mutuel nourrissage s’ensuit dont chacune s’accroît, prestige infini de l’Art en sa généreuse donation. Maintenant la floraison a lieu, maintenant se déploie la corolle à la manière du Tournesol vangoghien, un vertige s’empare des sens qui sont portés à leur plénitude. Sans doute serait-il exagéré de parler d’extase mais ce qui est sûr c’est que Cézanne, peignant la Sainte-Victoire, dans le feu de la création, est déporté de son être qui plane en quelque endroit mystérieux, une cimaise qui ne se peut quitter qu’à regret.
Dans l’orbe du VOIR - Le travail lent et progressif des sens, voici qu’il trouve son couronnement dans la totale adhésion - peut-être d’adhérence -, à ce qui le constitue en propre dans l’acte de peindre, lequel est le motif ultime au gré duquel la Montagne culmine à des hauteurs tout à fait spirituelles, moins de corps, plus d’esprit, et c’est bien une sorte d’apothéose, d’éblouissement qui font effraction au sein de la conscience et la dilate aux limites mêmes du monde. S’agit-il de son Origine selon les souhaits du Peintre ? Seul lui-même était en mesure d’en apprécier la vastitude. Oui, vastitude assurément. L’on n’est pas soi-même l’aurore d’une « art nouveau » sans que soit atteinte cette dimension. Surrection, tout en hut de l’éther, de ce qui ne se donne jamais qu’une fois : ce chef-d’œuvre qui hante en secret toute conscience d’Artiste.