« Sans titre »
Barbara Kroll
Source : SINGULART
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Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?
Le temps est à la brume ce matin. Les automobiles glissent sur la route avec un bruit de feutre. Parfois, venu du lacis des branches, un faible pépiement et tout retourne au silence. Il n’y aurait guère que le vol des oiseaux pour rayer le ciel, l’égayer, mais ils sont encore au nid, logés dans leurs boules de plumes. M’éveillant ce matin de bonne heure, me rasant devant le miroir, l’esprit encore envahi de la nébulosité du songe, c’est votre image qui s’est levée du tain d’argent sans que ma volonté puisse, en quoi que ce soit, en différer la venue, l’atténuer. Vous, la Chorégraphe (c’est ainsi que vous m’apparaissez dans le premier empan de mon regard), avez surgi d’un Rien qui confine au Néant et j’aurais presque maudit mon imaginaire de vous donner telle une fuyante esquisse dont je supputais qu’elle pouvait se retirer sitôt qu’entrevue. Mais, voyez-vous, c’est une manière de grâce qui m’a été allouée, qui tient à votre étrange persistance. Continûment, votre effigie clignotait entre deux attouchements de blaireau, entre deux vagues de mousse posées sur ma peau. Certes je n’aurais su m’en plaindre. Est-on contrarié d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art dans la pièce claire d’un Musée ?
Maintenant, me voici livré à une tâche qui ne manquera de vous étonner, puisque je vais vous décrire et vous désigner telle la Destinataire de mes mots. Ainsi ce sera à votre tour de vous découvrir dans le miroir que je vous tends. Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? Ne soyez nullement étonnée de la complainte qui fait son bruit de source et coule à la manière d’une eau claire de Vous à moi, un genre de fil d’Ariane, si vous voulez. Ou de fil de la Vierge. D’Ariane ou bien de Vierge, c’est sa ténuité que vous retiendrez, sa fragilité, ceci en fait tout son prix. La minceur est toujours affectée du privilège de la beauté. Sans doute en avez-vous déjà éprouvé la touche de talc en l’intime de votre corps ? Il y a des choses illisibles, indicibles, cela frôle les yeux, cela poudre la chair, cela fait son doux bruit de flûte tout contre le pli de l’âme et l’on ne ressort de tout ceci qu’avec une manière de vertige qui dure longtemps, nous égare parfois, nous porte à la limite de notre être.
Chorégraphe vous êtes en votre essence la plus accomplie. Vous n’êtes qu’une forme fragmentaire, ce dont je ne saurais me plaindre. Ce qui m’est ôté, je le reconstruirai à la force de mon invention. Sans doute ne serez-vous, au sein de ma fiction, qu’une sorte de revers de-qui-vous-êtes. Mais si, à l’évidence, nous manifestons un endroit, en toute logique notre envers doit bien pouvoir être rejoint en quelque lieu.
Dans celui de l’imaginaire ?
Dans celui d’une fable ?
Dans la conque d’une douce volupté ?
Ou bien au centre igné d’un irrépressible désir ?
Nous sommes des êtres si complexes que le portrait que nous pouvons tracer de nous n’est jamais qu’une suite d’intervalles, de pointillés, de rythmes qui paraissent pour s’évanouir bientôt.
La salle dans laquelle vous faites le geste de la danse est silencieuse, claire. A votre expression il faut cet écrin où rien ne bouge, où vous êtes la seule à pouvoir proférer du sein même de votre corps. Cependant vous n’êtes nullement une Ballerine professionnelle, votre vêture en témoigne qui est de ville, non de scène. Si bien que je pourrais me poser la question de cette esquisse, le motif qui vous porte à la danse :
Joie éphémère ou bien durable ?
Quelque fête à souhaiter ?
Une soudaine félicité dont vous ne
Connaissez le lieu de sa venue ?
Lorsque le plaisir rosit vos joues, quelle est la figure qui signe le mieux votre climatique interne :
La rapidité d’un entrechat ?
La souplesse d’un fondu ?
La légèreté d’un glissé ?
Vous apercevez-vous au moins que je vous ménage, que je déplie votre corolle avec le plus grand soin, que je ne saurais brusquer la délicatesse de votre apparition. Vous êtes identique à un mot posé sur une feuille : tel convient dont tel autre détruirait l’éphémère équilibre.
Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? J’ai quitté le miroir de ma salle de toilette. J’ai pris un petit déjeuner frugal. Je marche sur le chemin blanc du Causse avec votre Silhouette qui m’escorte. Toujours je vous vois. Je vous vois de dos, la masse gris-bleue de vos cheveux est pareille à la fuite du nuage dans le ciel. Vos bras sont levés en arceaux, ils dessinent la forme régulière d’une jarre antique. Votre corps est doucement incliné vers la droite, il me fait penser au flottement d’une algue dans une eau alanguie. « Luxe, calme et volupté », si vous préférez. Je crois que ces trois mots vous définissent bien mieux que ne le ferait une longue histoire. C’est étonnant, la force de radiation du langage lorsque le lexique juste est trouvé, lorsque la pure vérité exsude de son irremplaçable présence. Certes, « luxe » pourrait faire signe en direction de « luxure » mais il y a, ici, une telle sagesse, une telle exactitude du mouvement que rien de fâcheux ne pourrait s’y imprimer. « Calme » énonce lui-même l’atmosphère de repos, de sérénité. Quant à « volupté », ce mot chargé de sensualité charnelle, il n’est synonyme que d’une plénitude qui vous visite avec la même pudeur que met l’Argus à butiner les pétales de soie de la fleur.
Votre robe, elle suit les belles lignes de votre corps, votre robe est une eau semée de feuilles que, peut-être, un saule pleureur a laissé chuter du haut de ses frêles ramures. C’est à peine si le motif y paraît dans la qualité de la lumière, elle me fait penser aux glaces du Grand Nord, aux flancs d’une banquise flottant à mi-eau. Les lames du parquet qui accueillent vos pieds (je les suppose nus), est d’une belle couleur jaune avec des touches de vert, juste un effleurement, une à peine insistance. Et le plus troublant, je crois, cette silhouette fugitive, en partance pour quelque contrée mystérieuse, Un gris Souris se diluant dans le ciel du miroir, comme si votre image reflétée était la simple et insoutenable allégorie d’une disparition. Je dois vous avouer que cette parution à la limite d’un spectre a longuement hanté ma conscience. J’en éprouvais l’inconsistance existentielle, j’en apercevais le tissage éthéré, comme si votre figure me parvenait depuis les rives étranges de quelque outre-monde, de quelque pays utopique qui m’ôteraient tout espoir de pouvoir vous rejoindre un jour, fût-il lointain, fût-il hypothétique. Vous savez, Chorégraphe, combien l’espoir est une force vive qui sert à progresser dans la vie, à tracer le sillon de son chemin.
Le chemin du reste, le voici parcouru pour la millième fois, conduit à la frontière d’une possible usure. Tout le long vous y avez été présente : l’air que je respirais, l’eau qui mouillait mes yeux, les mots qui hantaient mon esprit. Un soleil pâle commence à trouer la brume. Quelques corneilles criaillent autours des touffes épineuses des genévriers. Dans quelques minutes je serai assis à ma table de travail, devant la neige de mes feuilles. Elles attendront ces petits signes noirs que j’y dépose le jour durant. Sans doute serez-vous l’un d’entre eux, disséminé au gré des pages. Sans doute y danserez-vous un ballet dont il me reviendra de traduire le sens.
Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?
Juste une suite de phrases
Dans le blanc des pages.
Dans le blanc.