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17 septembre 2022 6 17 /09 /septembre /2022 08:17
MONO-LOGUE

Peinture : Barbara Kroll

 

***

« Ils ne se disaient rien d'intime ;

tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ;

ou plutôt (...) ils monologuaient ensemble,

chacun de son côté. »

 

Romain Rolland – « Jean-Christophe »

 

*

 

   [Ce texte, comme bien d’autres, se donne en termes énigmatiques, aussi une tâche de compréhension est-elle requise afin d’en pénétrer le sens. Ici, le problème abordé présente des visages multiples : psycho-philosophique, ontologique (qu’en est-il de l’être de chacun, de chacune ?), et pour finir éthique puisque aussi bien la dimension de l’Altérité y est le fil rouge, lequel joue en permanence avec celui qui lui est logiquement coalescent, à savoir celui de l’Identité. L’on verra qu’entre ces deux réalités, le jeu du texte consiste à brouiller les lignes, à confondre les images, à donner l’UN pour l’AUTRE si bien que résulte du propos une manière d’être hybride, tantôt disposant de sa propre identité, tantôt renonçant à cette dernière pour le motif d’une subordination à l’Autre. La thèse ci-après développée est la suivante : tout épanchement confidentiel (ce qu’évoque la peinture de Barbara Kroll), bien plutôt que de s’intéresser à l’Interlocuteur qui fait face, ne consiste qu’en un jeu de dupes, en réalité le Locuteur ne parlant jamais que pour Soi et n’attendant de l’Autre qu’une confirmation de ses dires.

   Étrange posture autistique qui fait du Soi la seule et unique possibilité existentielle. Bien évidemment, comme toute thèse, ce parti-pris est totalement théorique, il ne suppose quelque horizon axiologique qui énoncerait la supériorité de telle valeur (le Moi en l’occurrence), par rapport à telle autre, (l’Autre en sa présence), au simple motif que cette position solipsiste serait à proprement parler insoutenable. Ce qu’il s’agit de déterminer, la nature même du langage en sa fonction de communication. En définitive, dans l’échange, nul Locuteur n’est spolié en regard de son Vis-à-vis, puisque toute situation dialogique suppose la prise successive de la parole. Là où l’abîme se creuserait de manière inquiétante, c’est bien si un seul des Interlocuteurs imposait sa loi à l’Autre, lui ôtant toute liberté. Ceci est le sombre « privilège » des Dictateurs et autres Tyrans dont notre Planète n’est nullement avare. Parlons tant qu’il en est encore temps. Parlons de Nous, de l’Autre, parlons du Monde car, comme toujours, nous sommes au centre de cette polyphonique réalité.]

  

*

 

   Vous, les Deux Attablées, vous les Mystérieuses qui semblez plongées dans un discours sans fin, vous qui avez réduit le Monde à deux présences, mais ô combien présentes à elles-mêmes, situées dans cette intimité confidente qui paraît ne faire qu’UNE seule et même réalité, qui êtes-vous en votre fond ? Vous dont les physionomies externes strictement assemblées au sein d’une dyade vous font apparaître encore plus soudées que des jumelles homozygotes, VOUS en un unique JE fusionnées. Vous et un SEUL MOI qui rayonne et l’univers tout entier est soudain synthétisé en ces DEUX formes conjointes que nul, jamais, ne semble pouvoir séparer. Autrement dit, les visages que vous présentez au Quidam que je suis, sont la figure même de l’Altérité sous l’apparence de l’Unique. Mais je prends soin de vous nommer afin de mieux vous différencier, de vous attribuer une identité à chacune tant qu’il en est possible de le faire, avant même que vous ne disparaissiez en

 

un seul corps,

un seul esprit,

une seule âme.

 

  Une communauté réduite à la simplicité du DEUX. DEUX seulement et le reste du Monde s’évanouit dans les lointains. Mais il s’agira, en fin de compte, de savoir si vous êtes UNE ou bien DOUBLE.

  

Vous, à gauche de la scène, je vous baptise ALINE

Vous, à droite de la scène, je vous baptise ENILA

 

Il ne vous aura pas échappé qu’ALINE

est le nom inversé d’ENILA

comme si vous étiez de simples Présences en Miroir

votre Image, ALINE, reflétée en l’Autre

l’image d’ENILA reflétée en Vous.

Et bien sûr le processus joue

aussi dans l’autre sens.

 

   Oui, je perçois combien cette situation est étrange qui, tantôt dit la Pure Individualité, proclame le Solipsisme puis, l’instant d’après, profère la Dualité de Deux êtres séparés. Bien évidemment, de cette figuration de l’image (une semblance se détache de qui vous êtes toutes les deux), de cette nomination inversée (Aline - Enila), ne peut régner qu’une confusion et dès lors un Chaos se lève, qui vous fait douter de qui-vous-êtes. Êtes-vous vous-même, avec vos propres limites ? Ou bien avez-vous franchi une étrange ligne qui vous conduit à vous interroger de cette manière si peu logique :

 

Suis-je MOI ?

Suis-je l’AUTRE ?

Suis-je l’Autre en Moi ?

L’Autre est-elle Moi en Elle ?

Où commence mon Moi ?

Où finit-il ?

L’Autre empiète-t-il sur mon domaine ?

 L’Autre, m’arrive-t-il

de le porter en Moi à mon insu ?

A son insu aussi ?

  

   Alors, voyez-vous, les termes du questionnement deviennent si imprécis, les formes de l’Une et de l’Autre si emmêlées que vous seriez constamment menacées de folie à en poursuivre la quête confondante, radicalement aporétique. Savez-vous au moins en quoi consiste l’essence de la folie ? Eh bien elle consiste en cette simplicité désarmante : ne plus éprouver son propre Soi en tant que tel, l’éprouver seulement en tant qu’Altérité. Si vous voulez, l’entrée dans votre propre réel de l’assertion rimbaldienne :

 

« JE EST UN AUTRE »

 

   Formule étonnante qui ne peut guère être formulée qu’au titre d’une licence poétique, simple métaphore qui fait image et retourne aussitôt sur les rives de l’imaginaire. Car, foncièrement, ceci énoncé en termes généraux, universels,

 

JE ne serai jamais l’AUTRE,

pas plus que l’AUTRE ne sera MOI.

 

   Chacun enclos en ses limites y demeurera autant de temps que durera son intime « normalité ». La folie, que Gérard de Nerval nomme poétiquement « épanchement du songe dans la vie réelle », dit bien le danger de « l’épanchement ».

 

Le SONGE, c’est l’AUTRE,

 

   nécessairement puisque sa réalité est une terra incognita, un domaine proprement insondable, sa conscience un puits sans fond que lui-même ne connaît qu’imparfaitement. Alors, l’Autre en tant que Songe, s’il s’écoule en Moi, va nécessairement tisser en ma psyché les failles, les tellurismes, ouvrir l’abîme onirique qui entraînera ma conscience dans l’opacité, l’obscurité des grands fonds, là où plus rien ne signifie qu’une vacuité sans limites.

   Alors, après ces quelques considérations théoriques, abstraites, nous revenons à la fiction proposée par l’image. Qu’y repérons-nous qui puisse se relier aux paroles antécédentes ?  ALINE s’épanche-t-elle en ENILA ? ENILA, à son tour, par un phénomène de simple réciprocité, s’épanche-t-elle en ALINE ? Existe-t-il un système de vases communicants ? De l’une à l’autre, une étrange alchimie trouve-t-elle sa place qui ferait des deux Complices de simples cornues échangeant leurs propres métaux, les transmutant en un or unique, comme si chacune troquait sa folie contre la folie de l’autre puisque, en tout état de cause, tous dotés d’un irrationnel, nous participons à et de la folie. Y a-t-il échange simple ? Y a-t-il captation de l’intime de l’Autre ? Mais maintenant, il convient de décrire et de décrypter quelques symboles latents dont le dévoilement du chiffre nous conduira, peut-être, à l’orée de quelque sens.

      Le haut de la pièce est plongé dans un genre d’obscurité verdâtre qui fait penser à ces zones interlopes où rien ne se distingue de rien. Aussi bien un Passant se confond-il avec un autre Passant. Aussi bien un Quidam se fond-il en un autre Quidam. Partage, échange des identités.  Seul règne le confusionnel. Les limites sont floues. On ne sait plus Qui est Qui. Donc ALINE est à gauche, assise sur une chaise, buste incliné vers l’avant. Son visage se repose sur son bras relevé. Elle semble être en position d’écoute. Donc à droite se trouve ENILA. Assise elle aussi sur une chaise. Buste également incliné, dans la posture de la confidence. Visiblement elle parle. Sans doute sur le mode du chuchotement.

 

Confidence pour confidence ?

Laquelle a parlé en premier ?

Le motif est-il bien celui d’un épanchement ?

Comme si les deux Protagonistes étaient

des vases dont le contenu serait

destiné à l’objet adverse.

JE m’écoule en TOI qui m’écoutes.

Puis inversion du sens du phénomène.

 

   Celle-qui-écoutait devient la seule Locutrice. Celle qui parlait est pure réception de la parole. Le temps passe inexorablement, c’est là sa fonction de temps.

 

D’une Interlocutrice l’Autre,

c’est un jeu de navette,

une jonglerie de pingpong,

une partie de pelote Basque.

JE suis la Balle chargée de discours,

TU es le Fronton qui reçois ma Balle.

Rôles alternatifs qui s’échangent

en une manière de chiasme.

Ici vient d’être dit le mot décisif

par lequel saisir le sens profond,

 charnel des échanges :

 

FRONTON

  

 

   Métaphoriquement, pour l’Autre qui nous parle, nous sommes simplement le vis-à-vis, le réceptacle, la surface sur laquelle rebondit son Verbe. Nous sommes d’abord, Accusés de réception, surface censée vibrer à la façon d’un diapason. Regardez l’image : ALINE est le Fronton, la paroi sur laquelle ricoche la parole d’ENILA. Totale passivité d’ALINE. Totale effervescence d’ENILA. L’animation d’ENILA se nourrit de l’apathie, de l’inertie d’ALINE. Sans doute une Volonté de Puissance se dresse-t-elle dont la conséquence, pour la face adverse, consiste en son adoubement, sa soumission. En son fond, il y a une dimension captatrice, aliénante de l’épanchement. Celle-qui-s’épanche fait de Celle-qui-Recueille, son Obligée, celle dont la seule tâche est de se rendre totalement disponible au discours de l’Autre, le centre d’intérêt en fût-il futile, située hors du champ des affinités de l’Auditrice.

   Ici s’instaurent une dysharmonie, un réel déséquilibre entre la Locutrice et Celle qui lui fait face. Et cette expression de « faire face » surgit à point nommé. Prenons-là au premier degré et disons :

 

Celle qui écoute FAIT FACE à celle qui parle.

FAIRE FACE, ici, doit être entendu

en un sens quasiment performatif.

Elle FAIT FACE : elle donne VISAGE

à celle qui est douée de parole.

Et donnant FACE,

c’est son propre visage d’Interlocutrice

qu’elle efface au motif que s’il était

trop réel,

trop présent,

 trop rayonnant,

il ferait obstacle

aux mots de la Protagoniste.

Face, Visage = Identité à Soi.

Or que veut la Locutrice ?

 Que celle-qui-Reçoit soit

Seulement l’ombre

De Qui-elle-est

Avec elle entièrement

Confondue

Invisible

en quelque sorte

 

JE est une AUTRE

 

   En son fond écouter est ceci, se déporter de Soi, s’exiler et devenir, en quelque façon, le langage de l’Autre, celui par lequel il m’aliène en lui et me tient sous sa fascination. Car tout discours, et singulièrement l’épanchement confidentiel procède à la capture de l’Autre si bien que ce qui se déroule est simple MONO-LOGUE (le trait d’union est le lieu même de la césure) , à savoir JE parle à Moi Seul afin qu’existant à mon acmé (du moins le supposé-je) mon langage puisse devenir le Miroir au gré duquel je me sente exister.

   Que dire du bas de la scène qui ne vienne surcharger inutilement le sens précédemment décrypté ? Le bas est clair, teinte saumon, identique aux jambes des Interlocutrices. Y aurait-il au moins quelque trace symbolique qui confirmerait les thèses énoncées plus haut qui, résumées, se limiteraient à cette unique et étrange vérité :

 

tous autant que nous sommes,

ne nous donnons jamais

qu’en tant que MONOLOGUES

 

   autrement dit ce discours que l’on ne tient que pour SOI SEUL, l’Autre demeurant un commode alibi, un prétexte, une chambre d’écho nous délivrant de nous adresser à un Silence qui menacerait, bien vite, de devenir notre tombe. Donc, symboliquement, ce pied de la table en position centrale n’indique-t-il, graphiquement, ce que nous livre un examen minutieux des modes de communication interpersonnels, cette césure, cette coupure, cet abîme qui toujours s’installent

d’une Conscience à une autre,

 d’une Volonté à une autre,

d’une Réalité à une autre.

  

   Dans son roman, « Jean-Christophe », Romain Rolland fait allusion à cette dimension de l’intersubjectivité :

 

« ils monologuaient ensemble, chacun de son côté »

 

   Combien cette énonciation me paraît juste. Nous pourrions la transposer mot pour mot, changeant seulement le « ils » en « elles », « chacun » en « chacune » :

 

« elles monologuaient ensemble, chacune de son côté »,

 

   la modification serait infinitésimale, marquent le peu de différence de la qualité de la communication.

 

Masculin/féminin : même combat.

Il s’agit toujours d’être LE PLUS BEAU,

la PLUS BELLE.

JE parle = JE veux être entendu

telle la SEULE forme au Monde.

Ceci est indissociable

de l’Essence Humaine,

aussi devrions-nous en convenir

au-delà de toute référence

logique ou bien rationnelle.

Nous ne sommes nullement

des déterminations

 de quelque Haute Conscience

 qui décréterait

quelque parole de Vérité.

Nous ne sommes que

des Vivants,

des Vivantes

qui ne veulent

« prêcher dans le désert ».

 

 

 

 

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commentaires

S
"Pour le Meilleur & pour les Rires" - très joli Duo - logue !
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B
Bonjour S. Merci pour ce beau Duo-Logue. BS.

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