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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 07:37
Régime confusionnel

 

Acrylique sur papier

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   C’est un peu comme si tout venait de commencer. Il y aurait encore des lambeaux de nuit accrochés au Néant, faseyant au vent du Rien avec une étrange obstination. Nul regard ne serait là pour le percevoir, en rendre compte. Nulle autre conscience que des draperies d’inconscient flottant ici et là, telles des goélettes naviguant à l’estime parmi les brouillards cotonneux de l’indistinction. Il y aurait une réelle douleur des choses à être non encore issues de leur bogue, refermées en leur calice étroit, à peine la tunique d’une chrysalide, une fermeture en réalité. Et nulle parole qui viendrait se superposer au silence. Les choses seraient en deuil d’elles-mêmes, courant après leurs formes sans jamais pouvoir les rattraper. Cependant nul ne pourrait se plaindre de cette situation au motif que personne ne serait encore venu à la manifestation, que l’essence de l’Homme ne ferait que végéter dans l’étrange cornue de quelque archaïque Alchimiste, peut-être un Démiurge dont on ne pourrait décrypter l’image, car elle se confondrait avec ses créations confuses, n’en excédant nullement la sourde présence. Tout serait contenu en tout, si bien que rien n’émergerait de rien.

   Toutefois, à l’horizon de ce qui serait un jour le Monde, quelques vagues silhouettes commenceraient à se dessiner sur l’écran illisible d’un fond lui-même invisible. On ne saurait nullement de quoi il retournerait. Ce serait un peu comme si l’Alchimiste avait vidé le contenu de ses cornues sur le sol de son laboratoire, de surprenantes entités se donnant à voir, là et encore ailleurs, identiques à des algues échevelées s’animant sous le courant d’une eau tachée de mousses, de lichen, parcourue du vert sombre de lentilles d’eau. Imaginez la sorte de vision que vous pourriez avoir de ce qui vous entoure si votre tête était plongée dans l’eau d’un aquarium dont les parois seraient maculées d’une matière végétale, genres de flagelles vert-de-grisés formant résille et limitant votre vue à votre environnement immédiat. Votre forte myopie vous réduirait alors à ne bâtir qu’hypothèses, à halluciner des images plus fausses les unes que les autres.

   Mais, maintenant, il faut envisager une possible genèse, ne laisser nullement les choses en leur état, faute de quoi la confusion de ce-qui-nous-fait-face nous gagnerait et nous ne pourrions plus alors éviter la cruelle dague de la folie. C’est toujours ainsi nous, les Hommes, voulons connaître, afin que, connaissant, nous nous distinguions de cette pluralité nébuleuse, obscure, sibylline, qui longe nos entours et menacerait de nous phagocyter sans délai. Il nous faut nous différencier de la matière profuse, procéder sans délai à notre individuation, nous distinguer de la plante, du minéral et, bien évidemment, de nos Congénères, de manière à ce que notre silhouette humaine levée, nous puissions fonder nos assises dans notre propre identité et nous affirmer telles les singularités que nous avons à être. Il est toujours douloureux de ne pouvoir nommer le minéral en sa surabondance, de ne pouvoir distinguer les espèces du foisonnement végétal, et il est une bien plus grande souffrance dès qu’il s’agit de l’Humaine Condition.

   L’Autre qui-nous-fait-face, nous attendons de lui qu’il se livre dans la clarté. Qu’il fasse fond sur quelque chose dont il se distingue, qui le différencie, l’individualise. L’Autre, nous exigeons de lui la juste épiphanie qui nous le livre de tette ou de telle façon, avec une allure, des traits distinctifs, des stigmates même si c’est le prix à payer pour que, justement déterminé, il ne s’annonce plus en tant que « chose » menaçante avec laquelle nous risquerions de nous confondre. L’Autre, nous voulons lui attribuer une forme, lui destiner un nom, Pierre, Jacques, Adeline, Sophie, peu importe, mais un nom, la manière insigne qu’il a de se désigner parmi l’immense polysémie du Monde. Mais assez argumenté, à présent, il faut décrire ce qui vient à nous et ouvre une manière d’espace dialogique. Certes, nous dialoguerons à voix basse mais ceci sera mieux que le lourd silence qui ne manquerait de nous saisir au prix de notre cruelle mutité.

   Il y a un fond, pareil à une argile diluée après qu’une averse a eu lieu. Ce fond d’argile, si l’on se confie aux paroles de la Genèse, est matière originelle qui porte en son sein la texture humaine en sa première profération. Petit à petit cela se lève, petit à petit cela murmure. C’est une voix qui vient de très loin, traverse des membranes de brume, se fraie un chemin jusqu’à nous pour nous dire, du plus loin de l’espace, du plus distant du temps, le début d’un poème, l’amorce d’une fiction qui n’auront de cesse d’avancer dans le sillon de leur destin. Nous en serons, nous les Anonymes, nous les Étrangers parfois à nous-mêmes, les heureux destinataires. Cette parole, il nous reviendra de la féconder, de la multiplier, d’en faire déplier sous tous les horizons la dimension productrice de SENS, car c’est bien le SENS qui doit constituer la matrice selon laquelle orienter nos pas sur cette Terre qui nous accueille et nous remet avenir et projets multiples. Ceci se nomme EXISTER et ceci est précieux, y compris pour les Distraits qui marchent sans s’apercevoir qu’ils marchent.

   L’argile, la belle argile fondatrice, voici qu’elle s’anime de mouvements presque inaperçus, des tensions se lèvent en elle, des lignes se disent dans la plus grande douceur, des taches de couleur diffuses, des sortes de pastels ou bien de claires aquarelles commencent leur voyage pour une destination emplie de mystère, cernée d’infini. C’est comme si cet apparitionnel, depuis le lieu retiré de sa provenance, cette naissance à soi des formes ne connaissaient que leur propre site, tel un langage qui susurrerait pour lui-même, manière de marche tout autour de soi dont nul ne pourrait percer la signification. Une étrange cérémonie dont nulle exploration ne parviendrait à résoudre l’énigme. Peut-être toute manifestation d’être est-elle, à elle-même, sa propre justification et tout essai d’en pénétrer la complexité serait vouée à l’échec. Mais faute d’en deviner les arcanes, il ne reste plus qu’à tirer des plans sur la comète. La grande force de cette œuvre sur papier est de proférer beaucoup à partir de rien ou, du moins, pour ce qui semble se donner comme tel.

   Osons une interprétation. Elle ne sera jamais que la nôtre puisque toute interprétation n’est que le produit d’une pure singularité, la trace d’une intime subjectivité. Lignes, taches, couleurs, fond, tout se donne dans une façon de camaïeu qui ne fait se lever des formes qu’à mieux les confondre. De facto, nous sommes en pleine confusion visuelle, un bizarre astigmatisme nous place dans un rayon d’évidente incertitude, si bien qu’une seconde hypothèse vient, sitôt énoncée, détruire la première dont nous pensions qu’elle pouvait tenir. D’une manière qui n’est nullement fortuite cette esquisse nous induit en erreur, nous fait différer de qui-nous-sommes pour la raison que, privés de repères stables, nous avons du mal à nous amarrer à quelque amer qui nous indiquerait une direction sûre. Aussi, si nous visons ce que l’Artiste porte au-devant de nous, nous ne pourrons guère formuler que des postures contradictoires. Qu’en est-il de ces signes sur le papier ? Que voyons-nous dont notre conscience pourrait faire son aliment le plus fidèle ? Ces formes, donc, est-ce la projection de l’étonnement de surgir dans l’être ? S’agit-il d’une rencontre contingente entre deux individus de hasard ? Ou bien assiste-t-on, sans qu’aucun fard nous en dissimule la réalité, à la collision de l’Amour, à son violent tellurisme ? Ou bien l’entrelacs de ces formes symbolise-t-il l’une des façons d’apparaître de l’effroi de vivre ? Ou bien encore serait-ce le lieu d’une allégorie qui nous alerterait sur le danger permanent d’une confrontation de l’Humain avec l’Humain ? Ou bien y est-il question de la mise en scène de l’aporie constitutive de notre finitude ?

   Bien évidemment, si nous quittons toutes ces visées abstraites, si nous rétrocédons d’un degré, si nous hypostasions les quelques idées qui se profilaient à l’horizon de notre pensée, nous nous apercevrons vite qu’il s’agit d’un réel incarné avec toutes ses composantes humaines, rien qu’humaines. Å l’aune d’une acuité du regard et, corrélativement, d’un approfondissement de la perception, nous distinguerons le buisson noir des cheveux jouant en écho avec la sombre végétation pubienne. Nous percevrons un buste colorié entre Sarcelle et Persan, un buste de douce venue, sans doute plein de promesses de félicité. Nous verrons le compas des jambes largement ouvert comme pour nous inviter à la fête d’Éros en sa dionysiaque effervescence. Nous apercevrons, à l’arrière-plan, quelques traits délimitant une anatomie que nous supputons être celle d’un Homme. L’un de ses bras faisant le geste d’enlacer la Femme sise au premier plan.

   Mais rien de plus ne nous sera dévoilé que cette fragmentation qui pourrait sembler tragique si elle ne s’inscrivait dans un parti-pris esthétique évident : nous disperser, nous les Voyeurs, aux motifs de nos impressions originelles, afin, en un second temps, de mieux nous réunir à l’intérieur de-qui-nous-sommes. Car nous ne sommes nullement écartelés dans le motif de cette vision pourtant éclatée. En réalité, c’est le chemin parcouru de l’indistinction abstraite (ces formes, ces taches, ces lignes) en direction d’un formalisme entaché de réel (cette tête, ces jambes, ces corps) qui totalise le SENS pour nous. D’éparpillés que nous étions dans le procès primitif de notre originaire vision, nous en venons à une manière de complétude, donc de réunification de-qui-nous-sommes dès que nous débouchons en terrain de connaissance, de familiarité : ces anatomies, cette gestuelle apparemment figée bien que réellement opérante, cet Amour qui vibrionne et fouette jusqu’au sang les êtres de chair que nous sommes. Toute forme d’Art accomplie est ce trajet d’une dispersion initiale à une unité finale, fût-elle toujours à remettre en question. Tout régime confusionnel retrouve toujours l’espace de son ressourcement. L’œuvre artistique en est certainement la plus belle des illustrations. Les œuvres de Barbara Kroll sont exemplaires en ce domaine.

  

 

  

 

  

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