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10 juillet 2023 1 10 /07 /juillet /2023 09:29
Vous aux seins nus

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Cette haute inquiétude qui me hante,

ces ombres longues qui parcourent

la plaine de ma chair,

ces zébrures de non-sens qui

déchirent le cercle de mes rétines,

 

   je sais que, jamais, je n’en pourrai venir à bout. Nombreux seront Ceux, Celles qui se demanderont pourquoi. Certes leur questionnement sera légitime mais s’alarmant de qui-je-suis, ils ne seront qu’à la recherche de leur propre moi, ce moi qui rayonne et demande que des nutriments lui soient apportés afin de ne point succomber sous les traits saillants de l’inanité. Car c’est toujours d’un vide dont il s’agit, d’un aven qui s’ouvre au milieu du corps par où la conscience pourrait connaître le cruel vortex de la finitude. Toujours nous sommes à la recherche de l’Autre, cette manière de Néant qui brasille du plus loin de la nuit et menace de s’éteindre sans cesse.

 

Donc mon inquiétude,

ce signe diffus qui ne saurait

se reconnaître lui-même,

cette braise éteinte dans

la vibration du jour,

ces pétales fanés qui n’attendent

que le moment de leur chute,

c’est le souci de l’Autre.

L’Autre : ce vaste Monde que

mon imaginaire parcourt

sans aucunement l’épuiser.

 

L’Autre :

cette poésie énigmatique,

ces feuillets parsemés du poinçon

impénétrable des hiéroglyphes,

cette langue qui me demeure

 étrangère, sinon étrange,

ces mots qui me conduiraient

 à trépas si je m’immolais

 dans le tissu dense de leur

confondante arborescence.

  

L’Autre : Celle, sublime entre Toutes,

Celle haussée à même

son titre d’Inconnue,

Celle semblable au

coton de mes rêves,

 

   Celle dont mon âme eût pu s’enorgueillir de la compter parmi ses familiers, ses proches, ses amis mais qui fuit toujours là-devant, dans une manière de tourbillon qui l’oblitère. Une vue en eût été possible, laquelle ne se résout qu’en une lourde cécité.  

   Vous qui me lisez ou feignez de le faire, l’esprit occupé de mille tâches subalternes, de mille minuscules manies qui obèrent jusqu’à la justesse de votre regard, vous qui êtes nécessairement Autres, pouvez-vous comprendre ceci et l’éprouver en votre fond : l’Autre, Celui, Celle qui vous échappent au seul motif de différer de qui-vous-êtes, l’Autre donc n’est nullement adventice, de surcroît, à la façon dont un nuage peut ou non glisser sous la vitre lisse du ciel.

 

Non, l’Autre est ceci

qui vous fait face,

ceci qui vous oblige,

ceci qui vous met aux fers

 au prétexte que de Lui, d’Elle,

vous ne saurez guère plus

que de l’oiseau innommé

qui cingle vers le large dans

 un tapis de brume diaphane.

Au loin de-qui-vous-êtes,

l’Autre sera cette fuite,

cette queue de météore,

ce filet de mince fumée

aspiré par le premier vent,

la première pluie,

le premier frimas.

  

   Oui, toute altérité, si elle fait le nid de notre Humaine Condition, toute altérité cependant est désespérante, en quelque sorte elle nous prive d’une partie de nous-mêmes (ce manque qui nous tisse de l’intérieur, qui est la vacuité incontournable au gré de laquelle notre existence perd jusqu’à sa consistance), oui, toute altérité est épreuve. Épreuve que nous faisons des épiphanies adverses. Épreuve que nous faisons de notre propre épiphanie trouée, comme si un gouffre se creusait, figure défigurante de notre propre visage. Nous ne serions effectivement en voie de Nous qu’à être fécondés par ce mystérieux Autre dont, parfois, nous nous demandons s’il n’est l’effet de quelque fantaisie. C’est bien l’Autre en son inaccessible, en son insondable, en son inintelligible qui nous fait douter du Réel car c’est bien l’Autre qui, prioritairement, donne forme au Réel, le justifie, en trace les contours qui devraient être inaliénables mais prennent allure de transparence, une simple tige de verre se brisant sous l’effet de sa propre oscillation, un cristal se condamnant à même son insoutenable beauté.

 

L’Autre par essence

est hors de portée

de-qui-nous-sommes

 

   Et les liens de l’amitié, les déclarations d’amour, les actes d’allégeance de toute sorte n’y changeront rien, car de l’Autre nulle présence ne sera effective en nous, au plus profond de nos exigences. Toujours la différence.

 

Toujours la séparation.

Toujours l’abime qui se creuse,

dont les bords jamais ne se rejoignent.

 

   Face au problème de l’altérité nous sommes par essence démunis. Comme le Poète ne trouvant à accorder sa rime. Comme l’Écrivain à qui le mot faillit. Comme le Magicien privé du grimoire dont il tire son pouvoir. Il y a une évidente et tragique vérité qui nous amène à poser le postulat suivant :

 

Toute altérité est perte

Perte de l’Autre

Perte de Soi en l’Autre

  

   Vous que j’ai nommée « Vous aux seins nus », aussi bien aurais-je pu vous prédiquer d’une manière plus haute « Vous la Madone aux seins nus », insufflant en vous un genre de dimension liturgique qui, vous gagnant de l’intérieur, vous eût dilatée, vous eût accrue au-delà même de tous les possibles, vous rendant radicalement inatteignable, vous ôtant définitivement à mon regard et, corrélativement, à mon désir illégitime de vous « posséder ». Å ma propre possession je n’ai nullement accès, comment à la vôtre n’y pas renoncer d’emblée ? Ne le ferais-je et c’est la folie en personne qui soufflerait son vent acide dans l’antre nu de ma tête et devenu « Autre » à moi-même, je connaîtrais enfin l’autre face du miroir mais au prix de l’Absurde. « Vous aux seins nus », cette étrange désignation s’est imposée à moi avant même que je n’ai pu poser les fondements mêmes du nom qui vous conviendrait, qui, en quelque sorte, serait votre reflet.

   D’emblée c’est votre poitrine, ces bourgeons bleus, ces corolles allouées au nourrissage (comme si j’étais dans l’innocence d’un nouveau-né, comme si j’étais en position de Rémus ou de Romulus accroché aux mamelles de la Louve-Mère), ces éminences sur lesquelles rougeoie le désir, le désir d’entrer en vous par cette « Voie Lactée », un Univers se dévoilant à qui en franchirait l’énigmatique seuil. Å vous nommer ainsi, il ne s’agissait pour moi que d’une régression en direction d’une posture archaïque, un saut dans mon enfance originelle, un retour à l’intimité de la grotte primitive. Comme si, auréolé du destin de vos aréoles, la massivité de mon inquiétude s’invaginant en vous, me confondant en vous eût atteint soudain l’impossible : être-Moi-en-Vous dans la forme la plus unitaire dont nul humain, jusqu’ici, ne se fût aventuré à tracer la moindre esquisse.

 

Deux êtres en un seul réunis

Dualité se résolvant en Unité

Différence se donnant tel le Même

  

   Si l’Autre, par définition, est toujours le Contraire auquel on se heurte, ici, le Contraire dépassé abolissait toutes les frontières, gommait toute distance, confondait les temporalités si bien que, disparaissant en Vous, j’aurais procédé à mon intime extinction, j’aurais fait de la Finitude, nullement une Puissance mais un Acte réel. Vous apercevez-vous au moins combien la vision de vous, ma plongée en vous, mon immersion en Vous, sont le geste même d’une étrange involution, d’un retour singulier d’avant les genres, le dessin d’un non-lieu qui précéderait tous les lieux ? Un genre d’Éden, si vous tenez à lui affecter un nom.

 

Oui, un Éden d’avant la Pomme

Un Éden d’avant le Serpent

Un Éden d’avant la Chute

L’Éden en tant qu’Éden

 

   L’Absolu en tant qu’Absolu auquel on ne peut ni rajouter, ni retrancher sauf à vouloir en détruire l’Essence. « Vous aux seins nus », je vous ai réduite à une façon d’a priori, d’indétermination avant même que les qualifications n’apparaissent, que des attributs ne vous fixent à demeure. Å demeure Humaine. Mais comment pourrais-je vous abstraire à ce point si ce n’est au prix de votre éternel silence ? C’est pourquoi maintenant, il me faut vous attribuer un peu de chair, vous installer dans la Présence, oh certes une présence bien modeste mais elle est le premier mot d’une longue narration.

   Je me contenterai donc de vous faire apparaître sous les espèces du tremblement, de l’irisation, de la faible lumière d’aube avant même que les formes humaines ne s’agitent à la surface de la Terre. « Vous aux seins nus », êtes le naturel prolongement de ce fond gris, de ce fond médian, de cette « tangible vacuité » dont vous figurez le signe originaire. Vous adhérez encore à votre origine dans la manière même dont le dessin, subtil, aérien, vous porte à l’Être tout en vous retenant de n’y sombrer jamais.

 

Site merveilleux de l’Entre-Deux.

Ni l’Un, ni l’Autre,

 mais les deux à la fois.

 

   Magnifique ubiquité qui vous retient en-deçà de vous et, déjà, mais dans la retenue, vous projette au-delà de vous. En réalité, et c’est bien là votre teneur hautement langagière, vous êtes, métaphoriquement, identique à l’espace entre deux mots, au hiatus entre deux significations, à la pause respiratoire de Celui ou Celle qui dit la texture arachnéenne du Poème. Vous êtes Attente. Vous êtes possibilité de comblement. Vous êtes celle qui ne vient à elle que du-dedans de qui-vous-êtes, autrement dit vous êtes ce bourgeon qui fait signe vers une Vérité Première.

   Les fils de vos cheveux sont une variation de Jaunes, entre Poussin et Topaze, avec une touche de Soufre. Et c’est bien cet écart, cette variabilité, ce suspens, ce doute à venir parmi la forêt des Hommes qui vous installent dans ce genre de « souffle médian » qui, issu du Vide, est comme la première manifestation faisant fond sur de l’invisible, de l’illisible, du non-figuré. En effet, comment votre Figure pourrait-elle se donner si elle ne provenait de ce fond d’indétermination qui, contenant tous les possibles, peut les actualiser dès qu’une temporalité se met en mouvement ? Et votre silhouette est-elle seulement une silhouette ? Ne nous invite-t-elle à nous retrancher des choses, à nous tenir sur leur bord, imaginez la pente douce d’un céladon à peine caressé, à peine lustré d’une douce lumière. Un battement de libellule dans le jour qui décline aux margelles obscures des fontaines. C’est en ceci qui se nomme « à peine » que le sens se fait sens de la venue des choses au Monde.

   Sans l’être vraiment, vous êtes ce liseré bleu qui court au-devant de vous, qui dessine le galbe de votre poitrine en sa silencieuse présence. Sans vous réduire à ceci, vous êtes ce feu de paille blonde qui couve, ce chaume encore inaccompli qui se souvient du grain qui l’a porté, qui se projette en ce grain dont le froment futur est le signe patent d’un possible de l’Être, de son  prolongement hors de ce ponctuel présent.  Sans vous y confondre, vous êtes cette résille rouge, ce feu dispersé, ces étincelles de sanguine, cette fluence d’un précieux liquide, un rubis parcourt votre corps pour y allumer mille signes de joie. Vous êtes tout ceci, n’étant rien à la fois qu’une esquisse se dissolvant à même le subjectile qui vous accueille et vous porte au regard. Du seul geste d’une gomme appliquée à vos traits, vous pourriez rejoindre dans l’instant même ce silence qui vous réduit à cet Être de peu, à cet Être de rien si précieux à ce titre d’un possible effacement. On ne tient jamais mieux à une Chose qu’à la hauteur de sa fragilité, un fil de la Vierge (la Madone), se tend pareil au sourire de l’enfant, il rejoint sa nuit à être ce geste de pure grâce et nous qui observons demeurons les mains vides, les yeux humides de la privation imposée, le cœur battant cette fameuse « chamade » qui, pour être le signe même du Romantique, est le Réel confondu en sa fuite à jamais. Oui, sa fuite à jamais…

  

 

  

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