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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 08:16
Réduction au motif premier

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

    Car il nous faut partir de la quoddité, de l’objet qui résiste, du réel qui, telle la liane, s’enroule autour de notre chair, de la chose en sa massive et incontournable présence. Cependant, ô combien, nous les Idéalistes, nous les Essentialistes, eussions aimé ne trouver, sur notre chemin, que transparence, air libre et léger, souplesse d’écume, entités diaphanes disposées, au motif d’une entente avec qui-nous-sommes, à nous rencontrer dans l’immédiateté de leur être, dans leur native générosité. La belle et indépassable quiddité, Hermès aux sandales ailées, en lieu et place de cette quoddité aux semelles de plomb qui nous rive à demeure, nous attache à un sol lourd de toutes les glaises aporétiques imaginables. Bien évidemment, cette posture postulant une entière liberté, flaire bon l’utopie, mais plutôt l’ouverture du rêve que l’irrémédiable fermeture d’une ontologie matérielle, visible, infiniment préhensible, tous prédicats qui nous aliènent et nous emprisonnent à l’intérieur même de notre frontière de peau.

 

N’avons-nous pas, à notre disposition,

la dimension ouverte de notre imaginaire ?

N’avons-nous pas le bourgeonnement

intérieur de nos songes éveillés ?

N’avons-nous pas la fontaine

inépuisable de nos créations ?

N’avons-nous pas le faisceau

largement déployé de nos désirs ?

 

   Alors, pourquoi se priver de ce que l’exister place en nous comme le lieu insigne à partir duquel nous révéler à nous-mêmes en tant que ce prestige inépuisable du jour, que cette possibilité unique de déploiement, de rayonnement ; une joie, toujours en coule, comme le miel s’échappe de la ruche selon la manière d’une belle prodigalité ? Pourquoi ? Au réel, aux contingences, aux événements sans nervure, aux accidents de toutes sortes, aux imprévus multiples, à la banalité du quotidien, il nous est intimé l’ordre, sinon de nous rebeller, du moins d’en contourner les obstacles, d’en amoindrir la portée, d’en affaler cette lourde voile qui, malgré nous, nous contrarie, nous désoriente, nous porte aux pires errances qui se puissent imaginer, nous fait ballotter sur des mers qui n’ont ni fond, ni rivage, seulement de hautes vagues qui nous cachent le visage de la Terre, nous ôte la vision du vaste Monde en son étendue toujours renouvelée.

   « Réduction au motif premier » nous dit le titre. Oui, réduction afin de trouver le visage le plus précieux des choses, afin de surgir à même la Simplicité de l’Esquisse de L’Artiste, juste une Ligne sur le bord du Monde et des Êtres. Réduire est l’acte essentiel qui nous place, certes dans une perspective esthétique exacte, mais pas seulement ceci, qui nous convie à débusquer sous la pluralité, le multiple, ce qui s’y dissimule de plus juste, de plus précis, de plus remarquable, ce qui est la définition même de l’éthique, à savoir trouver le lieu qui seul convient à notre habitation humaine, simplement et adorablement humaine. « Adorablement », tout comme le Poète Hölderlin s’exprimait admirablement dans sa parole « En bleu adorable », quête d’une Haute Poésie selon laquelle porter son regard vers le Haut, vers ces Célestes, ces dieux enfuis dont plus personne, aujourd’hui, ne conserve le souvenir. Réduire, selon nous, veut dire « habiter poétiquement le monde », souci dont Novalis se faisait lui aussi le héraut, affirmant ceci qui est substantiel, devrait même, au cœur des Hommes, en régler le rythme, en moduler harmonieusement les battements :

 

"La poésie est le réel véritablement absolu.

C'est le noyau de ma philosophie.

Plus c'est poétique, plus c'est vrai".

 

   Pourrait-on trouver plus belle inscription à déposer dans le Grand Registre de la Vie ? Si tel était le cas, disparaîtraient de la Terre, les guerres, les polémiques intestines, les vices de tous genres qui affectent l’humain et, parfois, amputent sa conscience, amoindrissent sa vision, le rendent dur tel le granit, feu insensible qui dévore tout et n’a cure que de lui-même.

   Alors, maintenant, et ceci n’est nullement un jeu ou un décret de pure fantaisie, nous nous disposerons à déceler, sous la dure croûte du réel, ces sources vives, ces eaux fossiles pures qui brillent d’un éclat souterrain, le seul à même de demeurer qui il est, de n’être perverti ni par un regard distrait, ni d’être souillé par quelque geste inconséquent.

 

Dès lors nous allons nous appliquer

à chercher sous la surface, la profondeur ;

sous l’apparence, un réel non fardé ;

sous le rapide et le vite approché,

cette lenteur, cette prévenance qui sont

 les marques insignes d’une attention

aux choses en leur plus effective présence.

  

   Nous réduirons, successivement, ces choses communes et générales dont nous pensons qu’elles nous sont acquises sans reste, alors que nous n’en percevons jamais que le bref éclat, le fulgurant éclair, le jaillissement de gouttes, mais nullement ce qui, en elles, ces choses, fait sens, nous requérant en quelque sorte à la tâche de les comprendre et de les mettre à l’abri dans quelque site sûr, là où leur essence révélée, les portera au plus haut de leur être.

 

Nous réduirons

 

Montagne,

Mer,

 Arbre,

Pomme,

 

   ces quelques prélèvements du réel suffisant, par extension, à reporter sur le tout du Monde la valeur éminente de ces « Objets ».

   

MONTAGNE - D’abord il faut imaginer un vaste site, un plateau brun et jaunâtre semé d’herbe, des affleurements de roches lisses, érodées, des laquets aux eaux vertes en lesquelles le ciel se reflète, une vallée gris-bleu à la gorge profonde, puis le sublime ressac de hauts massifs, leurs flancs richement texturés, le saillant et le retrait de leur subtile géométrie, les taches blanches des névés alternant avec des revers d’ombre où se devine la possibilité même d’une nuit, d’un mystère ou, à tout le moins, d’un secret. Montagne en elle-même venue au plus effectif de sa présence. Puis, grâce au jeu de l’imaginaire, nous amputerons le réel de son trop riche lexique, nous rétrocéderons en direction d’une voix plus simple, presque d’un murmure. Alors, que verrons-nous ? Ceci même qui ressemble aux esquisses aquarellées destinées par Cézanne à cette déesse tout droit venu des hauteurs de l’Olympe, la Montagne Sainte-Victoire, cette exception du paysage, cette surrection de la beauté parmi l’ordinaire et le toujours renouvelé. 

   Tout ici devient fluide, tout devient léger, tout devient aérien. Tout s’unifie dans le souci d’une palette monochrome. Un Bleu-Dragée que tutoie, dans la plus grande discrétion, un Bleu-Azuré, manière de glissement d’un givre sur l’impermanence d’un ciel d’hiver. Rien n’est plus lisible à l’aune d’une vision rationnelle, découpant le réel selon l’artefact des catégories, selon la rigueur verticale du concept. Tout se donne de soi dans la plus grande évidence, dans l’irréfléchi, le spontané, l’instinctuel, comme une forme naissant à elle-même du plus profond de qui-elle-est. Alors, il suffira d’un léger décalage de l’imaginaire pour ne plus conserver du motif de la toile que cette crète parme faisant son chemin parmi de vaporeux nuages, simple condensation de ce-qui-est sous la modestie infinie de la ligne.

   MER - C’est d’ici qu’il faut partir, de ces rochers troués plein de bulles, de ces vagues écumantes, de ce bouillonnement blanc qui frappe et lacère le dur, le résistant. D’ici, de ce haut plateau de la mer ruisselant d’énergie, contenant en lui cette puissance immémoriale acharnée à tout détruire, à tout métamorphoser, à ruiner tout ce qui se rebellerait et voudrait faire acte d’autorité. D’ici, de cette agitation primordiale telle que représentée par Katsushika Hokusai dans la « Grande vague au large de Kanagawa », cette force obscure, ces gerbes de pure violence, cette domination du réel croulant sous la masse d’un sombre Déluge. Puis, lassés de tant de brutalité gratuite, ouvrir ses yeux sur cette Mer apaisée, à peine visible, douce à découvrir, calme à envisager, telle que décrite par William Turner dans ses marines floues, irisées où l’élément liquide devient cette Mer matricielle, archétypale, cette Mer-Origine, cette Mer-Idée, laquelle dépourvue de quoi que ce soit qui serait vague, flux et reflux, contient en soi à titre de concept, toutes les Mers, toutes les vagues, toutes les pluies d’embrun poudrant les rivages de leur empreinte marine. Tout comme la Montagne se réduisait à une simple ligne, la Mer ne conserve d’elle que ce mince fil de l’horizon qui est sa limite ultime, la lisière qu’elle ne sautait transgresser sauf à renoncer à qui-elle-est.

   ARBRE - Portez sur l’écran de votre vision un de ces arbres nommés « remarquables » par exemple un Chêne Millénaire à la carrure impressionnante, aux immenses ramures, au tronc aussi vaste qu’une colonne dorique, à l’écorce semée de crevasses et de gerçures, de minces dolines et de soudains rehauts, enfin le relief d’une mémoire venue du lointain du temps. Voyez encore le peuple infini de ses racines gagner les profondeurs du sol, voyez encore ses tapis de rhizomes, ils peignent l’humus échevelé en de minces sillons se perdant dans la nuit de la terre. Puis substituez à cet arbre réel plus que réel, un arbre symbolique, plus que symbolique, en quelque sorte un arbre Essentiel ou Quintessenciel qui aurait porté en lui les éléments Eau-Air-Terre-Feu, les synthétisant, les recueillant en une subtile harmonie, une Forme Parfaite dont nul arbre sur Terre ne pourrait être l’image car il en est du rare comme de la beauté, on ne les rencontre qu’à la faveur d’un éclair, à peine ont-ils surgi que, d’eux-mêmes, ils s’effacent et retournent au lieu de leur naissance. Alors, que verriez-vous ? Vous verriez quelques feuilles exactes, à l’ovale abouti orner le bout des rameaux, eux-mêmes portés à leur plus simple expression formelle, puis un tronc médiateur entre le régime des ramures et celui des racines. Vous verriez cet étrange végétal, comme reflété par le Miroir de la Terre, les Racines n’étant que la forme inversée des Branches, le pli autour d’un axe unificateur.

   Là, seulement, vous sauriez ce qu’est l’Arbre en sa plus haute valeur, le reflet Conscient d’un Inconscient, l’échange sans rupture du Terrestre et du Céleste, la mise à l’épreuve silencieuse d’une Mutité connaissant le déploiement de la Parole. Et cette Parole réservée de l’Arbre, vous en sentiriez le secret cheminement en qui-vous-êtes et il s’en faudrait de peu que vous ne fussiez, simplement, le résultat d’une subtile métempsycose, vos pieds-racines humant les sourdes fragrances de l’humus, votre tronc escaladant les strates d’air, vos bras-ramures s’éployant en toutes les directions de l’espace, vos doigts-feuilles s’égouttant dans la lumière, identiques à des nuées d’étoiles. C’est ceci le « miracle » de l’Unité : se sentir relié de l’intérieur-de-Soi à Tout-ce-qui-est, être Soi et l’Arbre et la vaste Mer et la Haute Montagne. Nulle frontière sauf dans la tête bousculée des Existants, ils sont quotidiennement assaillis de milliers d’images qui les détournent d’eux-mêmes sans même qu’ils n’y prennent garde.

   POMME - Maintenant percevez-vous parmi le Peuple délicieux et infiniment varié des Pommes. Côtoyez la Golden avec sa peau soyeuse d’un beau Jaune Safran ; approchez-vous de la Reinette Rouge Orangé, piquetée de minuscules taches ; devinez la présence de la Belle de Boskoop avec sa lumière naissante au milieu des irisations rouges ; flattez de la paume la splendide Granny Smith étincelante dans sa robe hésitant entre Anis et Pistache. Le Monde des Pommes est prodigieux, infini et l’on ne s’arrêterait jamais d’en évoquer les multiples faveurs. Et puisque notre tâche est de réduire, ôtons délicatement la fragile peau, introduisons-nous dans le derme, que celui-ci soit le nutriment, non seulement de notre corps, mais la nourriture de notre esprit ; nous sentons combien il est accueillant, combien il est protecteur, un genre de milieu interne qui vit de la richesse de sa propre substance. Et bientôt, merveille des merveilles, nous découvrirons les cinq carpelles où sont logées les graines qui dessinent la forme régulière d’une étoile.

   Ces graines, pépins de couleur marron, font penser à la toilette lustrée de la châtaigne, ils en possèdent la diffuse lumière, elle nous invite, sans délai, à la fête du-dedans, de ce qui est délicat, précisément parce qu’ôté à la vue, parce que situé à l’abri de tout contact, de toute effraction. Alors, au regard de cette modestie, de ce refuge, nous pénétrerons avec douceur à l’intérieur même de cette niche minuscule, y percevant bientôt cette matière blanche, vierge de toute inquisition, libre de soi, inquiète, tout à la fois, d’être découverte et de ne l’être point. Car il en est ainsi de toute essence (cette Blancheur, ce Silence), elle est, en sa nature, seulement disposée à être découverte, mais dans la prudence, le respect, une sorte de recueillement présidant à son dévoilement. La portant au jour, c’est son propre Soi qui fera effusion et se révélera tel le profond mystère qu’il est, une simple courbure de l’Espace, un simple fourmillement du Temps.

   Toutes ces réductions successives, tous ces étiages atteints après le reflux des eaux du réel, toutes ces aubes convoquées après l’effacement du jour, toutes ces racines premières après l’élagage des buissons de l’exister, voici qu’ils n’avaient d’utilité que propédeutique, genre de prolégomènes nous acheminant au seuil même de l’Être, de sa manifestation à peine esquissée.  Ici nous voulons parler du dessin de l’Artiste en son canevas le plus élémentaire, sorte d’avant-figure, d’a priori, de pré-conceptuel précédant toute effectuation véritable, précédant toute parole à son sujet, tout acte qui en porterait les contours comme quelque chose de stable et de véritablement accompli. Ici, nous sommes dans les coulisses, ici nous sommes à l’avant-scène, ici nous sommes sur le seuil, adossé à des prémisses dont nous attendons qu’elles tracent quelque chose du Monde, un saut de l’Origine en direction d’une possibilité de paraître, d’exister, d’amorcer le contenu d’un conte, d’une fable, peu importe qu’il s’agisse d’imaginaire ou bien de réel, la seule chose nous requérant dès lors, qu’un Sens se donne en tant que finalité de notre cheminement. Il ne nous reste plus que les mots (parfois tarissent-ils dans la tâche même de porter au Jour ce qui se dissimule dans l’Ombre), les mots hissant des gorges profondes de la mutité quelques copeaux brillant dans la nuit de l’interrogation.

   C’est une teinte avant-courrière, une teinte non encore affirmée, telle la climatique qu’elle est, une teinte Coquille d’œuf, autrement dit une teinte Native, elle sourd de qui-elle-est avec prudence, avec circonspection. Une teinte à peine sortie de sa poudre de kaolin. Une teinte doucement vibratile, le flottement d’une paramécie, un frémissement unicellulaire, un battement ciliaire faisant sa mince comptine dans des eaux amniotiques qui, encore, ne sont pas les eaux du devenir, seulement leur antécédence, leur souple ondulation, un train d’ondes à lui-même sa propre mouvance, sa singulière énigme. L’exister est un modeste halo, un appel venu du plus loin, une voix glissant au milieu d’étranges paravents de papier, une soie se défroissant à peine, le battement d’ailes d’un papillon de nuit, la chute immobile d’un grésil sur l’imperceptible d’un sol en attente de soi.

   Tout dans le suspens, comme si, venir à Soi, constituait le plus grand danger, élevait les parois d’une étroite geôle. Pour cette raison d’un péril, d’un écueil, le graphite hésite à poser son empreinte sur le lisse et le non encore advenu du Vergé, fibres de chanvre indociles, rétives à recevoir une impression du dehors, à connaître le premier geste qui pourrait être celui d’une flétrissure, d’une possible impureté venant troubler l’ordre immuable des Choses. Comment alors, dans ce sentiment entièrement auroral, dans cette lumière de premier matin du Monde, un signe pourrait-il avoir lieu autre que celui d’une réserve, d’une retenue, d’une longue hésitation à se faire point, puis point suivant le point, puis ligne mais ligne telle le piètement d’un passereau sur le tapis de neige fraîche, une simple glaçure à la face de la jarre, un reflet, une illusion disant son chiffre du bout des lèvres, une méditation précédant l’articulation d’un vœu, l’adresse d’une confidence à Celle-qui-écoute, à la Mère, à l’Amante ? 

   Le trait s’est posé à la façon du vol d’une plume. Le trait s’est dit sans jamais pouvoir s’exténuer, connaître le bruit même de sa chute sur le papier. Un grésillement. Une note de musique suspendue aux cordes d’un violon. Un effleurement de doigts sur la peau du tambourin. Une pure allusion à ce qui va advenir sans en préciser ni l’initiale, ni la finale.

 

Le visage ?

Un ovale ouvert, autrement

dit l’amorce d’une liberté.

Les lèvres ?

Un griffonné de Rouge Carmin,

le seul feu qui, ici, fait sa

neuve insistance.

Les bras ?

 Un seul bras dont l’autre

se déuit par pure symétrie.

La suite du corps ?

 Nulle poitrine. Nul nombril. Nul sexe.

Une longue et anonyme

plaine blanche où rien n’émerge

qu’un éternel silence.

Les doigts ?

Un début, une ébauche dont

notre imaginaire édifiera la suite.

 

   Alors, s’agit-il seulement d’une ébauche humaine ou bien est-ce un geste créatif en son originelle temporalité qui se confierait à nous sur le mode du secret ?

 

Le geste de l’Art est de cette nature

qu’il n’a jamais commencé

ni jamais ne finira.

Le Ciel a-t-il commencé un jour ?

 Le Silence a-t-il commencé ?

Et la Parole ? Et l’Amour ?

Et l’Être qui est-il, lui dont l’esquisse

est toujours au-devant de nous,

derrière nous, au-dessus de nous ?

Pouvons-nous au moins coîncider

avec sa mystérieuse présence ?

 

 Être

ou ne pas

Être ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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