Cabo de São Vicente.
Vila do Bispo,
Faro, Portugal
Photographie : Hervé Baïs
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Voir le Cabo de São Vicente, c’est, tout à la fois, voir le Cap des Aiguilles à l’extrémité sud du continent Africain ; c’est voir le Cap Leewin au sud de l’Australie ; voir le Cap Horn tout au bout de l’archipel de la Terre de Feu ; voir le Cap Nord, point le plus septentrional de l’Europe. Tous ces caps sont, à proprement parler, des « finistères », étymologiquement : « là où se finit la Terre », autrement dit, en quelque façon, « Le Bout du Monde », comme si, arrivés en ces lieux de « haute solitude », il ne demeurerait que la vaste étendue océanique puis, peut-être, le vide qui clôturerait la grande aventure des Continents. Le cap Saint-Vincent ici présenté est lui aussi de cette nature, une terre qui s’achève à l’extrême sud-ouest de la péninsule Ibérique, comme pour dire aux Hommes le terme de leur aventure humaine. Ces lieux d’exception (comment ne le seraient-ils, eux qui se donnent à la manière de la fin du parcours terrestre ?), ces lieux donc sont ouverts à toutes les fascinations, aux délires imaginaires, à l’édification de quelque mythologie s’abreuvant à la source même dont Poséidon est le gardien, et c’est aussi le point de départ d’une aventure « géopoétique » telle que définie par Kenneth White, ce sculpteur infatigable de Poèmes atteints de blancheur et de pureté, tout comme ces oiseaux de mer à la large voilure, qui cinglent le ciel de leur faucille de craie et se fondent dans l’immense avant même que notre vue en soit comblée.
Ces Terres du Bout du Monde sont aussi,
au moins dans l’ordre symbolique,
des refuges, des niches de l’exil,
des promontoires pour Rêveurs et Solitaires,
des concrétions à partir desquelles
faire s’élever une utopie, ce lieu unique
d’une Liberté possible en nos terrestres contrées.
Alors, comment ne pas se poster, telle l’infatigable Vigie, tout en haut de sa dunette, porter ses mains en visière afin d’abriter ses yeux et regarder cette mesure sans limite de l’Infini ? Oui, car ici, c’est bien l’Infini avec toutes ses cohortes de pensées irisées, spatiales, déployées, largement donatrices de joie, c’est bien cette Illimitation qui nous atteint en plein cœur, en dilate les parois, le fait le contemporain et l’égal de cette vastitude, de cette dimension cosmologique qui ne nous rencontrent qu’en des endroits de pure venue, d’exceptionnelle expansion, des endroits ne connaissant ni leur début, ni leur fin, car il en est de ces Insaisissables comme des merveilleux cerfs-volants, ils flottent tout en haut de l’éther et l’on ne sait plus bientôt, qui est cerf-volant, qui est ciel, l’ivresse s’empare de nous et nous voguons longuement entre argile et nuage sans vraiment savoir le lieu de notre Être.
Et ceci, ce sentiment hauturier, ce « sentiment océanique », tel que décrit en son temps par Romain Rolland est un don précieux qui nous est remis l’espace de quelques instants :
un éblouissement,
une illumination,
une aura détourent notre corps,
qui se mêle à la précieuse aura du Monde.
Non l’immédiatement préhensible en sa confondante contingence. Bien plutôt l’illisible Figure, le Visage à lui-même sa propre absence, la géométrie de la ligne réduite à son point, le feu reconduit à sa propre étincelle. Tout ce qui, indicible, s’excipant de la parole ordinaire ne peut s’énoncer
qu’à la mesure du secret,
à l’insondable dimension du mystère.
Car, si nous avons un daimôn (et présupposons que nous en avons un), ce merveilleux intermédiaire entre les Hommes et les dieux, force-nous est de nous arracher, périodiquement, aux môles étroits qui ligaturent notre corps, de le métamorphoser, ce corps de terrible densité, en cette libre entité qui se rit des obstacles et des frontières et ondoie infiniment hors ses limites, tutoyant, de cette manière, des pensées, des idées, des concepts lesquels, au gré de leur force d’aimantation, nous arrachent aux mors étroits de la facticité.
Ô combien ces lieux sont précieux, talqués du plus doux nectar qui se puisse imaginer, celui de vivre, non plus dans l’invagination étroite de sa chair,
mais en lisière de Soi, l
à où cela vibre et résonne
avec le chant discret des étoiles,
avec l’ardente couronne solaire,
avec la frange opalescente de la lune !
Oui, c’est bien cela, un lyrisme romantique nous atteints et nous déporte de nous jusqu’à nous rendre invisibles à nous-mêmes, transparent aux Autres, ôtés, au moins un temps, aux mors de la finitude.
Le ciel n’a d’autre écho, en sa sombre parution, que la plaque de schiste de l’océan, la face identique à la nuit des abysses. Tout, ici, se dit dans le sombre et le ténébreux. Une manière d’espoir parvenu au comble de son épuisement. Au loin, juste au-dessus de la ligne d’horizon, une faible clarté se devine où bourgeonne une guirlande de fins nuages. Un simple ébruitement de l’azur, une tache de talc sur l’ardoise d’un écolier. L’eau, par endroits, laisse deviner des courants lents, une vague phosphorescence s’y devine identique aux sourdes intonations d’une voix voilée. Seuls, telle la proue d’une antique embarcation, de hauts rochers surgissent de la côte, se dressent, vigilantes sentinelles, au-dessus du tapis d’eau. Ici, le continent affirme ses ultimes prétentions à paraître avant même de s’effacer sous la vaste poussée océanique. Au-dessus des falaises, sur un plan incliné, une maigre végétation tapisse les flancs de la pierre. Un mur se fraie un chemin en diagonale jusqu’au niveau d’une plateforme. Presque au centre de l’image, en position de nervure essentielle, la bâtisse blanche, lumineuse, au sommet de laquelle, tel un point d’orgue, se donne à voir dans la plénitude de son être, la lanterne de verre d’un phare que surmonte un dôme terminal plus sombre, entre mer et ciel.
Mais qui donc, apercevant ceci, ce haut belvédère d’où pouvoir embrasser un vaste horizon, d’où offrir à sa vue l’entièreté océanique, d’où inscrire en son imaginaire les lianes volubiles qui, largement épanouies, nous feront, en quelque manière, les possesseurs d’un infini regard, d’une contemplation aux confins des choses, qui donc n’a jamais rêvé de devenir ce Gardien de Phare, certes entièrement mythique, certes seulement tissé de brume, enveloppé de songes, qui donc n’a rêvé, au pli le plus secret de sa conscience, sis au centre géométrique d’une totale Solitude, de recomposer le Monde à sa façon, de l’élaborer à nouveau selon les pentes de ses affinités, de le pourvoir « d’êtres selon son cœur » selon la belle expression de Jean-Jacques Rousseau dans « La Nouvelle Héloïse » dont nous cèderons au plaisir de le citer une nouvelle fois :
« Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur… »
Certes la vision rousseauiste est sans doute empreinte d’un vivant et continuel solipsisme. Mais peu importe. Combien il est heureux de se projeter à même ce « pays des chimères », de se sentir pleinement exister dans ce « monde idéal », de faire de son « imagination créatrice » les fondements sur lesquels établir sa « profession de foi », comme si, à l’aune de notre seule et unique détermination, le Monde, le vaste Monde pluriel, polyphonique, pouvait s’ordonner à notre mince voix, laquelle, pour être discrète, n’en tracerait pas moins les contours de cette nouvelle « Arcadie » dont, tous, secrètement, nous édifions la belle topographie, n’en disant rien à personne, la creusant tout au fond de Soi, tout comme le petit enfant place au fond de sa cachette ce bout de caillou ou de bois qui, pour lui, sont les pépites qui brillent au fond de la nuit de l’aventure humaine.
Peut-être, son Soi véritable n’est-il jamais atteignable que dans la faible lumière d’un demi-jour, dans le rayon atténué d’un clair-obscur, comme si, Êtres du passage et de la temporalité, notre effigie humaine, ne pouvait s’inscrire que dans ce Statut intermédiaire entre ce qui brille et se retire au profond de la caverne, dans d’inaperçus plissements, dans d’étroites sinuosités, dans de tortueux sillons dont serait tissée notre vêture existentielle. Et c’est bien au motif de cette « Terre Finie », de ce « Finistère » que nous pouvons espérer la possibilité de quelque ressourcement. Nous sommes en attente !