« Fille »
Barbara Kroll
Source : ZATISTA
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« Du Rouge, du Noir, du Blanc », porte le titre en son étrange figure. Comme si Tous, Toutes, n’étions qu’un assemblage de couleurs, une palette de teintes qui diraient une fois notre Passion, une autre fois notre Tragique, une autre fois encore, le vertige d’une Pureté. Qui donc, au hasard de sa vie, n’a nommé telle femme, « La Rousse », telle autre, « La Brune », sans intention péjorative cependant, le prédicat coloré suffisant, à lui seul, à déterminer l’être en sa totalité. Certes ceci n’est que la traduction d’une facilité, sans doute notre paresse de voir, sous la surface, de plus amples profondeurs. Le plus souvent, qu’il s’agisse de paysages, de personnes rencontrées au hasard de nos pérégrinations, de fragments de ciels, d’étendues de terre, nous nous immergeons en leur donation première, nous satisfaisant de butiner ces corolles venues à nous dans leur plus grande simplicité. Mais ce premier regard, cette anticipation originaire, ne demandent qu’à être désoccultés car les choses, sous couvert de silence, veulent parler, veulent être reconnues à la hauteur de leur énigme. Nulle chose ne peut se contenter d’être là, étendue devant, pliée dans sa tulle de momie, mutique pour la suite des siècles à venir. Tout comme vous êtes vivant, une chose, un arbre, un rocher, la pellicule d’eau sont vivantes, peut-être plus que vous ne l’êtes vous-mêmes, calfeutrés dans le mystère que vous offrez au monde sans que quiconque ne se métamorphose en Champollion pour vous déchiffrer plus avant.
Je ne suis ni Joueur par nature, ni Parieur par essence mais, le plus souvent, au cours de mes multiples errances, il ne me déplaît nullement, rencontrant une Inconnue, de l’halluciner en quelque manière, d’en faire un personnage de roman ou, plus vraisemblablement, une vague irisation onirique, variable au gré du temps qui passe, insaisissable à l’aune de mes humeurs changeantes. Vous que j’ai croisée dans le corridor en clair-obscur d’un hôtel modeste -le vent sifflait aux angles, le brouillard nappait plage et cabines de bain -, vous m’êtes apparue selon ces trois notes - Rouge, Noir, Blanc -, comme si l’entièreté de votre histoire pouvait se résumer à ce bref alphabet, à cette étique mesure dont il me plaisait
que votre Passé pût coïncider avec un Rouge Andrinople, foncé, mystérieux ;
votre Présent avec un impénétrable Noir d’Aniline ;
votre Futur avec un illisible Blanc de Saturne.
Oui, je reconnais, ceci est pour le moins fantaisiste et ce jeu totalement gratuit ressemble aux anticipations toujours erronées du Jeune Enfant qui, palpant fébrilement sa pochette-surprise, en déduit le contenu : la découverte est toujours déception et l’espoir reporté à la prochaine palpation.
Néanmoins, assumant la fausseté de mes hypothèses à votre sujet, je n’en poursuis pas moins un rêve qui depuis longtemps m’habite, semblable à celui de l’Archéologue, reconstituer à partir de ces quelques fragments colorés l’Étrangère que vous êtes et demeurerez, mais prenant corps, si j’ose dire, dans le précieux de mon « cabinet de curiosités ». Que me reste-t-il donc auprès de l’ombre que vous avez essaimée dans cette coursive d’hôtel qu’à vous décrire, vous reconstituant ainsi au prix d’un travail de mémoire ?
C’est bien la dominante Noire qui se donne en tant qu’essentielle. Curieusement ce Noir, non seulement ne vous endeuille nullement, mais vous rend cent fois plus désirable que vous ne l’eussiez été si, d’aventure, une palette haute en couleurs avait fait rutiler votre visage dans des rougeoiements de Feu et de Rouille. Votre chevelure est une longue chute d’eau, une ombre dense tapissant le côté gauche de votre visage, tellement pleine de cette pluie qu’on la penserait sans fin, pareille à ces ramures d’eau des lagunes qui n’en finissent jamais de rejoindre le lieu de leur dernier séjour. Et le côté gauche n’est pas en reste. Il joue, par rapport à l’autre, en un rythme alterné, simple harmonique, simple rappel mais combien complémentaire, mèches rebelles glissant le long de l’arête de votre nez, obturant totalement le globe de votre œil, prenant un appui discret sur l’ovale de votre joue, reparaissant sous l’angle de votre menton, contre la ligne grise de votre cou.
Ces signes, dont la plupart des Quidams penseraient qu’ils attestent votre tragique (combien ils auraient tort, combien ils se tromperaient quant à votre nature !), ne vous voilent qu’à mieux vous livrer à la justesse d’un regard attentif. Noir qui vous porte à Vous- même et vous livre aux Autres, certes sur le mode d’une retenue, mais cette retenue n’est-elle vif désir d’être reconnue ? Sourcils Noirs. Œil, le seul qui soit visible, intensément Noir : une bille de charbon sur laquelle ricoche la lumière. Et cette trace noire sur votre joue, est-elle souvenir d’une griffure ancienne, d’une cicatrice, de l’âme, peut-être ? Et cette bouche Noire, ce double bourrelet nocturne en lequel s’abîme l’espace offusqué de vos mots, ne dit-il, en mode silencieux, votre volupté intérieure, bien mieux que ne le ferait le Rouge Grenadine, cette image d’Épinal appliquée à l’efflorescence de l’Amour. Telle que vous êtes en cette Effigie tutoyant le tragique, vous ne faites qu’affirmer la parenté de l’Amour et de la Mort. On ne frôle jamais de si près le domaine de la ruine définitive que dans l’acte d’amour qui n’est que dévoration mutuelle. Deux Mantes dressées l’une contre l’autre dans un combat à l’issue fatale. En ressortir ou non a même valeur, question de temps, question de sursis seulement. Question de Mort.
Alors, sous la poussée invasive du Noir, sous sa marée qui semble ne connaître nulle fin, que reste-t-il aux autres couleurs pour témoigner de qui vous êtes en votre troublante singularité ? Le Blanc, symbole de pureté, de virginité par excellence, n’est lui-même que par défaut. Défaut d’un Futur qui peine à s’envisager sous la figure de la clarté, la spirale du rayonnement, la bogue ouverte de la joie. Le Blanc, cette effusion de bonheur, des traces de Noir y transparaissent dans une sorte de mélodie passée comme si le Rouge Andrinople que je vous destinais s’était usé au rythme des jours, il n’en paraîtrait-plus que des cendres éteintes. J’avais deviné juste en vous attribuant ce Présent de Suie, ce Présent Aile de Corbeau, funestes oiseaux rayant de leur affligeante faucille un ciel à la Van Gogh. La Folie rôde qui n’attend qu’un faux-pas, une distraction, l’entre-deux surgissant à la charnière de deux Amours. Certes de votre adolescence empourprée, persiste ce haut de votre robe, ce Rouge que je présume Amarante (quelques lettres biffées, l’avez-vous remarqué, métamorphosent « Amarante » en « Amante » ?). Ne serait-ce là, toute fantaisie mise à part, un signe évident du lent et invasif retrait d’une Passion qui vous animait au plus plein de qui vous étiez, dont ne témoigneraient plus, tels leur envers, que ces traits fuligineux, ténébreux, pareils aux nuits boréales désertées d’étoiles ? Tels leurs opposés, ces neiges tachées, ces porcelaines meurtries, ces biscuits oubliés de n’avoir connu l’épreuve du feu ? N’êtes-vous pas, Être de déshérence, née de la sombre gorge d’un hôtel, dans la lumière hésitante de l’aube, cet étonnant Spectre cloué sur la dalle de ma mémoire, qui, jamais, n’en pourra sortir ? Les Couleurs sont si puissantes en leur cruel symbolisme, parfois !